Les imams-enseignants (Par Lahouari Addi)

Troisième et dernière partie de la réflexion que nous a fait parvenir l’universitaire algérien Lahouari Addi. Elle a été précédée par

- Une explication de l'auteur

- Première partie : Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale

- Seconde partie : La compétition entre francophones et arabophones

L'élite arabophone s'est considérablement élargie à la faveur de l'arabisation de l'enseignement et de sa démocratisation. Composée en majorité d'enseignants, cette élite s'est rapprochée de la population dans les années quatre-vingts par l'animation de causeries religieuses dans les mosquées de quartiers. En dehors de ses heures de cours, renseignant fréquente la mosquée, dirige la prière du soir et souvent commente le Coran après cette prière, en faisant des références à l'actualité, interpellant là conscience des croyants et la responsabilité des dirigeants.

Ces enseignants, imams volontaires, présentaient la particularité d'êtres jeunes (âgés entre 25 et 40 ans), n'avaient pas suivi la filière traditonnelle d'apprentissage du Coran, ne vivaient pas de la générosité des habitants du quartier ([1]), et étaient virulents dans leurs prêches dans une perspective subversive, Leur impact et leur autorité sur le milieu de leur quartier de résidence provenaient de la forme religieuse de leur discours et de son contenu agressif vis-à-vis du pouvoir et « de ses alliés occidentaux qui cherchaient, selon eux, à ébranler l'éthique islamiste à travers la libéralisation des moeurs, et notamment à travers l'émancipation de la femme ».

Ce qui était donc nouveau, c'est que ces critiques morales étaient exprimées par de jeunes gens, alors que par le passé, elles l'étaient par des personnes âgées, soucieuses du respect de la tradition. Ce même discours moralisateur des anciens oulémas est désormais proféré sur un ton menaçant, vigoureux et agressif, avec une finalité politique, et est porté par de jeunes hommes dont la profession est enseignant, médecin, ingénieur, technicien... : Ali Belhadj est professeur d'enseignement moyen, Abdelkader Hachani est technicien supérieur en hydrocarbures, d'autres encore qui n'avaient pas connu la célébrité au niveau national, mais qui étaient toutefois populaires dans leurs quartiers. En dehors de leurs activités professionnelles, ils dirigeaient la prière du soir dans des mosquées de quartiers et animaient des causeries sur des thèmes sociaux (la femme, la justice, l'honnêteté du fonctionnaire...) dans un langage qui avait attiré à eux des foules nombreuses. Ils avaient bâti leur célébrité sur un discours agressif envers le pouvoir et basé sur la norme religieuse. Ils ont ensuite transcendé leur statut de clerc pour devenir des hommes politiques qui, à l'aide des foules qui les suivaient, cherchaient à conquérir le pouvoir d'Etat, afin, précisaient-ils, de le faire obéir à la morale.

L'imam occasionnel qui captait l'intérêt des croyants venus l'écouter le soir à la mosquée du quartier était un fonctionnaire, soit ousted (professeur) dans un lycée ou une université, soit hakim (médecin) dans un l'hôpital, soit encore mouhandess (technicien, ingénieur) dans uneentreprise d'Etat. Il n'appartenait donc pas à une catégorie déclassée, ne tirait pas son revenu du secteur informel et ne vivait pas de la solidarité du quartier. Cet imam appartenait aux couches sociales privilégiées, possédait un logement, une voiture, disposait d'un traitement de fonctionnaire qui le mettait à l'abri du besoin. L'autorité que lui conférait la fonction d'imam était renforcée par le statut social qui l'identifiait aux cadres francophones dont la prétention, aux yeux des fidèles de la mosquée, est de monopoliser la modernité sociale. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, ces imams-enseignants étaient devenus des phénomènes de société. Invités aux funérailles et aux cérémonies religieuses des mariages, Us prêchaient la bonne parole, enregistrée sur des cassettes, réécoutée et commentée en famille.

Quand cette élite née de l'Indépendance s'est intéressée à la vie publique, au lien social, à l'Etat, elle est devenue un acteur politique que le pouvoir a sous-estime au départ parce qu'il espérait la récupérer le moment venu. Entrés en dissidence vers la fin des années 1980, les imams-enseignants se présentent comme des intellectuels contestataires, prêchant la parole divine, appelant à la solidarité et à la justice sociale, condamnant la corruption et la libéralisation des moeurs, dénonçant les atteintes à la religion. Si l'on définit l'intellectuel comme un individu dont la parole portant sur des valeurs sociales a un écho auprès d'un public, ces imams - enseignants sont des intellectuels. Mais ils le sont dans une société où l'autonomie du politique ne s'est pas affirmée, où la religion ne s'est pas sécularisée, où l'individu ne s'est pas libéré de l'imaginaire communautaire qui l'emprisonne et qui lui refuse la liberté politique. Les imams intellectuels ont un public dans une société où l'opinion publique n'existe pas, si l'on entend par opinion publique cet acteur politique qui change les majorités parlementaires et les gouvernements régulièrement.

