Bachir, au nom du père …

Bachir, au nom du père …

Par Mohamed Benchicou

Il a fini comme il a vécu : seul ! Je veux dire dans cette solitude seigneuriale que seuls connaissent les grands incompris, les créateurs tourmentés et les éternels passionnés ; une solitude intime, féconde et parfaitement invisible pour les esprits communs qui n’en devinent ni la douleur, ni la puissance ni encore moins le privilège.
Aussi, à lire, hier, les hommages émus qui ont fait écho à l’annonce de sa mort, ai-je été réjoui d’apprendre que nous sommes si nombreux à nous revendiquer de Bachir Rezzoug mais, hélas, tout aussi nombreux à lui être infidèles.
Evoquer Bachir, un jour, une larme, c’était aussi savoir d’où l’on vient, se remémorer nos prestigieuses filiations, c’était recenser, du coup, toutes nos infidélités. Et s’apercevoir, Dieu, à quel point nous avons démérité de nos exemplaires ascendances !
Si nous avons aujourd’hui si peu d’estime pour nous-mêmes, n’est-ce pas que nous sommes dépourvus de panache, ayant bradé celui de nos pères ? N’est-ce pas de s’en être interdit les saveurs qui rend notre métier si insipide ?
Bachir emporte avec lui une grâce inexplorée.
Bachir emporte avec lui une obstination inaccomplie. Une vertu mystérieuse.
Et un livre qu’on n’a jamais ouvert.
Bachir a repris une flamme qui nous reste étrangère : le journalisme indépendant !
Nous sommes la presse désinvolte, oublieuse de sa grandeur.
Que gagnerions-nous, alors, de capital, à nous rappeler Bachir ? Une jouvence délicieuse : redevenir amants. Car enfin, avouons-le, quelle autre fascination nous a jetés dans les bras de ce métier que cette illusion, toujours vérifiée, de pouvoir le pratiquer en éternel libertin ? Or, c’est précisément le grand trésor que nous laisse Bachir : le journalisme, sur cette terre surtout, le journalisme est une fabuleuse impiété. Bachir appelle cela le « devoir d’impertinence ».
Exercé dans la passion, il libère l’homme de toutes les servitudes et de toutes les religions, celle de l’argent comme celle du pouvoir. C’est la clé du journalisme indépendant.
Mais qui exerce encore ce métier dans la passion ? À l’heure où des éditorialistes à l’âme de métayers prêtent leurs voix aux sarabandes officielles pour le troisième mandat, la question n’était pas superflue.
C’est toutes ces dérives qui condamnent le journalisme à ses yeux, qu’a su s’épargner Bachir : servitude du pouvoir et de l’argent, l’obsession de satisfaire les puissants, l’amputation de la vérité sous un mobile commercial
ou idéologique, l’adulation, la vulgarité…
Bref, le mépris de ceux à qui l’on s’adresse….
Oui, se rappeler Bachir et redevenir amant.
Amant d’une fascinante profession toujours inassouvie, de ses journées à s’en tourmenter, de ses nuits à vouloir s’en délivrer.

* * *

La presse de Bachir cherchait à éclairer plutôt qu’à plaire.
Bachir a utilisé la presse comme le plus démocratique des porte-voix sans en aliéner la modernité.
Il l’a fait pour continuer ceux qui nous avaient précédés.
Pour la mémoire de son père, avocat, communiste, avec lequel il fut interné à Theniet-El-Had durant un an par l’armée coloniale.
Il l’a fait pour son village meurtri.
Il était l’un des rares à pouvoir dire comme Camus, « nous sommes quelques uns à ne pas supporter qu’on parle de la misère autrement qu’en connaissance de cause »
À son peuple, Bachir avait choisi d’offrir un autre journalisme que celui des lampions.
C’est ce qu’il était venu dire, à sa dernière apparition publique, ce 14 juin 2008 à Tizi-Ouzou, aux centaines de compatriotes venus l’écouter, le remercier, le consacrer. Les gens humbles de sa terre, qui lui ont fait oublier que ses « amis » n’étaient pas là et qu’ils se réservent pour les éloges posthumes.
Ce jour-là, nous avions décidé de distinguer Bachir Rezzoug.
Pourquoi Bachir ? Parce que c’est Bachir. Et que dans les terribles instants de doute et d’égarement, il devient primordial de donner un nom au père inconnu.
Il était temps, aujourd’hui, pour la presse libre de mon pays, sujette aux dévergondages, de savoir qu’elle a un père. Oh ! certes, un père parmi quelques autres, mais un père plus que d’autres quand même, sans doute le plus séducteur, peut-être le plus passionné, certainement le plus légitime.
Oui, il était temps de se rassurer sur son pedigree : notre journalisme est de race !
Il se dégage encore aujourd’hui, de chacun de nos journaux, l’odeur d’un siècle décisif, le regard de Pia, la colère de Kateb et le goût d’un levain oublié. Nous ne sommes pas dépouillés d’une épopée. Nous n’avons rien d’une génération spontanée. Nous sommes les enfants d’une longue chimère fécondée ; ses continuateurs désarmés ; ses héritiers insouciants.
Je crois que ce jour-là, au contact des hommes de son peuple, Bachir a fini moins seul.

