Abdelhafid Yaha : le témoignage d’un acteur de premier plan

Yaha Abdelhafidh.
Yaha Abdelhafidh.

Yaha Abdelhafidh a été l’invité de l’ACB vendredi soir. Nous l’avons rencontré à Roubaix (nord de la France) où il est allé présenter le premier tome de ses mémoires paru chez Riveneuve éditions. Présentation.

Dans le premier tome de ses mémoires, Yaha Abdelhafidh parle de la guerre, de ces héros anonymes. Il évoque les revers subis par l’ennemi, la solitude des djebels, la mort qui rôde. Il convoque sa mémoire pour dire tout le mal qu’il pense de ces atrocités, des luttes intestines qui ont dénaturé la Révolution. Et de s’interroger en silence : "L’Algérie qui a fait tant de sacrifices peut-elle se résigner aujourd’hui à être une pourvoyeuse de harraga désespérés ?"

Chez cet homme au franc-parler incisif, dont on devine le peu de goût pour les fanfaronnades et les mondanités, aller droit au but est la meilleure façon d’arriver. Passionné, ce diseur de vérités ne craint personne encore moins ses contempteurs qui ont vainement tenté de le discréditer.

Un homme libre

Face à cet homme résolu, on se croit nécessairement obligé de lui demander de parler de ses passions contrariées, de ses convictions ancrées jusqu’à l’entêtement, des trahisons, de ceux qui ont cheminé avec lui, de son combat inabouti qui reste le centre et le sens de sa vie. D’entrée, il plante le décor. "Pour nous les Yaha, rejoindre la lutte armée, c’est comme épouser une religion, onze hommes et femmes de la même famille embarqués dans l’une de plus belles guerres de décolonisation du siècle dernier." Abdelhafidh est né dans un petit village du Djurdura, Takhlijt Ath Atsou, le 26 janvier 1933, dans la tribu des Ath Ililten. C’est dans son village que Fadhma N’soumer, l’héroïne de la résistance contre l’occupant français, a livré son ultime bataille.

Happé par la politique grâce au scoutisme, ses premières années ont déterminé sa vie militante, de maquisard et d’homme politique. C’est le PPA qui eut ses préférences, car "c’était le plus radical des partis nationalistes, alors que les autres formations surfaient sur des formules d’association, voire d’assimilation avec la France, le PPA revendiquait rien moins que l’indépendance, la plupart des scouts avec lesquels j’ai fait mes premières armes ont rejoint les rangs de l’ALN. Beaucoup d’entre eux y ont perdu la vie."

il y a des événements qui ont marqué cet homme : la venue de Messali à Michelet. "A la mi-mars 1947, Messali Hadj est venu à Michelet. Cela a marqué l’adolescent que j’étais. Des jours durant, il a plongé les habitants de tous les villages de la Haute Kabylie dans une espèce d’effervescence. Messali jouissait d’une aura sans égale en Kabylie avant le déclenchement de la Révolution. Ce jour-là, j’étais parmi les jeunes scouts qui avaient constitué une haie d’honneur au leader et de son adjoint Hocine Lahouel. On l’adorait, car il avait un charisme que nul autre ne possédait. En passant au milieu de la haie, il m’a touché la tête, j’étais aux anges."

A la fin de la cérémonie, le zaïm et Lahouel avaient été invités par Amar Ath Cheikh : "mon père spirituel, celui-là même qui a lancé la Révolution à Michelet. Cheikh Amar est recherché, et depuis 1948, il n’a cessé d’arpenter le Djurdjura. C’était un exemple à suivre, car il a toujours respecté ses convictions, contrairement à Messali qui a tourné le dos à la réalité en allant à contrecourant de l’histoire. Pour moi, il a trahi la cause et je ne sais qui lui pardonnera les dizaines de morts arrachés à la vie par les éléments du MNA. C’est une tache noire qui ternira à jamais le mouvement national.".

