Le drame de nos gouvernants

Chakib Khelil (à droite) : l'image tranche avec l'homme des zaouïas qu'il veut bien donner de sa personne ces derniers temps..
Chakib Khelil (à droite) : l'image tranche avec l'homme des zaouïas qu'il veut bien donner de sa personne ces derniers temps..

"Je n’ai pas d’ambition politique…mais je suis prêt à servir mon pays si on me le demande", dixit Chakib Khelil.

Sublime expression du patriotisme pur, du sens du dévouement et du sacrifice de soi. Esprit de Novembre qui nous fait nous indigner qu’il y ait des gens désireux de quitter ce pays, quand existent des hommes de cette trempe qui veulent le servir jusqu’à leur dernier souffle. Cet amour de la patrie est émouvant tant on le sent cri du cœur, spontané, beau, pathétique, bien que la formule ‘’si on me le demande’’ hérisse les poils par ses mauvais souvenirs, et par son attestation qu’il importe peu que votre voiture soit caillassée dans le quartier de Belcourt par le peuple d’en bas, puisque l’onction utile viendra uniquement des puissants d’en haut.

Seulement voilà, l’auteur de cette bouleversante déclamation a 77 ans. A cet âge-là (et même beaucoup plus tôt), penserait le commun des mortels, une personne normalement constituée songe à se retirer de la vie active pour passer plus de temps avec sa famille, cultiver des roses dans son jardin, voyager, rendre visite aux amis d’enfance, effectuer un pèlerinage, jouer aux dominos dans son quartier. Créer une fondation. Peindre ou écrire ses Mémoires. Autant d’activités saines pour le corps et l’esprit. Pourtant, c’est bien toutes ces petites joies qui égayent le crépuscule d’une vie que notre quidam est prêt à se refuser pour encore donner de sa personne, et de son temps, afin de rendre l’Etat encore plus prospère, et les sujets de celui-ci plus heureux. Un élan de générosité qui force le respect, l’admiration, et le sentiment de fierté de posséder parmi nous pareilles individualités. Et pourtant l’on n’arrive pas à se défaire d’un malaise indescriptible à cette annonce, une sensation proche de la nausée qui fait croire que le projet est déjà ficelé, et toute la rhétorique simple conditionnement psychologique à la soviétique; la manœuvre tranche avec l’orthodoxie des pays démocratiques qui impose qu’on se fende d’un livre, ou de la création d’un parti (ou mouvement), pour donner consistance à tout projet de revenir aux commandes (la règle première étant toutefois d’être encore visiblement capable de monter dans un avion en gravissant les marches de la passerelle d’un pas alerte).

A la décharge de notre bonhomme, il faut reconnaitre qu’il n’est pas le seul chez nous à déclamer (même à l’orée du quatrième âge), son haut sens de Commis de l’Etat avec autant d’humilité. Si on les comptait tous, ministres en exercice (ou ceux gardés en réserve de la république), conseillers à la présidence, ambassadeurs ou militaires (fonctions non sujettes au suffrage universel), on en aurait le tournis tant il y a pléthore . La loi existe qui contraint d’éminents professeurs, de médecine ou d’autres branches de l’Université, à partir en retraite, bien qu’en mesure encore de rendre service à leurs compatriotes, mais pas les serviteurs exclusifs du Royaume, car ceux-là ont un destin différent, autrement plus fabuleux : demeurer dans l’exercice de leurs fonctions jusqu’à mourir par décomposition organique. Etrange et fascinante à la fois, cette envie de trépasser dans le froid du cuir d’un fauteuil plutôt que dans la chaleur d’un lit, dans la solitude plutôt qu’entouré de sa famille. De préférer le marbre de luxe sur sa tombe à El Alia au témoin en granito dans un cimetière populaire. D’aucuns trouveront cette mentalité aberrante ou irrationnelle, d’autres la jugeront ubuesque ou scandaleuse : à partir d’un certain niveau de déchéance morale, on ne se pose plus de question sur la légitimité ou le bien-fondé de ses pulsions, la pudeur s’effaçant derrière l’ambition. On comprend dès lors pourquoi la disgrâce constitue le plus affreux de leurs cauchemars, annihile en eux le réflexe de la démission, et les fait créer des partis arrimés au Pouvoir en geste d’allégeance (cette même grille de lecture permet une plus claire intelligibilité de l’attitude des 19 personnalités qui demandèrent récemment audience au Président) ; on saisit alors avec dégoût les raisons pour lesquelles certains de ces personnages arrivent jusqu’à oublier qu’ils possèdent des diplômes sans commune mesure par rapport à ceux de leurs maîtres. Mais le niveau d’instruction, et le sens de la dignité qui lui est inhérent, n’est qu’une facette de leur drame (ce qui ne les honore point, cependant) ; leur véritable tare réside dans leur conviction qu’ils ne savent rien faire d’autre. Terrible, et peu enviable, état d’esprit qui les prive des plaisirs de nous autres mortels, tels que marcher, faire ses courses, s’attabler à une terrasse pour déguster un thé ou un café, acheter son journal ou discuter dans la rue avec un ami. S’interdire ces libertés quand on est septuagénaire relève du masochisme, mais peut aussi exprimer la crainte que le mépris des administrés se poursuive, voire s’amplifie au cas où le statut social viendrait à changer ; même en considérant que cette retraite est prévue pour être vécue à l’étranger (ce qui est le cas le plus répandu, soit en vertu d’une deuxième nationalité ou de celle de l’épouse, ou parce que les enfants sont déjà établis ailleurs, ou que les consciences ne sont pas tranquilles), celle-ci ne sera que plus amère, car se déroulant dans un environnement différent, et pas forcément hospitalier pour les titulaires de noms dont la consonance révèle impitoyablement l’origine.

Alors, pourquoi se cramponner à ce rôle de figurant dans un jeu où tout est pipé par définition ? Pourquoi insister pour participer à une parodie de gestionnaires supérieurs ? Pourquoi accepter, tel un mercenaire, de vivre loin de sa famille ? Pourquoi cet amour des avions, des choses mondaines, des réunions ou visites sur les chantiers, des micros où l’on se sait raconter inepties et gros mensonges ? Pourquoi cette obsession maladive de vouloir gouverner à tout prix, pourquoi ? L’argent, la virtualité de posséder du pouvoir, des arguments qui ne tiennent pas la route, particulièrement avec l’installation dans cette phase délicate où la biologie accélère l’érosion physique et mentale. L’engrenage qui lie le serviteur au régent, l’omerta ? Peut-être. Nous, dans l’ignorance, on suppute, mais ce dont l’on est sûr, c’est que "chez ces gens-là, on ne dort pas, monsieur, on ne dort pas…, on veille, la main sur le téléphone !".

Ahmed Bacha

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Commentaires (13) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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gtu gtu

merci pour les informations

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