Pierre Daum: "Tous les pieds-noirs ne sont pas partis en 1962"

Pierre Daum
Pierre Daum

Dans "Ni valise ni cercueil - les pieds-noirs qui ont choisi de rester en Algérie après l’indépendance", (Ed. Media-Plus, 2012, Préface de Benjamin Stora), l'auteur, Pierre Daum, prend le contrepied des idées reçues sur le départ massif des pieds-noirs le 5 juillet 1962. Cet ouvrage, très documenté, donne la parole à une quinzaine de peid-noir qui ont fait le choix de l'Algérie pour diverses raisons.

Votre essai se veut un démenti au discours idéologique selon lequel tous les pieds- noirs ont quitté l'Algérie dès les premiers jours de l'indépendance de l'Algérie. Quels en sont les principales sources ?

Pierre Daum: Elles sont de deux sortes, écrites et orales. Cela est lié au caractère même de ma démarche : je suis un journaliste, et non un historien. Les historiens ont tendance à ne s’appuyer que sur des sources écrites (même si certains connaissent l’usage de la source orale), alors qu’un des fondements du métier de journaliste, c’est partir sur le terrain pour rencontrer des gens, gagner leur confiance, prendre le temps de l’écoute, afin de recueillir les confidences les plus riches et les plus honnêtes possibles. La première partie de mon livre constitue une sorte d’essai historique, dans lequel je donne des chiffres, et je restitue les possibilités réelles qui s’offraient en 1962 aux Pieds-noirs qui voulaient rester. Pour cette partie, je me suis appuyé surtout sur des sources écrites, la première d’entre elle étant la thèse de doctorat de Bruno Etienne, Les Européens d’Algérie et l’Indépendance algérienne, soutenue le 22 décembre 1965 à l’université d’Aix en Provence. Pour la seconde partie (les 15 témoignages), je suis surtout parti à la rencontre de ces gens, en France et en Algérie (10 de mes témoins ont quitté l’Algérie entre 1965 et 1994, les 5 autres y vivent encore).

Pourquoi selon vous ces preuves sont restées inexploitées et ont alimenté ce que vous appelez cette image de « départs bibliques » apocalyptiques ?

Très vite, dès 1962, une seul discours s’est imposé dans les milieux de Rapatriés en France : "Nous sommes tous partis, nous n’avions pas le choix, c’était la valise ou le cercueil". Et c’est vrai que les images de ces milliers de familles pieds-noires débarquant des bateaux à Marseille avec juste une valise étaient impressionnantes. Pour ces Rapatriés, ce discours leur a permis de s’installer dans la position très confortable de la victime innocente de tout ("On n’était pas raciste, on aimait les Arabes, on ne leur a jamais fait de mal…"), avec laquelle tout le monde a été méchant ("Les Arabes sont des monstres qui veulent notre mort, De Gaulle est le pire des salauds, les journalistes ne veulent pas nous comprendre, etc"). Quant à la société métropolitaine, et ses médias, elle en avait marre de cette sale guerre d’Algérie, elle était heureuse que tout soit fini, et elle ne voulait plus entendre parler de l’Algérie. Ce qui fait que d’un seul coup, il n’y a eu plus aucun article sur l’Algérie, alors qu’il y en avait des centaines par semaine avant juillet 1962. Aujourd’hui encore, les Français connaissent pas mal de choses sur l’Algérie de 1830 à 1962, mais sur l’Algérie algérienne, ils ne connaissent rien.

Votre ouvrage se compose de deux parties : les données de l'enquête et les entretiens que vous avez réalisés avec quinze pieds noirs ayant choisis de rester en Algérie. Quels liens entre les deux ?

En tant que simple journaliste, j’aurais pu me contenter de la seconde partie, celle de témoignages. Mais je me suis moi-même posé deux questions : combien étaient-ils à rester ? Et quelles étaient les possibilités réelles de rester ? Pour répondre à ces deux questions, il fallait que je m’engage dans un travail plus historique, plus analytique. C’est ce que j’ai fait avec la première partie. Cette première partie donne le cadre historique dans lequel s’inscrivent les récits de vie des 15 témoins.