* * *

Le lecteur. Voilà le seul maître. Bachir nous a laissé la preuve qu’on pouvait diriger un journal à succès sans forcément le réduire à une simple entreprise commerciale soumise à la loi capitaliste de l’offre et de la demande.
C’est ce qu’il fit avec l’inoubliable La République, au début des années 70, ce quotidien qui marqua des générations d’esprits et qui reste, à ce jour, un phénomène inégalé d’insolence, de liberté d’esprit et de rigueur professionnelle. Avec La République, Bachir a étrenné le devoir d’impertinence à l’intérieur du système du parti unique ! Et il a réussi !
Mais Bachir l’impie nous a laissé cette autre démonstration qui ébranla, en son temps, le mur des idées reçues : fabriquer un journal populaire sans en faire un instrument de puissance soumis à la règle totalitaire de la propagande. Ce fut Alger républicain !
L’aventure qui l’aura le plus passionné. Et que j’eus le privilège de partager avec lui.
Avec Alger Républicain, Bachir tint tête aux archevêques de l’orthodoxie idéologique ainsi qu’aux muftis de la presse et de la littérature qui obligeaient déjà les médias à ne s’intéresser qu’aux thèmes « vendeurs »…
Lui l’impie, prouva que l’on pouvait faire du journalisme même avec les choses dédaignées par les fetwas et la mode. Le journal déjoua tous les pronostics des paroissiens, surpris qu’on eût pu à la fois s’obstiner dans une ligne de gauche et s’engager sur la voie de la réussite commerciale !
Oui, à son peuple, Bachir avait choisi d’offrir un autre journalisme que celui des lampions.
À La République, Alger ce soir, Actualités, Alger républicain et même El-Moudjahid, contre les machiavéliens, il a laissé l’idée d’une presse moderne, lumineuse et pourtant virile, à la voix respectable, construite sur la vitalité plutôt que sur la l’allégeance, la pure objectivité et non la rhétorique, l’humanité et non la médiocrité.

* * *

Bachir fut mon premier directeur, à la République, où j’ai débuté en tant que correspondant sportif.
C’est à Alger républicain, ce journal qu’il fallait ressusciter, que je fis connaissance de l’homme.
Pour découvrir l’image d’un homme heureux, il fallait avoir surpris
Bachir rayonnant devant les amis ou hilare devant ses enfants, fier avec sa fidèle Bibiya.Mais pour avoir le spectacle d’un homme comblé, il fallait avoir surpris Bachir dans une salle de rédaction, tourmenté par l’édition à naître, Bachir en train de traquer l’évènement, concevoir une mise en page, pourchasser la formule, s’épuiser sur une manchette, persécuter le photographe, s’acharner sur l’introuvable illustration, se tourmenter de la légende, s’obséder d’un jeu de mot, Bachir en train de créer, Bachir en train de procréer, puis Bachir triomphant, Bachir exaucé, retombant en enfance devant son oeuvre, Bachir ayant fécondé sa profession par son talent, Bachir épuisé d’un bonheur incomparable et furtif qu’il lui faudra renouveler le lendemain… Bachir prêt pour la nuit qu’on ne peut pas ne pas prolonger, prêt pour le dernier verre, Bachir qui passera du surmenage au vide, puis au vertige du petit matin, à épuiser le désenchantement avant de repartir à la conquête d’une autre volupté, la volupté du jour : un nouveau journal.
Avec lui, comment sortir indemne d’une passion ? On deviendra des amants fidèles. On respectera la musicalité de l’écriture, on fera la chasse aux hiatus et aux assonances, on cherchera le raccourci, et on apprendra à séduire: « l’édito, une idée, deux feuillets », « reportage : des faits, de la couleur » Et Bachir a repris tout cela.
Ce livre qu’il va falloir réécrire.

M.B.

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Commentaires (6) | Réagir ?

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outré

hey et maintenant on as plus de journaliste courageux ils s'autocensur ou bien il téte un peux du bon matelas de dollars que cette mafia sait bien servir ceux qui facilement vendent leur ame

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Athali

C'est tout de même bizarre ! c'et toujours le meilleur qui s'en va ! pourquoi cette injustice?

Je me rappelle toujours cette phrase, cette vérité, lancée à la tête de Abassi Madani, un soir à la télé toute balbutiante : Vous êtes un danger pour le pays, Mr Abbassi !!!

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