La liberté sur les rails du Transsibérien

Maylis de Karangal
Maylis de Karangal

"Tangente vers l’est", roman de Maylis de Karangal ( Ed. Verticales, 2012) narre le voyage des conscrits de jeunes moscovites à bord du transsibérien en direction de la Sibérie. Alioucha refuse la "déportation" et veut prendre la tangente. Une femme, une française, s'immisce dans sa vie. Elle fuit elle aussi un passé...

Court et puissant récit, d’ une syntaxe haletante, trépidante dans un double mouvement mécanique et humain, confronté à une géographie de l’extrême, tangente vers l’est réunit les atmosphères carcérales de Soljenitsyne et le suspens angoissant d’Hitchcock. De l’un à l’autre, roulent le mythique transsibérien qui relie Moscou à Vladivostok et le Nord Express qui file de Paris à Saint Petersburg.

Dans une Russie de la post pérestroïka, le transsibérien n’ignore pas le goulag puisque sur près de dix mille kilomètres séparant Moscou de Vladivostok, traversant quelque neuf cent gares, il devient une prison ambulante, ses wagons un espace carcéral, remplis de jeunes moscovites conscrits, emmenés au fin fond de la Sibérie accomplir leur service militaire. Ils sont fichés, ils ont un chef, un paquetage, une destination que les rails, familiers des terres inhospitalières, rendent inexorable dans l’esprit des jeunes habillés déjà en militaire, déjà si loin des leurs. Beaucoup d’entre eux, maintenant affalés sur les sièges, ont tenté d’éviter la déportation «temporaire» : un certificat médical d’inaptitude aux travaux forcés, faire un enfant avec la première venue avant l’affectation. Les mères ont manifesté mais leur protestation contre un si long voyage de leur fils n’a fait qu’accentuer la traque aux conscrits récalcitrants. Ils sont là, dans les wagons de traîne qui leur sont réservés, à s’initier déjà au bizutage, au partage de cigarettes, à jouer les durs tandis que le transsibérien, le héros de fer, les berce dans la monotonie et les silences angoissants d’un voyage peut être sans retour, vers le lointain d’une «patrie» inconnue d’eux, bien que si imprimée dans l’imaginaire populaire qui a chanté et composé des poèmes épiques, des complaintes pour le transsibérien.

Parmi ces conscrits, Alioucha. Il refuse la fatalité des rails, une conscription inutile, dangereuse, incertaine, d’un autre âge, qui lui fera gâcher sa jeunesse, absurdement, loin de Moscou, des siens, de ses rêves de liberté que l’immensité des paysages contrastés, défilant, s’estompant, au cours du voyage, pourtant si époustouflants de beauté, assèchent. Il veut déserter, se libérer de sa prison ferroviaire. Prendre la tangente, refuser la résignation de ce train qui tangue, traverse, indolent la Russie, jusqu’aux

jusqu'aux frontières de Mongolie et de Chine. Tandis que le transsibérien se balance, avalant sous ses rails les miettes de liberté des forçats, Alioucha se refuse à la virilité ambiante de ses camarades de «voyage» désorientés, angoissés, frustrés, mais soumis, résignés à leur affectation militaire. D’apparence docile et inoffensive, prêt à obéir aux ordres, attentif à la vitesse du train, à ses autres wagons de première classe réservés aux fortunés, ceux-là vrais voyageurs, à sa vitesse, aux mirages des rails qui broient les distances, mine de rien, Alioucha se rend à l’amère évidence que nulle échappée de ce train d’enfer n’est possible sans se risquer vers une mort certaine dans ces contrées sauvages, inhabitées sur de longues distances : steppes, toundra, forets, lacs, si majestueusement décrits dans leur humeur saisonnière par Curzio Malaparte dans son roman «Kaput». Où descendre ? A quelle gare ? Pour quelle guerre, quelle patrie y aller ? S’enfoncer sur un siège, dormir, oublier, abdiquer sous les trépidations monotones d’un train familier de la Sibérie.