Dans la première partie, vous offrez un tableau statistique sur les départs des pieds noirs de 1960 à 2010. La période de 1962 reste pourtant celle des départs massifs et que la présence des pieds-noirs est allée s’amenuisant jusqu'à son extinction relative sur le sol algérien. Comment interprétez-vous ces données ? Corroborent- elles votre thèse ?

Ma thèse est que tous les Pieds-noirs ne sont pas partis en 1962, et que ceux qui restaient n’ont pas été tués. Donc le simple fait d’avoir retrouvé ce chiffre de 200 000 Pieds-noirs encore en Algérie en janvier 1963 (20% de l’ensemble des Pieds-noirs) constitue une démonstration parfaite de ma thèse. Car il ne faudrait surtout pas dire, comme le font certains mauvais esprits : "Oui d’accord, ils ne sont pas tous partis en 1962, mais vous voyez bien que la plupart sont partis après !" Car même si nombreux sont ceux qui sont partis après, ils ne sont pas partis parce qu’ils risquaient la mort. Donc ces départs n’enlèvent rien à la déconstruction de la thèse de "la valise ou le cercueil". Maintenant, pourquoi sont-ils partis ? Sur les 200 000 de janvier 1963, ils n’en restent plus que 50 000 dix ans plus tard. C’est surtout les conditions matérielles de vie qui provoque ce mouvement de départ. En 1962, le pays est exsangue, et il devient ce qu’il était en réalité : un pays sous-développé. Or, avant 1962, les Pieds-noirs vivaient comme s’ils étaient dans un pays développé. La chute matérielle a donc été très dure. Alors que les 9 millions d’Algériens avaient beaucoup plus l’habitude de ces conditions de vie difficile. Ce qui n’a pas empêché un très fort mouvement migratoire d’Algériens vers la France après 1962. Quant à leurs enfants, les Pieds-noirs restés en Algérie se sont comportés comme l’ensemble des Algériens des classes moyennes et supérieures : ils ont tout fait pour les envoyer faire leurs études supérieures en France. Et la plupart du temps, ces enfants ne sont pas retournés en Algérie.

L'une des parties centrales de la première partie est "Les raisons du départ". Mais elle s'avère la plus courte. Pourquoi ?

Parce que j’ai écrit un livre qui donne la parole, pour la première fois, aux 200 000 Pieds-noirs qui sont restés ! Alors que « les raisons du départs », c’est le départ en 1962, et donc cela concerne les 800 000 qui sont partis. Et pour ceux-là, il existe des centaines de livres déjà écrits.

Certaines raisons énumérées dans cette partie ne relèvent pas de données objectives, concrètes. Elles sont, soulignez-vous, motivées par "la peur"dont " la peur ancestrale", liée au passé colonial...Qu'entendez-vous par cette " peur ancestrale" ?

Malgré tout ce qu’ils peuvent dire depuis 50 ans, les Pieds-noirs savaient que leur présence en Algérie reposait sur une conquête militaire qui, comme toute conquête militaire, est illégitime. Ils savaient aussi que la situation des 9 millions de Musulmans était scandaleusement injuste par rapport aux droits de l’homme et du citoyen proclamé par la Constitution française.

Parmi toutes ces raisons du départ, hormis la tâche rouge d'Oran, il semble que cette "peur" ne soit pas justifiée : les assurances garanties par les accords d'Evian, les appels à la fraternité du Président Ben Bella, le retour au calme dès aout 62 avaient de quoi rassurer les pieds-noirs. Pourrait-on parler alors d'un "auto-exode" ?

Entre mars et juillet 1962, il y a eu assurément un vent de panique, dont l’origine est clairement dans les actions meurtrières de l’OAS. Une grande partie des Pieds-noirs a "perdu la tête", a agit sans réfléchir. Nombreux sont ceux qui le reconnaissent aujourd’hui.

