Intellectuels algériens : Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale (Par Lahouari Addi)

Voici la première partie de la réflexion que nous a fait parvenir l’universitaire algérien Lahouari Addi , et qui est une contributionn au colloque sur Philippe Lucas.

Elle a été précédée par une explication de l'auteur.

Elle sera suivie par 2 autres parties qui sont définies par la structure du texte lui-même :

2. La compétition entre francophones et arabophones

3. Les imams-enseignants

Dans cette première partie, nous vous proposons l'analyse de l'auteur sur les limites idéologiques du mouvement de libération nationale.

"Ces limites se sont manifestées dans tous les secteurs de l'activité sociale, et en particulier dans la conception de l'histoire diffusée par l'État indépendant. II ne fallait pas écrire l'histoire-science et surtout ne pas former des historiens qui risquaient de contester le récit officiel raconté par des acteurs non incarnés louant l'abnégation du héros anonyme, mort pour la Nation libérée par l'Armée issue du Peuple. Le grand Récit National, écrit par des anonymes pour des anonymes, ne supporte pas l'hétérogénéité, la diversité, voire les divergences, imposant sa logique homogénéisante et unitaire et refoulant tout ce que la mémoire collective porte comme blessures et cicatrices des conflits et des luttes fratricides. L'histoire officielle n'est pas l'histoire des sciences sociales ; elle est épopée mythique, elle est mystique de la commémoration donnant plus d'importance au passé qu'au présent, marquant plus de respect pour les morts que leurs descendants en vie.

L'histoire officielle est un montage, un artefact qui sert de ressource de légitimation aux régimes autoritaires qui trouvent plus commode de gérer la cité des morts que celle des vivants. Ces derniers contestent, ils expriment des opinions contraires et contradictoires, ils demandent à l'État des comptes et cherchent à avoir un droit de regard sur la gestion des ressources publiques, ce qui, pour un dirigeant algérien, est de la subversion et une menace pour la souveraineté du peuple.

Les morts - pourtant tous des héros - ne demandent pas tant. Ils souhaitent seulement que l'on se souvienne d'eux deux fois l'an : le 1er novembre, date du début de l'insurrection, et le 5 juillet, date de l'Indépendance.

Même s'il a du respect pour le passé, l'intellectuel ne peut accepter la forme aseptisée de l'histoire qui évacue l'essentiel : le conflit. L'idéologie politique de l'État algérien est construite autour de la négation du conflit politique, c'est-à-dire sur la négation de la notion constitutive de la vie en commun. Nié, le conflit ne continue pas moins de « travailler » la société algérienne, à l'instar des autres sociétés. Avec cette différence, qu'en Algérie, il n'existe pas d'institutions officielles pour le véhiculer en vue de sa résolution. Le conflit, quant il apparaît, se résout en dehors des instances officielles, obéissant au rapport de force brute ou physique. Les événements tragiques actuels peuvent trouver un début d'explication dans l'incapacité des institutions à capter les demandes de la population et à les traduire sous forme de participation politique au champ de l'État.

Plaire au prince

En Algérie, l'État n'est pas arbitre, il est partie prenante du conflit. D'où les luttes exacerbées pour les postes dans l'administration de l'État d'où sont puisées les ressources pour satisfaire l'orgueil personnel et humilier ses adversaires dès que l'occasion se présente. Dans cette perspective, l'intellectuel n'a pas sa place dans un tel champ politico-social, car il est un personnage appartenant à la problématique conflictuelle, agissant sur les conflits sur la base de la Raison - ou plutôt ce que le sens commun appelle Raison - par laquelle il essaye de convaincre le maximum de personnes qui constitueront son public, ce qui lui donne une force de frappe médiatique que les hommes politiques, avides de soutien, ne négligent pas.

Dans une société rendue aphone par un État qui s'est donné pour mission de la mener vers le bonheur, l'intellectuel ne regarde pas autour de lui, il regarde « en haut », vers les sphères du pouvoir où il recherche une reconnaissance qu'il n'obtiendra que s'il accepte de véhiculer le discours officiel et prêcher la bonne parole. Il ne s'agit pas de se constituer un public - les conditions politiques ne le permettent pas - il s'agit de plaire au Prince dans la tradition maghrébine du « meâàah » chantant la gloire de la dynastie dont il est l'obligé. Coller à l'État, répéter son discours, bâtir les mythes, voilà la ligne de conduite des intellectuels jusqu'aux années quatre-vingt, Jusqu'aux émeutes d'octobre 1988 qui leur ont montré que la coupure avec la société était profonde et que l'Etat démiurge n'est qu'un mythe parmi tant d'autres.

Le régime a refusé toute autonomie à quelque secteur que ce soit de la société, à l'exception de la sphère religieuse devenue par la force des choses le réceptacle des demandes sociales qui ne trouvaient nulle part ailleurs un lieu d'expression. Il ne s'agit pas d'accabler le régime de tous les maux- Sa responsabilité réside dans le fait qu'il n'a pas su apporter les réponses nécessaires aux contradictions idéologiques de la société qui avait perdu sa vitalité bien avant la colonisation - d'où le concept de colonisabilité cher à Malek Bennabi - et qui a figé sa culture sous la colonisation.

