La compétition entre francophones et arabophones (Par Lahouari Addi)

Seconde partie de la réflexion que nous a fait parvenir l’universitaire algérien Lahouari Addi.

Elle a été précédée par une explication de l'auteur et par la première partie : Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale

Elle sera suivie par : 3. Les imams-enseignants

La situation de l'intellectuel en Algérie présente des particularités liées à l'histoire du pays et aux conditions à travers lesquelles la société a été insérée dans le processus de modernisation et a été confrontée à la modernité politique.

Profondément déstructurée par une colonisation de peuplement qui a duré plus d'un siècle, l'Algérie a eu à affronter au lendemain de son indépendance des problèmes culturels relatifs à l'identité nationale et des problèmes sociaux et économiques dont la solution réside dans le développement. Cette accumulation de problèmes de différents ordres s'est traduite dans la structure de son élite, dont une fraction est francophone et plus sensible au développement économique pour résoudre la question sociale (chômage, analphabétisme, croissance démographique, malnutrition, etc.), et l'autre fraction, arabophone, préoccupée par l'affermissement de l'identité culturelle arabo-islamique [1].

Ces deux fractions de l'élite, traversant le mouvement national sous la colonisation et présentes dans l'État à l'Indépendance, ont toujours coexisté, liées par des compromis où les arrières-pensées chez les uns et les autres n'étaient pas absentes. Mais, paradoxalement, alors que l'Indépendance était censée les rapprocher et les fondre dans une nouvelle élite, elles les a encore plus éloignées et même dressées l'une contre l'autre [2]. D'un côté, les arabophones, culturellement plus proches du peuple, poursuivant l'utopie de faire revivre l'héritage culturel pré-colonial, et de l'autre côté, les francophones, plus attirés par les valeurs universelles, cherchant à opérer la greffe de la modernité par le biais de l'État, Divisée culturellement et idéologiquement, l'élite l'est aussi politiquement en raison des luttes pour le contrôle des postes dans l'appareil d'État, luttes dans lesquelles les intérêts matériels ne sont pas étrangers. L'État utilisait les francophones pour leurs compétences techniques, leur confiant des tâches de direction économique et de gestion administrative, et utilisaient les arabophones à des tâches d'orientation culturelle et idéologique : dans l'enseignement, le parti unique, les médias...

Les constantes

Le clivage linguistique traverse tous les appareils d'État, y compris l'armée, mais tend à s'effacer au sommet, probablement en raison de la solidarité de corps entre les responsables. Un pouvoir illégitime dépend de sa cohésion au sommet de l'État. Mais l'élite arabophone, à l'inverse des francophones, ne se limite pas à sa fraction servantdans les appareils centraux de l'État. Elle est aussi fortement présente dans la société où elle se pare du discours religieux dans lequel se reconnaît le petit peuple. Intervenant très souvent à la télévision, les intellectuels arabophones y défendent les valeurs sociales à partir de la morale religieuse et y défendent ce que le discours politique appelle en Algérie les constantes nationales (ettawabii d watania) qui sont principalement au nombre de deux : la langue arabe et l'islam. Ce discours trouve son prolongement à la mosquée où, au fil des ans, il glissera, d'une part, vers une revendication identitaire et, d'autre part, vers une contestation du pouvoir du point de vue moral.

Avec l'effondrement de l'économie administrée, supposée à l'origine fournir une légitimité au pouvoir, l'élite francophone s'est trouvée doublement disqualifiée du fait qu'elle s'était longtempsidentifiée au discours économique de l'État, lui apportant la caution scientifique. En effet, les économistes universitaires, dans leur majorité francophones, organisaient des colloques et écrivaient des articles et des thèses qui montraient le fondement scientifique de la « voie non capitaliste de développement, du socialisme, du système de prix administrés et des industries industrialisantes ».

À l'inverse, l'élite arabophone, qui s'est désintéressée des problèmes sociaux du développement, ne se sent pas concernée par l'échec économique et recueille les fruits de son discours culturel. Cette position lui permet de glisser dans l'opposition et de se poser comme émanation idéologique de la société contre le pouvoir, accusé d'être détenu par des francophones appelés hizb frança (parti de la France).

En schématisant, le francophone serait un intellectuel organique s'identifiant à l'État dont il voudrait qu'il soit l'instrument de la modernisation et des transformations sociales, et î'arabophone, s'appuyant sur le discours religieux, un dissident quiestime que cet État ne correspond ni dans la forme ni dans le fond au patrimoine culturel de la société dont il prétend être l'émanation politique. Dans les années soixante et soixante-dix, l'intellectuel algérien croyait avec naïveté faire oeuvre utile en s'engageant dans la mission de transformation de la société à partir de l'État, conçu comme lieu d'élaboration de la planification et de la maîtrise du marché dont il fallait modifier les logiques pour qu'elles obéissent à la finalité du développement économique. Ce faisant, il ne se posait pas de questions sur l'Etat, son contenu idéologico-politique, ses représentants et leurs visions, le fondement de son autorité, ou encore les mécanismes de légitimation, etc. Il était supposé servir la collectivité, et en premier lieu les plus démunis.

