La jeune littérature ou l’envers des 50 ans d’indépendance

Tarik Tarouche
Tarik Tarouche

"Le Glissement", premier roman du journaliste Hamid Abdelkader, raconte les péripéties tragiques de l'aïeul qui se voit confisqué de ses rêves, de ses terres par les ogres de l'indépendance du pays. Son petit-fils, El-Hamel, journaliste, est menacé de mort par les GIA...

Le zaïm, le colonel, le gouverneur et les GIA

Dans Le Glissement, roman traduit de l’arabe ("El Inzilaq") vers le français par Mussa Acherchour (Ed. Marinoor, 1998), premier roman de l’écrivain et journaliste Hamid Abdelkder, le personnage principal, Abdellah El-Hamel, est menacé de mort par les terroristes, hanté par la peur de mourir d’un coup de sabre comme son grand-père laissé pour mort, blessé de coups de hache dans le dos pour avoir refusé de voir ses terres nationalisées par la Révolution agraire du colonel : "En 1973, je m’opposai à la nationalisation des terres de mes ancêtres. J’ai tenu tête au chef du parti, lequel, m’a, à deux tentatives, planté sa hache dans le dos."

Deux récits s’emboîtent et évoluent en parallèle dans leur tragédie respective. Le premier écrit à la première personne est celui du journaliste qui a quitté pour des raisons sécuritaires son domicile familial, Saint Cloud, petite bourgade maritime dans la banlieue ouest d’Alger pour se réfugier dans un hôtel miteux de la capitale. Le plus souvent, il est reclus dans sa chambre, ses nuits sont peuplées de cauchemars : il est spectateur de sa propre mort, décapité par les terroristes qui lui ont adressé une lettre de menace de mort à la rédaction de son journal. Il erre dans la capitale comme pour échapper à ses assassins.

Dans sa quête d’une explication à l’horreur dont il est à la fois la victime et le témoin, il évoque ses années d’enfance passées avec son grand-père à Saint Cloud, petit bourg maritime à l’ouest d’Alger : "Le bon vieux temps ! Il lui revient très agréable, exquis, incarné par la seule personne de son grand-père qui lui faisait faire des rêves, lui fait adorer la mer, la poésie et la vie."

Mais le grand-père n’a pas que des contes merveilleux à lui raconter. L’aïeul a été lui aussi victime des parrains du "zaïm" des trois premières années de l’indépendance du pays, du "colonel" auteur du coup d’Etat et du "gouverneur" qui voulait assurer sa réélection à la tête du pays en pactisant avec les islamistes avant d’être forcé à quitter le pouvoir au lendemain de la révolte du 5 Octobre 1988. L’aïeul, lettré, amoureux de la poésie et de la mer qu’il a inoculé à son petit-fils qui, en quelque sorte, est le gardien de sa mémoire, a vécu ces périodes clé de l’histoire de l’indépendance du pays et son petit-fils, l’acteur et le narrateur, entrecoupe la narration de son propre drame, par des flash-backs remontant aux origines historiques du mal par la voix de l’aïeul qui raconte sa jeunesse en France au temps du PPA, les luttes intestines des partis nationalistes et les dérives des prises de pouvoir dans les complots, la torture, les assassinats des régimes dictatoriaux dès l’indépendance du pays.

S’opère alors ce glissement, un double dérapage : celui d’une indépendance confisquée qui a vu la guerre de libération nationale produire des régimes dictatoriaux de la postindépendance s’appuyant sur la révolte d’Octobre 1988 détournée au profit de l’islamisme politique et de ses bras armés.

Le glissement dont il s’agit dans ce roman opère des va-et-vient entre l’histoire du nationalisme algérien par la bouche de l’aïeule et la décennie noire dans laquelle le narrateur journaliste tutoie la mort violente, perd ses repères, erre dans la capitale, fuyant sans cesse le danger, le cauchemar lancinant de mourir égorgé :

"Sa mort continue toujours à le hanter. Tout ce qu’il souhaite faire maintenant, c’est de mourir de cette belle mort naturelle, portée par les archanges dans un linceul immaculé. Il hurle de nouveau. Ses bourreaux se confinent dans leur silence. L’homme au long couteau, le plus petit d’entre eux, lui pose son pied gauche sur le ventre. Se penche doucement sur lui et lui passe le couteau sur la gorge (…) Son bourreau marmonne des choses invraisemblables. Il crie : Allah Akbar ! Il passe le couteau sans sourciller. Le sang gicle sur sa chemise bleue. Il esquisse alors un large sourire narquois puis se lance dans des rires hystériques, on dirait un vrai primitif… Le corps baigne dans le sang confondu dans la boue. Ses assassins pouffent de rire avant de disparaître dans le ténèbres. A cet instant-là, il se réveille en sursaut et se retrouve seul dans sa chambre noyée dans le noir."

Le narrateur Abdellah El-Hamel, comme son nom l’indique, erre dans la capitale, Alger, entre le bureau de son journal et les planques pour échapper à "l’homme au couteau" des GIA. Dans son journal intime et de l’urgence, il remonte aux origines du mal par le récit de son grand-père sur l’Algérie des premières années de l’indépendance…

Tarik Taouche, une mémoire en lambeaux

Dans son roman Schyzos, petites histoires de gens lambda, Tarik Taouche peint une galerie de personnages désaxés par le drame collectif de l’Algérie des années 1990 et par une tragédie intime qui n’en est pas exempte…

Le passé récent ressurgit en eux presque à leur insu avec ses séquelles, ses traumatismes, ses angoisses et ses névroses. Pourtant, les protagonistes sont jeunes et ne souffrent d’aucune pathologie mentale; ils font partie de ces "petites gens lambda" des quartiers populaires de la capitale, Alger, décrite, ici, sous les traits nervaliens, hallucinatoires de ses lieux d’enfermements. Telle la vivent ces êtres de solitude, emportés dans les dédales de leur mémoire et ils n’ont d’identité que celle-là. Trois récits sortent du lot et constituent l’ossature d’une analyse introspective des personnages qu’ils mettent en scène.

Dans la nouvelle "Sous les pales", c’est un jeune couple, Selma et Fouad, comme il s’en trouve de plus communs dans la cité algéroise, qui revisite un restaurant chic de la capitale où ils s’apprêtaient à fêter leurs fiançailles quand la déflagration d’une bombe déchiquette leur bonheur et leur rêve de voyages. Ils échappent physiquement à l’attentat mais les séquelles psychologiques sont profondes. Ils décident de revenir sur le lieu du drame qui fut, l’espace d’un instant fugace, promesse de bonheur. Ce n’est plus que murs effondrés, un amas de pierres, de débris de tables, de morceaux de nappes rouges. Ils sont dans ce chaos et s’efforcent de revivre leur passé, leurs mutuelles promesses, les voyages imaginés, mais c’est l’horreur qu’ils revoient dans toute son ampleur. Des fragments de souvenirs heureux se mêlent aux lambeaux de corps humains. Le récit froid de l’attentat s’oppose aux réminiscences romantiques du jeune couple rescapé.

Rachid Mokhtari

Lire la suite ici : http://www.freealgerie.com/debat-du-jour/288-la-jeune-litterature-algerienne-ou-lenvers-du-cinquantenaire-de-lindependance-v.html

Le glissement, de Hamid Abdelkader (Ed. Marinoor, 1998)

Schyzos, petites histoires de gens lambda, recueil de nouvelles de Tarik Taouche (Ed. Chihab, 2010)

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