De l'article 2 à l'article d'El-Watan, ou Alger déchirée pour un roman

Samedi. Il est treize heures dans Alger inondée de soleil quand trois gros véhicules de police prennent position dans la place Emir Abdelkader. L’un d’eux stationne devant la librairie du Tiers-monde. Les deux autres occupent l’angle de la rue Ben M’hidi et le parvis de la mairie.

Des hommes de la brigade d’intervention se déploient devant la terrasse du Milk Bar, à quelques mètres de la librairie ; des officiers en civil, talkies-walkies à la main, s’échangent les instructions… L’ambiance est tendue mais les clients du Milk Bar, eux, attablés devant leurs glaces, ne se doutent de rien. Priorité au soleil. En face, pourtant, devant la librairie, risque de se produire un affrontement à la fois sérieux et cocasse : un affrontement pour un roman ! Le Mensonge de Dieu. Le dernier né de l’écrivain journaliste Mohamed Benchicou, et que l’auteur devait signer, précisément ce jour-là, dès 14 H à la librairie du Tiers-Monde. On attend une grande foule, comme à chaque fois que Benchicou dédicace ses ouvrages, mais une foule pas forcément unanime. Le mensonge de Dieu n’a, en effet, pas que des fans. Le livre, qui connait un succès retentissant malgré son prix élevé – "Le premier tirage est épuisé, nous confirme l’éditeur, on s’attèle au second tirage" - s’est fait de solides ennemis chez les islamistes ou supposés tels. Une « association de protection des commerçants » de Bab-El-Oued a déposé plainte contre l’auteur du livre, devant le tribunal de Bir-Mourad Raïs, pour "outrage à Dieu". Le président de la dite association invoque l’article 2 de la Constitution qui proclame que "l’Islam est la religion de l’Etat". Un article d’El-Khabar, paru la veille, finit de jeter le feu aux poudres. On y apprend que des affiches ont été placardées devant les mosquées appelant les fidèles à condamner le livre et son auteur pour "atteinte au Coran", "insultes à l’islam", "outrage à la sensibilité du peuple algérien" et à "la grandeur du Tout-Puissant Allah". El-Khabar croit savoir qu’un sit-in contre Mohamed Benchicou est programmé vendredi après la prière, devant le siège de cette association située au 8, rue Brahim Gharafa, à Bab-El-Oued, et auquel est convié Belkhadem ainsi que d'autres personnalités. Le sit-in devait être suivi d’une conférence de presse.

Aussi, la séance de dédicaces de ce samedi après-midi là risquait-elle de tourner en échauffourée entre pro et anti-Benchicou. "Nous sommes venus soutenir le livre et le droit à l’expression, nous dit Yasmina. Basta de l’inquisition ! Vive l’Algérie libre et démocratique !" Un vieil enseignant, le livre à la main, acquiesce discrètement : "On voudrait tant qu’on ne parle plus à notre place…" Au loin, on aperçoit des visages connus : le syndicaliste Badaoui, Malika Matoub, l’avocat Miloud Brahimi, Belaïd Abrika, Abrous Outoudert, le directeur de Liberté, le cinéaste Bendedouche…Devant l’entrée de la librairie, Ali Bey, le responsable, est passablement inquiet. Il confirme avoir fait appel à la police… "Je voulais prévenir…" Adel, un jeune militant FFS, rectifie : "Non, pas seulement prévenir, mais s’élever contre cet appel au lynchage de Benchicou ! On ne doit pas se taire !".

Quelques minutes avant quatorze heures, l’officier, devant nous, lance sur son talkie-walkie : "Attention, il arrive…" Une Fiat beige s’arrête devant la librairie et Benchicou, tout habillé de blanc, en sort, décontracté. Il s’attarde à serrer quelques mains, bavarde avec un groupe de femmes, puis pénètre dans la librairie. Abrous Outoudert en profite pour se faire dédicacer le livre et le félicite chaudement. Benchicou est-il inquiet des menaces proférées à son encontre ? Il sourit. "Inquiet ? Non. Amusé, plutôt. Amusé par les efforts granguignolesques que déploie cette vénérable association, dont je suppose qu’aucun des membres distingués n’a lu le livre, pour falsifier le contenu de l’ouvrage. Ils ont réduit une grande fresque romanesque censée nous entraîner sur les traces du peuple algérien de 1870 à nos jours, à une banale histoire d’hérésie ! Je suis amusé par leur prétention à vouloir s’ériger en défenseurs de Dieu et en porte-parole de ce peuple.