Marqué lui aussi par un sort contraire, Abdelhafidh émigre à son tour à Charleville Mezieres (Est de la France) où son père travaillait dans la fonderie Wiem. Autodidacte, Abdelhafidh prenait des cours du soir après le travail "car je savais que l’accès au savoir me ferait progresser".

Le jour fatal

Notre homme milite au sein du MTLD, mais est vite déçu par le comportement du zaïm qui s’était taillé un costume de leader dans lequel il se complaisait, pensant qu’il y était pour l’éternité. Désespéré et dépité par ces luttes intestines sans fin, Abdelhafidh décide de rentrer au pays, "pour prendre le pouls de ce mouvement révolutionnaire naissant attendant le jour fatal. Ce jour prévisible a fini par arriver le 1er Novembre 1954, les boussoles du colonialisme se sont affolées. Les certitudes centenaires d’un ordre injuste, brutal et raciste ont vacillé sur leurs fondements, et le peuple algérien a redressé son échine courbée par plus de 100 ans d’injustice et de mépris".

"Je suis monté au maquis à l’âge de 21 ans dans la région de Michelet sous la houlette du chef de secteur Merzouk Aït Ouamara, dit Si Abdallah. La population nous a soutenus. Les hommes et les femmes unis ont lutté ensemble, et je peux dire que l’émancipation de la femme a commencé dans les maquis. C’est grâce à elles qu’on a pu poursuivre le combat." Dès le début, Yaha s’est engagé résolument pour la cause nationale : "Ma chance, c’est que je n’ai jamais été arrêté." Parmi ses nombreux faits d’armes, l’attentat perpétré contre l’administrateur général de la commune mixte de Michelet qui avait fait grand bruit à l’époque. Yaha Abdelhafidh donne le ton très vite. L’ancien officier de la wilaya III veut témoigner, dire ses vérités, les trahisons dont il a été victime. Dans Ma guerre d’Algérie, au coeur des maquis de Kabylie (1954 - 1962) Riveneuve éditions, il raconte les événements de l’intérieur, sur le terrain, dans les montagnes escarpées de la Kabylie. Plus exactement le versant nord du Djurdjura.

Mais, admet-il, "nous avions plus à faire en 1962 que pendant les durs moments des maquis. J’étais aux côtés de Mohand Ould Hadj. Je tenais le commandement de Tizi Ouzou qui abritait le PC de la wilaya. On pensait à ces compagnons fauchés à la fleur de l’âge, à ces courageux anonymes qui ont bravé l’horreur, à ces familles brisées par la guerre, à ces existences désastreuses et à ces générations bouleversées."

Ils étaient jeunes, mais ils ont eu des responsabilités politiques et militaires qu’ils ont assumées sans démériter. En 1962, la situation était presque intenable. Si Lhafidh est un officier très marqué par cette période. "Les veuves venaient quémander pour survivre, des milliers de prisonniers sortaient de prison sans argent, sans domicile fixe. Il fallait s’occuper de tout ça, des civils et des militaires sans moyens. On n’a rien reçu du pouvoir central basé à Alger. On n’a pu survivre que grâce aux cotisations de la population livrée à elle-même. On était en plein été de la discorde, et la population exaspérée, lasse, désabusée criait : ‘‘Sebaâ snin barakat !’’ (Sept ans ça suffit !) face aux appétits du pouvoir qui gangrenaient la scène politique.

Avant l’arrivée de l’armée de l’extérieur, j’ai occupé le siège de la Radio et de la Télévision avec Si Moh Chérif Chemam, un homme intègre et courageux, officier de l’ALN qui a été arrêté par la suite et fusillé avec deux autres gradés. Face à la nouvelle oppression, qui sévit depuis l’indépendance, j’ai pris mes responsabilités pour poursuivre la lutte. Il était dans le droit fil de la plateforme de la Soummam de nous opposer au pouvoir personnel et afin de continuer le combat inachevé pour la liberté et la démocratie, je me suis dressé avec d’autres anciens militants nationalistes contre le régime autoritaire de Ben Bella-Boumediène."