Dans votre analyse des textes officiels de l'Algérie indépendante, vous opposez le texte des accords d'Evian de mars 62 et Constitution algérienne de 1963 qui restreint les droits accordés aux pieds-noirs par les accords d'Evian, notamment par ce qui est devenu, actuellement, l'article 2 de la constitution algérienne "L'Islam est la religion de l'Etat"...

Il est vrai que de nombreux Pieds-noirs, mais aussi de nombreux Algériens arabo-berbères avaient beaucoup espéré la naissance d’une Algérie multiculturelle et laïque, et ils ont été déçus que la nouvelle Algérie s’affirme constitutionnellement comme un Etat religieux. Mais ce n’est pas la Constitution de 1963 qui a provoqué de nouveaux départs de Pieds-noirs. Car dans les faits, c’est- à-dire dans la vie de tous les jours, l’islamisation n’a pas du tout été immédiate, elle a été au contraire très lente. Dans les années 1970, et même 1980, chacun avait le droit de faire ce qu’il voulait sans avoir de compte à rendre à personne : boire sa bière en terrasse, manger un morceau dans la rue pendant une journée de ramadan, laisser ses cheveux aux vents pour une femme sans provoquer de regards pénibles de la part des hommes, etc.

La seconde partie de l'ouvrage donne pour la première fois la parole aux pieds-noirs qui ont choisi de rester en Algérie, près d'un demi-siècle après l'indépendance. Le temps n'a-t-il pas influé sur leur témoignage ?

Si, bien évidemment, et ce sont les limites su journalisme. Mais je ne me suis pas contenté de tendre mon micro, et de retranscrire naïvement leur propos. A chaque fois, j’ai confronté leur récit avec certains éléments fixes de l’histoire algérienne, et je n’ai pas hésité à les contredire, voire à les mettre mal à l’aise, lorsque je découvrais qu’ils pratiquaient des petits arrangements avec la réalité.

Dans leurs propos, il y a une constante : ils s'émerveillent de l'attitude des autochtones à leur égard aux premières heures du cessez-le-feu et durant toutes le demi-siècle. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Une générosité sans égale de la part des autochtones et une reconnaissance parfois débordante de l'Algérien "pied-noir" ?

A l’automne 1962, on aurait pu croire que toutes les souffrances accumulées par le peuple algérien (presque chaque famille avait un ou plusieurs morts) allaient forcément s’exprimer dans un désir de revanche sanguinaire. Or, cette violence a eu lieu. Mais au lieu de s’abattre sur les représentants de l’ancien oppresseur français, elle s’est abattue, de façon souvent aveugle et cruelle, sur les familles des anciens supplétifs de l’armée française, ceux qu’on appelle les Harkis. Alors que, même si certains Harkis ont commis de vrais crimes, la plupart d’entre eux n’ont jamais tué personnes, ils étaient affectés à des tâches subalternes, et souvent obligés de s’enrôler (je renvoie aux excellents travaux de Gilles Manceron et de Fatima Besnaci-Lancou).

Beaucoup d'entre eux font la distinction entre "nationalité" et "citoyenneté", sachant que plusieurs d'entre eux ont tenu à grader la nationalité française tout en se réclamant citoyens algériens...

Oui, c’est vrai. C’est un peu, de façon symétriquement inversé, comme de nombreux Algériens qui vivent en France depuis très longtemps, mais qui refusent de prendre la nationalité française, à la fois parce qu’ils vivraient ce changement comme une trahison de leurs racines, et à la fois parce qu’ils ne se sentent pas vraiment comme les autres.

L'appellation « pied-noir » est rattachée aux « Européens d'Algérie » qui sont partis, les "Rapatriés". Ceux qui sont restés sont-ils encore des "pieds-noirs" ?

Je me suis posé cette question, et je l’ai posée à mes interlocuteurs. La moitié est d’accord de s’appliquer le mot « Pieds-noirs », l’autre moitié, par contre, le refuse catégoriquement. Pour eux, les «Pieds-noirs», ce sont les autres, ceux qui n’ont rien compris à l’Algérie. Eux se disent « Algériens d’origine européenne ». Quant aux Juifs, dont les racines familiales en Algérie remontent souvent à plus de 2000 ans, ils se disent Algériens tout court.