Le pouvoir pour le pouvoir

À l'Indépendance, il aurait fallu que le mouvement national continue d'être révolutionnaire, c'est-à-dire de prendre la mesure des « déficits » idéologiques et culturels pour se fixer des tâches d'édification dans une perspective historique. Or le mouvement de libération nationale a cessé d'être progressiste et révolutionnaire dès l'Indépendance, malgré le discours, obnubilé par l'exercice du pouvoir dont la jouissance était obsessionnelle, tournant souvent à la mise en scène théâtrale. Le pouvoir pour le pouvoir : l'Algérie était et est encore dans une situation pré-hobbesienne. Cette critique à l'endroit du mouvement national de libération est peut-être un effet de décalage de génération. Compte tenu de mon âge, l'Indépendance est « un fait normal », alors que pour mon père elle est la réalisation d'un idéal. Pour moi, l'idéal est autre chose : c'est l'État de droit, la démocratie, la citoyenneté... Subjectivement ou objectivement - je ne saurais faire la différence - la génération de mon père a échoué. Le maigre acquis en matière de souveraineté nationale obtenu après tant de sacrifices a été érodé par la mondialisation qui a annihilé l'autonomie de la décision en matière politique et économique.

L'attrait qu'a exercé la France sur la jeunesse - dont une grande partie aspire à acquérir la nationalité que leurs parents ont refusée - signifie que trente ans après, la France a vaincu le FLN sur le terrain idéologique et culturel. Pire encore, l'Algérie semble revenir à la situation pré-coloniale où les deux seuls personnages qui jouissent de l'autorité sont le soldat et le marabout. Or l'État moderne ne se construit ni sur l'un ni sur l'autre. Il est construit par une élite civile enracinée dans sa société et ouverte aux vents du large, animé par des fonctionnaires dont la compétence est source de respect et garantie de neutralité. L'État moderne n'est ni l'expression de la mystique nationaliste du militaire, ni celle de l'aliénation religieuse du fanatique. Il est avant tout une construction politico-juridique organisant ia vie sociale publique et privée de telle manière que la règle juridique remplace l'usage de la force dans le lien social.

À cet effet, quand l'État se construit, les intellectuels poussent comme des champignons parce que la règle juridique est une construction intellectuelle à usage social consensuel. Sans le juriste qui fait techniquement la loi, sans le philosophe qui la pense en lui donnant un fondement conceptuel, sans le sociologue qui en mesure l'efficacité et la nécessité,etc., il n'y a pas d'État. II est singulier que l'on ne puisse pas citer un seul nom de philosophe algérien connu, qu'il soit arabophone ou francophone. Cette absence stridente de la philosophie est symptomatique de l'échec en matière culturelle et universitaire car c'est à l'ombre de la philosophie que les sciences sociales se développent. Cette introduction se référant aux limites idéologiques du mouvement national est nécessaire pour situer le cadre historique et politique de ce que l'on peut appeler l'intellectuel en Algérie. Il y a, à l'évidence, des intellectuels, évoluant dans leurs contextes et marqués par leur histoire qui a imposé deux figures d'intellectuel en Algérie : l'arabophone et le francophone.

Addi Lahouari

A suivre : 2. La compétition entre francophones et arabophones

Partie précédente : L'explication de l'auteur

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Commentaires (14) | Réagir ?

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farouk

En lisant cette excellente contribution de Mr Addi, je me permet d’émettre deux questions, qui à mon sens, sont essentielles pour comprendre les tournures de cette contribution.

• N y a-t-il pas une confusion, lorsqu’on parle d’ « intellectuel » et d’ « élite » ?

• N y a-t-il pas une confusion encore plus grave, lorsqu’on oppose, l’intellectuel arabophone et l’intellectuel francophone ?

A mon humble avis, avant de parler de l’intellectuel, il faut d’abord commencer par le définir. Car, je pense que toute la question est là.

C’est qui l’intellectuel ? C’est quoi son rôle ? Quelle est sa place dans la société ?.....

D’une manière brève et rapide je dirai que l’intellectuel est celui qui produit les idées. C’est celui qui est, à l’écoute de sa société. C’est celui qui, étudie les transformations de sa société. Ceci, lui permet donc de comprendre sa société et d’en déduire les tendances de son développement actuel et prévoir le futur. La question qui se pose maintenant, est quel type d’intellectuel et pour quelle société? Et là nous rentrons dans un autre débat (laissons le de coté pour le moment).

Par contre, l’élite, c’est autre chose. L’élite ne fait que reproduire les idées produites par les intellectuelles. Et ça concerne les diplômés, les fonctionnaires …etc.

On ne peut différencier ou classer les intellectuels par la langue. Mr Addi, laisse une ambiguïté dans ce sens en opposant l’intellectuel arabophone et l’intellectuel francophone. J’opterais volontiers pour une classification idéologique. On a qu’à se rappeler notre récente histoire, d’illustres intellectuels ‘’francophones’’ on été du coté des intégristes et d’imminents intellectuels arabophone ont payés de leurs vies, leurs oppositions à ces mêmes intégristes.

Maintenant s’agissant d’intellectuels liés à l’état. Mr Addi les appelle « organique ». Je suis d’accord avec cette appellation et j’ajoute quelque chose. Quelque soit le mouvement d’une manière générale, il ne s’encombre que des « intellos » qui travaille à asseoir son hégémonie. Et qu’attendez vous d’un pouvoir qui avant même de prendre le rennes, a commencer à liquider toute prémices à toute formation de l’intellectuelle (tout cours), qu’il risque de ne pas contrôler.

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Lyes

Laissez l'algerie devenire un pays international....

jusqu'a quand on continue notre isolation....

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