Rencontre en prison avec des cadres de Sonatrach sacrifiés (2ère Partie)

Rencontre en prison avec des cadres de Sonatrach sacrifiés (2ère Partie)

- Je sais que pour toi, tout est simple, un assassin porte une gueule d’assassin,
une barbe en sus, peut-être même une tenue d’assassin ! Mais regarde-nous bien : est-ce que nous avons une gueule d’assassin ? Pourtant, nous avons tué…Apprends donc à regarder derrière l’écran des évidences, Ami Moh…
Malek et Ferah étaient affalés sur le canapé de ma chambre d’hôtel, un verre à la main, décidés à m’empêcher de dormir. Ils étaient accompagnés d’un homme aux grosses lunettes qui tenait un calepin rouge à la main, et d’un autre, malingre, qui toussotait méchamment :
- Vous avez vu l’heure ?
- Depuis quand dort-on tôt en prison ?
- Mais je ne suis pas en prison !
- Ah, ah ! Toujours aussi drôle ! Tu ne peux pas changer de blague ? Je te l’ai déjà dit, Ami Moh : tu es seulement sorti de prison, tu ne l’as pas quittée…Et elle non plus ne te quittera plus jamais…Tu n’aurais pas une cigarette ? Heu…Plutôt deux cigarettes…Non, soyons sérieux : on est venu parce qu’on t’a entendu te battre contre tes vieilles certitudes…
- Vous m’avez entendu ?
- Oui, on sait tout, on entend tout de toi, même quand tu ne parles pas. On te suit à la trace. Même quand tu te bats contre toi-même ! C’est ça l’éternité de la prison…Au fait tu as reconnu nos deux compagnons ?
- Non… Pourquoi devrais-je les reconnaître ?
- Parce qu’ils t’ont côtoyé durant deux ans ! Tu n’as pas reconnu Salem et Azzi ? Tu vieillis, Ami Moh !