Vous laissez entendre que votre enquête pourrait soulever le courroux des "Rapatriés". Pourquoi ?

Mon enquête a déjà soulevé le courroux et la violence verbale de nombreux Rapatriés. Ces gens-là ne supportent pas que l’on puisse remettre en cause leur statut de victime parfaitement innocente. Or, ce statut repose fondamentalement sur la thèse de « la valise ou le cercueil ».

A votre avis, les résultats de votre enquête ainsi que les témoignages recueillis permettront-ils une "réparation des mémoires" de part et d'autres et initieront-ils un autre regard sur ce passé douloureux ?

Les plaies entre l’Algérie et la France sont encore très ouvertes, et elles sont maintenues ouvertes par des hommes politiques des deux bords qui espèrent en tirer des profits électoraux. Je n’aurais évidemment pas la prétention de penser qu’un seul livre (le bien), puisse changer la situation. Par contre, tous les travaux qui s’approchent le mieux de la vérité sont utiles pour empêcher une surenchère mémorielle.

Dans sa préface, l'historien Benjamin Stora écrit : "Un des intérêts du livre de Pierre Daum est de se situer hors des sentiers idéologiques occupés depuis bien longtemps par les partisans de la nostalgérie". Cette "nostalgérie" s'est pourtant manifestée ces dernières années par des retours « touristiques »...

En fait, il ne s’agit pas de la même « nostalgérie » ! Celle dont parle Stora est celle des ultras de l’Algérie française et de leurs héritiers. Celle dont je parle est beaucoup plus neutre, et sympathique.

Comment a été accueilli votre livre en Algérie et en France à sa sortie ? Sachant que nombre d'écrits sur cette période sont aussi le fait d'ultras de l' "Algérie française" ...

En France, il y a une minorité de Rapatriés, héritiers des ultras de l’Algérie française, qui se sont mis à hurler contre mon livre. Mais, même s’ils sont bruyants, ils restent très minoritaires. J’ai déjà donné une vingtaine de conférences en France, et à chaque fois, des Pieds-noirs viennent me voir pour me remercier de mon travail. En Algérie, c’est plus facile, puisque les gens savent qu’ils ne voulaient pas le départ des Pieds-noirs, et ils souffrent depuis 50 ans d’entendre le contraire en France. Donc quand un Français explique enfin la vérité, ils l’accueillent très favorablement.

Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

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Commentaires (3) | Réagir ?

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prenom nom famille

Les pieds noirs sont des algeriens, ils se definissent ainsi, ils doivent pouvoir retourner en Algerie s'ils le desirent. C'est leur droit.

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mustapha ouahadda

Bonjour, avec vous, les pieds noirs ou bien les francais d'algérie, nous pourrons reconstruire ce pays, faisons-nous une force pour abattre ces fossoyeurs qui ont mené notre pays à la dérive. Dans notre pays, il n'y a plus de perspective, il n'y a absolument rien qui puisse égayer les coeurs. C'est toujours l'idée unique, avec belkhadem, belayat, zerhouni, bouteflika, les hommes qui vivent à l'ombre tel que le DRS, etc, etc... empêchent le pays de se developper. Vous, pieds noirs, l'algérie a besoin de vous, car vous possedez l'intelligeance, le savoir et l'amour pour l'algérie. C'est vrai qu'une partie ne voulait pas de votre présence par peur ou pour d'autres raisons. La france aurait pu rester pour maintenir l'ordre. En tout cas, moi, suis très en faveur pour le retour des pieds noirs, nous ne devons pas mélanger les deux organisations à savoir le fln et l'oas qui ont tant massacré tant de gens. D'ailleurs, je ne connais pas la vraie histoire de l'algérie, mon pays. Cela dit, j'aimerais bien qu'on nous dise la vérité sur tout ce qui s'est passé avant et après l'indépendance. Car 50 ans après, l'algérie est livrée à elle-même à cause de ce régime moribond alors qu'il sait qu'il va mourir tot ou tard.

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