Au moment où il s’avoue désarmé, une femme s’immisce dans sa nouvelle vie de conscrit : Hélène, une française, qui s’est aventurée dans ce compartiment des soldats avant l’heure, parqués. Il la rencontre entre deux wagons. Il ne parle pas sa langue, elle a deux fois son âge, rien ne semble les rapprocher. Il la moleste, lui fait comprendre qu’il ne veut pas de ce voyage. Il piétine devant elle sa carte d’identité, ses papiers de mobilisation. Hélène, qui a tout d’un ange, comprend mais reste circonspecte devant la brutalité du jeune homme. C’est à peine s’ils s’échangent leur prénom. Les flash-back sont-ils possibles dans l’imparable rectitude des rails ? N’empêche : Pour Hélène, ce train est une délivrance, une bouffée d’oxygène. Elle a vite compris la demande d’Alioucha car, elle aussi, fuit, par ce le transsibérien, un amour gelé, un destin contrarié, un homme, un pays. Par amour pour un russe, libéral et sans doute lui aussi, fuyant les cercles politiques de Moscou en acceptant sans rechigner une affectation comme gardien d’un barrage dans une Sibérie qui force aux silences et à la réclusion, elle a quitté Paris pour vivre l’amour dans les grands froids et la voilà, face à Alioucha, déchantée, vaincue par l’immensité d’une région hostile, d’une passion étiolée, de sa solitude hivernale, s’échappant, un jour, d’une gare, sans rien, sans illusion, sans se retourner, laissant son homme, ses rêves piégés comme les chevaux de Malaparte pris, inertes, par la glaciation soudaine d’un fleuve sibérien.

Le transsibérien, liberté pour Hélène, carcéral pour Alioucha, roule, les rails insensibles à tant de désirs paradoxaux. Il s’arrête à certaines gares isolées. Les conscrits descendent, s’agglutinent quand même devant les wagons, n’osent pas s’en éloigner au risque de se perdre. Hélène, restant tout de même méfiante, accepte, sans l’exprimer, d’aider Alioucha. Elle l’emmène dans sa cabine de première classe, l’observe dans son sommeil, l’initie au trajet, aux haltes. Il se libère de sa tenue militaire, enfile les vêtements d’Hélène, trop courts, tente une première désertion infructueuse dans une gare isolée. Hélène le retrouve dans sa cabine, désemparée comme elle. La désertion prend alors des reliefs de couple trouble, équivoque, angoissant même, mais solidaire. Déserter une vie pour Hélène, déserter l’armée pour Alioucha, c’est sans destination. Fuir pour fuir. La ligne de fuite de Jacques Deleuze trouve ici sa pertinence et son impertinence. Alors, Hélene et Alioucha s'entraident pour échapper à ce train –prison. Le désir de liberté est leur dernière ambition qui, par le passé, en ces mêmes terres, s’est soldé par des défaites, la déportation, la mort. Hélène, la quarantaine, Alioucha, la vingtaine à peine, elle «le cartilage transparent de son nez, son profil ductile», lui, conscrit, la peur au ventre, «le teint ciment, l'oeil noir» La femme et l'homme essaient de faire converger leurs solitudes, leurs béances, dans une vive attraction des contraires physiques et psychologiques. Dans ce jeu d'aimantation par leur solitude commune et pour leur projet d’évasion, construisent des ponts, se refusent aux rails de leur destin. Ils quittent le train à une gare, là où les vrais rails bifurquent vers d’autres destinations mongoliennes. L’alerte est donnée dans le transsibérien. Le chef découvre la désertion d’Alioucha. Les conscrits sont comptés, au garde à vous, culpabilisés ; les gardes fouillent les compartiments, la cabine d’Hélène. Une alliée inespérée : une femme de ménage russe, aux yeux durs et sans pitié, aux couleurs froides du transsibérien, déjoue avec courage et habileté les soupçons de la garde alertée. Des circonscrits, eux-mêmes, ont été chargés de fouiller les wagons, les couchettes, les toilettes pour retrouver le déserteur.

Hélène et Alioucha, quittent le train, gravissent une colline après l’euphorie générale du passage du lac Baïkal. Ils sont près de Vladivostok. Les lumières de la ville les enivrent, accélèrent leur fuite. Le transsibérien continue sa route, comme vidé, défait de de ses symboles qui en assuraient, légitimaient la mission. Alioucha a fui la conscription militaire, Hélène celle d’un amour prisonnier de ses espaces qui semblaient protecteurs, imprenables, intouchables. De tous les écrivains français qui ont voyagé à bord du Transsibérien au printemps 2010, à la faveur d'un voyage officiel organisé pour l'année France-Russie, Maylis de Kerangal est l'une des rares à avoir donné une forme romanesque à un voyage à l’origine touristique. Ce n’est donc pas fortuit si Hélène, une française de souche, fuyant la Sibérie de ses amours, rencontre à bord du train, Alioucha, un garçon à peine sorti de l’adolescence, conscrit, révolté, emporté dans son élan de liberté dans une Russie entrée à l’économie de marché.

Ce roman tire sa force de sa brièveté même qui décrit pourtant un si long voyage. L’esthétique du texte est une rythmique envoutante. Les phrases, elles aussi, sont soumises à une ponctuation évoquant, là, la cadence du train, ici, le désir violent de liberté des protagonistes.

Rachid Mokhtari

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