Je n’avais pas reconnu Salem et Azzi. Un peu parce qu’ils avaient changé, mais un peu aussi parce que ma mémoire n’était plus aussi aiguisée.
Salem et Azzi sont deux personnages des Geôles d’Alger, deux cadres du pétrole que j’avais laissés à El-Harrach, deux détenus de substitution aux vrais commanditaires de la rapine qui, eux, couverts par les plus hauts sommets de l’État, jouissent de l’impunité et de la myopie d’une justice aux ordres. Ingénieurs en pétrochimie, Salem et Azzi font partie de la première escouade de spécialistes de mon pays du pétrole formés après l’indépendance et à qui le Territoire des Frères Ali Gator doit d’avoir développé son réseau d’hydrocarbures et édifié l’entreprise Sonatrach. Ils dérangent bien souvent, par leur compétence et leur probité, des machinations mafieuses et des projets inavouables, comme la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui prévoyait, en 2004, d’ouvrir la propriété du sous-sol aux compagnies étrangères liées aux Frères Ali Gator. Ils sont alors vite écartés. Salem et Azzi se sont retrouvés à El-Harrach à la suite d’une ténébreuse et anonyme plainte pour « malversation » que le juge a aussitôt enregistrée.
- Azzi, tu portes des lunettes, maintenant ?
- Mieux vaut attraper la myopie que la tuberculose comme Salem…
- Salem, tu as la tuberculose ?
- Bah ! il faut bien attraper quelque chose pour passer le temps en prison…
- Je vois que tu n’as rien perdu de ton sale esprit d’autodérision.
- On n’est pas venus pour te raconter nos misères, mais juste pour t’écouter. Alors, tu te demandes pourquoi les Frères Ali Gator s’obstinent à ignorer leur tumeur par le mensonge et la fourberie ? On t’écoute…
- Ben …Que veux-tu que je te dise ? C’est certainement pour étouffer cette seule vérité qui le hante : ils sont structurellement et idéologiquement inaptes à mettre fin au terrorisme. La vérité est que le terrorisme ne sera vaincu qu’avec le départ de ce régime. Et, c’est connu, c’est le pouvoir qui, en traitant avec les tueurs, redonne, régulièrement, son second souffle au terrorisme. Bref, puisque tu me le demandes, en choisissant de s’installer dans le Territoire, Al-Qaida a choisi l’État le plus faible.
- C’est peut-être vrai. Tout cela semble vrai. Mais, vois-tu, nous avons appris ceci des juges qui nous ont condamnés : il ne suffit plus d’énoncer des vérités, il faut aussi les prouver. Quelle preuve as-tu ?
- Mais vous me gonflez ! Ce sont quand même nos dirigeants qui avouent leur impuissance…Je sais que vous n’écoutez pas le Grand Vizir Yazer, ou le chef de la police, Ali Tounsi…
- Depuis quand crois-tu à ce que disent les dirigeants ? Surtout ceux-là, ils t’ont bien mis en prison, non ? Depuis quand les crois-tu ?
- Depuis qu’ils avouent que le régime grabataire est incapable de contenir le terrorisme d’Al-Qaida…
- Et pourquoi, d’après toi ?
- Parce que ce régime est coupé de sa société, il ne bénéficie plus de l’apport de la population dans la traque des terroristes, comme c’était le cas dans les années quatre-vingt-dix. Parce qu’il est corrompu, livré à des mafias de toutes sortes, vous en savez un bout …
- Et même deux bouts ! La rente c’est Sonatrach, et Sonatrach c’est l’empire feutré de la magouille, des sponsorings maquillés, des immeubles surévalués, des fausses factures de Brown and Root Condor et des commissions occultes…Gare aux innocents ! J’ai passé ma jeunesse à construire le complexe pétrochimique d’Arzew pensant jouir de la reconnaissance pour ma vieillesse. Voilà où je suis à 65 ans !
- Laisse-le parler, tranche Salem. Quel rapport avec les attentats ?
- Le pouvoir a laissé se développer des réseaux parallèles par lesquels transitent les arsenaux terroristes qui peuvent à loisir faire entrer des hommes, des armes ou même des camions bourrés d’explosifs. Il est ligoté par sa propre perversion.
- D’où, d’après toi, la main tendue aux terroristes ?
- Absolument. Traversé par des courants mafieux qui ne songent qu’a s’éterniser autour de la rente, il n’est obsédé que par sa survie, et prêt à toutes les capitulations pour se maintenir à la tête du pays. c’est ce qu’il fait : en dépit de son impuissance et pour rester au pouvoir, il ne cesse de tendre la main à la seule force qui le menace, les groupes armés islamistes, affichant une vulnérabilité et une aptitude constante à l’abdication dont se nourrit Al-Qaida. La survie du pouvoir passe obligatoirement par un pacte avec l’islamisme, un pacte entre parrains.
Salem se gratte le menton, me fixe d’un œil espiègle, et conclut d’une voix posée :
- Donc, pour répondre à notre ami Malek, c’est ce pacte-là que le régime cherche à camoufler par la stratégie du mensonge….
- Il est obsédé par l’ampleur du naufrage politique. Reconnaître la réalité de la guerre serait reconnaître l’échec du pacte avec les islamistes armés. Dans la bouche de nos dirigeants, la « réconciliation nationale » a réussi et les attentats qui endeuillent le pays ne seraient que les « derniers soubresauts » de bandes d’irréductibles égarés qui refusent de se rendre. Pour les Frères Ali Gator, il n’y a pas de forces terroristes au sein d’une hostilité structurée. Il n’y a pas d’Al-Qaida. Il n’y a pas de guerre. Et le citoyen est prié de « dormir sereinement » dans un pays qui, pourtant, se déchire.
- Et je suppose que tu es de ceux qui pensent que la jonction entre le Groupe salafiste et Ben Laden est un tournant dans la guerre que livre le terrorisme international à Territoire des Frères Ali Gator
- En tout cas, c’est pris très au sérieux par les capitales occidentales...Mais je vois que tu n’en crois rien…
- Que veux-tu, je fais partie des gens à qui ces perspectives pas agréables à entendre, n’inspirent que des rictus d’incrédulité.
J’avais en face de moi deux redoutables esprits sceptiques que la prison avait rendus encore plus circonspects et, ce qui n’arrangeait rien, un brin ombrageux. Je relève le défi :
- Vois-tu, Salem, je comprends, ce sont là des sujets qui irritent et qu’on élude, en général. Je comprends aussi que pour nos esprits blasés, il est souvent irrésistible et parfois salutaire, pour échapper à l'emprise de nos tourments, de ne parler que des joutes subsidiaires de notre temps, du foot ou des femmes. Mais s’il est naturel de se divertir de nos malheurs par de séduisants exutoires empruntés au voisinage, il devient impardonnable de croire à nos propres subterfuges. Même en solides alibis à la dérobade, ils ne font que nous amuser pendant que la tumeur s’attelle à terminer sa besogne.
- Et tu peux aussi comprendre « que pour nos esprits blasés », il est « souvent irrésistible et parfois salutaire » de douter des apparences ? Et la guerre des clans, Ami Moh ? Kaiser Moulay, les Têtes-képis, les milliards de dollars…
- Tu sembles avoir une explication…
- Kaiser Moulay veut faire cavalier seul. Il joue un jeu dangereux. C’est vrai qu’il s’allie avec tous ceux qui peuvent fragiliser l’autre camp : les chefs islamistes, les capitales étrangères, la justice internationale…mais les autres ne se laisseront pas faire…Tu verras : ce sera l’année des coups bas. C’est ça le propre d’une guerre des clans : elle est toujours sale !
- Toujours avec tes mauvais jeux de mots…Allez, bonne nuit !

Mohamed Benchicou
Extraits de Journal d’un homme libre - 2009

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Commentaires (3) | Réagir ?

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Ishak

Cher Benhabra je peux vous resumer leurs memoires en deux lignes. se referer a la liquidation cruelle du plus jeune colonel de la revolution, vite on comprend que le pays est entre les mains des pires ennemis du peuple Algerien. Un digne heritier du prestigieux colonel Si elhouas, encore un autre, liquidé lui aussi en meme temps que le glorieux colonel Amirouche, encore un autre encore et encore.

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mofredj kamal

on lisant cet article, vous remuez le couteau dans une plaie non cicatrisée à jamais. votre article je connais un bout. Amicalement vous. Un ex cadre de la chère patrie.

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