Avec Mohand Oulhadj

"En juin 1963, à l’initiative du colonel Mohand Oulhadj, Krim Belkacem et moi-même nous avons décidé de lancer un mouvement d’opposition. Deux mois plus tard, celui-ci prendra le nom de Front des forces socialistes (FFS). Il y avait détournement de la Révolution. Comment peut-on accepter la dictature alors qu’on avait tenu tête à la quatrième puissance mondiale ? On a choisi l’opposition à ce fait accompli, car Krim Belkacem, Salah Boubnider et d’autres avec nous, nous prônions la légalité et la légitimité. La population était avec nous, car elle en avait marre de la guerre, elle était à bout de souffle et voulait goûter aux joies de la libération".

Il poursuit : "La situation était critique, Krim, Oulhadj et moi-même étions décidé à lancer un mouvement politique. Nous avons travaillé tout l’été pour cet objectif. Le FFS était né au début de septembre 1963. En octobre, la guerre des Sables est déclenchée. Ben Bella prend contact avec nous pour négocier". Toute cette histoire, l’ancien officier de l’ALN la racontera dans le second tome de ses Mémoires.

Il n’a toujours pas digéré la trahison des idéaux de la Soumman par les nouveaux maîtres d’Alger. Il voue un mépris cinglant pour le «clan d’Oujda», coupable, selon lui, de la situation actuelle de l’Algérie. "A l’aube de l’indépendance, des hommes, qui ont passé toute la période de la guerre tapis derrière les frontières, au Maroc et en Tunisie, en Libye et en Tunisie, ont commis un coup d’Etat contre la Révolution. (…) Ces militaires ambitieux et suffisants, qui n’ont, pour la plupart d’entre eux, jamais tenu une arme face à l’ennemi, n’ont malheureusement pas hésité après l’indépendance à dresser leurs canons tout neufs contre nous, leurs frères. Nous (…) avons été sommés donc de céder devant la force brutale de cette armée stationnée à l’extérieur, dirigée par le colonel Houari Boumediène."

Pour Yaha Abdelhafidh, la seule élection véritablement démocratique que l’Algérie aura connue est le référendum de 1962 approuvant les Accords d’Evian et la fin de la guerre avec la France. Depuis, rien ou presque, entre dictature et autoritarisme.

A 79 ans, il est sans haine, désabusé mais sûrement, blessé de voir l’Algérie, incarnation de ses rêves, dans l’impasse. Sa lecture est simple : la victoire de "l’extérieur" sur "l’intérieur" après la guerre d’Algérie est la cause de tous les maux. Dans ce premier tome, le fondateur du FFS en 1963, avec Mohand Oulhadj et Aït Ahmed, ne cache pas les paradoxes et les crispations durant le conflit. Comme un amghar azemni, un sage, il se confie sans haine, il offre généreusement ses souvenirs aux nouvelles générations. "En dépit des risques et de la dureté de ma traversée, j’avoue que j’ai vécu. Deux maquis successifs et près de vingt-quatre ans d’exil. Un exil d’activités politiques, de lutte et non de luxe, comme beaucoup l’ont mené sans vergogne."

Yaha Abdelhafidh nous livre un document exceptionnel, le témoignage d’un faiseur d’histoire, d’un responsable politique et militaire. "Cette première salve mémorielle finie, l’hiver peut maintenant cingler à sa guise", dit-il. La nature l’a entendu, jamais il n’a autant neigé. Et les hommes ? Ils feraient bien d’imiter la nature, comme toujours.

Rappelons enfin que ce premier tome sera publié avant la fin avril en Algérie chez les éditions Inas.

Propos recueillis par Iris Samy

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Commentaires (1) | Réagir ?

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Daamghar .

Il n'est jamais trop tard de bien faire, aimons-nous nous consoler quand nous découvrons que le train est parti et qu'il nous a laissé au bord du quai, seul, face aux opportunismes forts et incultes.

Que tous les protagonistes, témoins de l'histoire de l'Algérie n'ont-ils pas parlé d'il y a 50 ans?