Les imams intellectuels sont contestataires mais ne sont pas critiques, car la conscience critique des pratiques sociales est refoulée par l'idéologie religieuse dont ils sont porteurs. C'est pourquoi Us ne critiquent pas les fondements du pouvoir à travers l'unicité du parti et la suprématie de l'armée dans les institutions. Ils contestent uniquement les hommes qui ont en charge ces institutions et se proposent de les remplacer. Ils ne critiquent pas non plus la société dans une perspective de modifier le lien social ; ils lui reprochent uniquement de s'être écartée de Dieu, et ils se proposent de l'en rapprocher. L'imam-enseignant est un intellectuel contestataire qui cherche à être un intellectuel organique du pouvoir pour lequel il milite.

Où en est l'Algérie aujourd'hui ? Les imams-enseignants ont-ils toujours le même impact après huit années de violence meurtrière ? Il semblerait que la dynamique sanglante a diminué l'impact du discours religieux dans la population et a renforcé dans des pans entiers de la population un désir de séparation de la religion de la politique. Mais l'héritage est lourd à assumer de part et d'autre. La méfiance, parfois la haine, marque le comportement des Algériens qui ont perdu, entre autres, les illusions unanimistes. Paradoxalement, l'Algérie est aujourd'hui plus mûre pour la construction d'un Etat qu'il y a trente ans, car l'Etat procède de la nécessité de réguler les divergences reconnues publiquement. Et c'est aujourd'hui plus que jamais qu'elle a besoin d'intellectuels. Si cette fois-ci ils manquent le rendez-vous, Ils n'auront pas la circonstance atténuante des limites idéologiques du mouvement national.

Lahouari Addi

Cet article a aussi été publié dans Implications et engagements en hommage à Philippe Lucas, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, France. ISBN 2-7297-0667-4. Reproduced by Hoggar Institute, 2008.

[1] En milieu urbain sous la colonisation, l'imam de la mosquée vivait de la charité du voisinage.

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Commentaires (28) | Réagir ?

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Alvin_Toffler

J´ai apprécié l´article. Mais je pense qu´il a le défaut de ne pas approfondir l´essentiel. Je suis étranger, mais pas Francophone, donc je suis un peu écarter de toutes les "guerres" d´influence sur l´Algérie. Ce que je peux confirmer, c´est que 95% de la pensée algérienne est d´origine réligieuse. Quand on questionne un algérien sur certaines lois du Coran, il n´a pas l´habitude de les discuter. L´Auteur dit: "Les Imams intellectuels sont constestataires, mais ne sont pas critiques, car la conscience critique des pratiques sociales est refoulée par l´idéologie religieuse dont ils sont porteurs. " Moi je dirais que cela s´applique à 99% des algériens. Laissons l´Islam et l´Algérie et prennons l´Europe comme exemple, son évolution réligieuse et son développement depuis l´an 1000. L´Empire Roman en chutte, les Catholiques se regroupent contre les "infidèles" arabes/musulmans. Ils font même de grandes aventures avec les croisés, pour libérer la Terre Sainte de la main des musulmans. Après avoir perdu cette guerre, les catholiques se concentre en Europe sur la consolidation du pouvoir DIVIN à côté du Pouvoir Politique. Parfois on ne sait même pas, si c´est l´église qui commande si c´est la Noblesse et le Roi. L´application de la Réligion à l´époque était épouvantable! Ils brulaient même des gens, ils applicaient des lois Réligieuses affreuses, tout cela au Nom de Dieu. La Révolution Française à mis un point final, au pouvoir réligieu. Il sépare les pouvoirs. Le pouvoir Politique (la volonté du peuple) c´est une chose, et le pouvoir réligieu (la volonté de Dieu) c´est une autre. A partir de ce moment, tous ces idées, on été répandue en toute l´Europe, c´est la chutte du pouvoir réligieu. La réligion catholique en chutte, qu´est-ce qu´elle fait? Elle s´adapte ! tout simplement ! pourquoi? parce que les gens, ne croient plus à une réligion épouvantable, qui a des lois inhumaines, donc à la limite comme dit Mr. Kabyliste, c´est ça la Loi de Dieu? je n´en veux plus ! Or... les catholiques ont été "obligés" de se modifier, de modifier leur comportements, leurs lois Divines etc. etc. Conclusion: Le pouvoir doit répondre à ses citoyens, pas au réligieux. Voilà ce qui a déclenché l´évolution, avec tous les problèmes des nouvelles sociétés. Donc pour répondre aussi à Bilel, l´Europe à été sous developpée tant qu´elle était dans les mains de la réligion catholique. Cela nous amène à la vraie question, séparer la réligion de l´Etat. Après chacun à la foie ou la réligion qu´il veut, mais l´Etat doit être neutre et se concentrer sur les problèmes de ses citoyens. Cela amènera sans doute au développement !

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makdeux

bonjour

d'abord merci au kabyliste qui m'épargne l'effort de citer tout ce qu'il a magistralement deveoppe dans son post

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