L’un comme l’autre se passerait volontiers d’une coterie que le mendiant du cimetière d’El-Kettar, narrateur du roman, classerait volontiers parmi ceux qui s’emploient à faire fortune sous les minarets. Au nom de quel peuple parlent-ils ? J’ai rencontré des centaines de lecteurs tout aussi pieux que nos commerçants de Bab-El-Oued, et aucun n’a fait la moindre objection sur le titre. Aussi, suis-je à me demander si ces commerçants se portent au secours de Dieu ou d’eux-mêmes ? Je crains fort qu’ils ne soient effrayés par ce peuple à l’écoute du monde, qui ne rêve plus d’un mythique État islamique pur et dur, mais d’une démocratie qui respecte ses droits et libertés."

Un universitaire rétorque : "Vous n’avez pas de craintes quant à ce rappel solennel de l’article 2 de la Constitution ? En plus d’un appel au lynchage, l’appel de l’association n’est-il pas une injonction à l’Etat de jouer son rôle d’inquisiteur ?" Mohamed Benchicou fait la moue comme s’il n’avait pas le cœur à débattre. "Je vous rappelle, cher ami, que ledit Etat a déjà sévi contre Le Mensonge de Dieu. Une première fois en le censurant. Une seconde fois en accusant son auteur d’être à l’origine de l’arrestation d’une consœur, Nadia Kerboua, une manigance politico-policière à laquelle s’était tristement prêté notre confrère El-Watan dont il ne me semble pas avoir lu un quelconque mea-culpa. Peut-être faut-il attendre que M. Belhouchet rentre de vacances… Alors, voyez-vous, je ne saurais dire qui de l’article 2 ou de l’article d’El-Watan constitue le plus redoutable motif de méfiance…". Puis, reprenant son sérieux : "Cela dit, brandir l’article 2 est un précédent grave. Aujourd’hui c’est contre un livre. Demain…Oui, il ne faut pas se taire…" Un individu en kamis et barbichette, l’accoste : "J’ai lu le livre, et j’ai compris ce que vous vouliez dire… Je voulais que vous le sachiez !"

Quatorze heures pile. La signature commence. Pendant trois heures, défileront des lecteurs de tous âges, de toutes conditions, émus, tout autant que l’auteur, par ce moment de retrouvailles. Des journalistes de la presse arabophone assaillent Benchicou de questions. L’un des derniers lecteurs à se faire signer le livre est Ali Haroun, ancien membre du Haut comité d’Etat. L’après-midi tant redouté s’achève plutôt bien. Ali Bey ne cache pas sa joie : "Ah, si toutes les séances de dédicaces traînaient autant de monde… On vient de battre un record !"

Et si, à bien y regarder, c’est cet engouement populaire pour un livre censé être hérétique, qui irrite nos "islamistes" ? Et si l’initiative de nos commerçants signifiait que rien n’est plus comme avant, que la société algérienne, comme les sociétés arabes, est déjà dans le débat démocratique et que les obscurantistes comme les régimes mènent une course perdue d’avance ?

Hamid A.

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Commentaires (2) | Réagir ?

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Habib Djarmouni

Cette presse arabophone dont les journalistes ne lisent jamais de livres et qui apprend à ses lecteurs la haine du livre et de la lecture est un phénomène algérien. Les islamistes égyptiens, marocains ou d'ailleurs lisent des livres mais les nôtres se contentent de rumeurs, de mensonges.

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khelaf hellal

Des commerçants de Bab-El-Oued qui brandissent la menace de l'article 2 de la Constitution pour s'attaquer au dernier roman de l'écrivain- journaliste M. Benchicou " Le Mensonge de Dieu ", je trouve que c'est un peu fort dans l'arnaque commerciale, ces commerçants se portent-ils au secours de Dieu ou de leur fonds de commerce qui prospère sous les minarets ? On voit que la symbiose est parfaite entre rabatteurs et pigeonneurs de derrière la vitrine. Dieu et l'argent ne font qu'un en somme dans cette immense arnaque.