La naïveté

La naïveté de l'intellectuel à cette époque est qu'il croyait qu'il suffisait qu'un slogan soit formulé par le dirigeant pour que la réalité suive, ne se rendant pas compte que la production du slogan participait d'une duplicité où le verbe seul devait être révolutionnaire. Les profondes aspirations de la population au changement, à la modernité, à la participation au champ de l'État... étaient neutralisées par le discours du chef charismatique dont la présence rendait inutile l'institutionnalisation du pouvoir.

La nation devait s'incarner dans le leader qui refusait que la société soit traversée par des conflits politiques, ce qui aurait supposé qu'il soit soutenu au mieux - par une majorité et non par l'unanimité. Le chef charismatique ne veut pas dépendre de sa majorité ; il cherche à parler au nom de tous, au nom de la collectivité unanime qui affirme son unité dans le Tout qu'il représente. Aussi, le conflit n'a pas sa place dans cet ordonnancement du système politique. Le conflit, en Algérie, ne pouvait opposer que des Algériens patriotes à des étrangers cherchant à détruire le pays ou à des traîtres qui en seraient les laquais et les relais internes. De là, toute velléité à émettre des doutes sur la politique gouvernementale, toute aspiration à contrôler les dirigeants, voire à les choisir, tout débat public où se seraient exprimées des divergences d'appréciations, d'idées... étaient considérés comme des tentatives de déstabilisation du projet de développement menées à partir de l'étranger. Certes, il y a eu quelques intellectuels qui, de l'extérieur, tentaient d'attirer l'attention sur le danger d'une telle perspective ; d'autres encore, mesurant le risque de contrarier le discours dominant, préféraient garder le silence, supportant l'amertume de l'exil intérieur pour échapper à l'anathème.

Mais la majorité des intellectuels - principalement les universitaires francophones - ont cru à la magie du verbe qui fait que la réalité ne lui résiste pas, dès lors qu'il a été prononcé par le chef, ou couché sur les ordonnances sur lesquelles est apposée sa signature, les armoiries de l'État faisant foi.

L'intellectuel algérien, principalement l'universitaire, s'est intéressé plus à l'État, plutôt à ses discours et à ses projets, qu'à la société. Les travaux dans les années soixante et soixante-dix, les thèses notamment, portaient sur la volonté des dirigeants plutôt que sur la société et les pratiques sociales. Il s'agissait non pas d'analyser la société existante mais de la remplacer par une nouvelle maîtrisant la modernité et dans laquelle le conflit laisserait place à l'harmonie entre les classes différenciées uniquement par une division fonctionnelle du travail, consolidant aussi la symbiose entre le peuple et son État. Entre-temps, la croissance démographique s'amplifiait, la logique rentière prenait le pas sur celle du surproduit, la productivité du travail s'affaissait, le logement se raréfiait, la corruption se généralisait, l'irresponsabilité dans les entreprises d'État et dans l'administration s'installait, bref le lien social se délitait.

Le virage des années 80

À la mort de Boumédiène qui, par ses discours de chef charismatique,maintenait l'illusion de l'État démiurge, les intellectuels commençaient à avoir un autre regard sur la société, sur l'État et sur eux-mêmes, ayant le sentiment d'avoir été réveillés par une réalité qu'ils ne soupçonnaient pas, comme s'ils avaient été hypnotisés deux décennies durant. Les années quatre-vingt, c'était la critique du tiers-mondisme, du tout-État, de la planification et le retour des notions de vérité des prix, de société civile, de droits de l'homme, etc. C'était aussi les premiers maquis islamistes (en 1986-87) et les émeutes (1980 : Tizi-Ouzou ; 1982 ; Oran ; 1986 : Sétif ;1988 : à l'échelle nationale). Cette fracture entre l'État et entre différents groupes sociaux à l'intérieur même de cette population, qui s'annonçait déjà dans les années quatre-vingt, les intellectuels ne l'ont pas vue, jusqu'à ce que la haine et le meurtre se répandent dans la Cité.

Ceci est une une auto-critique collective et certains la jugeront sévère, mais le fait est là : l'universitaire était à ce point coupé de sa société qu'il ne percevait pas les tendances lourdes qui la « travaillaient », notamment l'islamisme, que nous qualifiions d'épiphénomène appartenant à la superstucture, et donc condammé à dépérir avec les représentations culturelles qui lui servaient de support. Il suffisait d'inaugurer des usines clefs-en-mains, payées par la rente pétrolière, pour que la nouvelle superstructure suive. Mais non seulement la superstucture nouvelle n'avait passuivi, mais l'usine clefs-en-mains devenait bientôt un fardeau pour le budget de l'État, et allait contribuer, par l'inflation, à aggraver la conflictualité dans les rapports marchands. Tout comme le sociologue croyait en la magie du verbe, l'économiste croyait en celle du signe monétaire, confondant contenant et contenu. Pour satisfaire les besoins sociaux de la population, il suffisait d'émettre de la monnaie, non en fonction de la production mais en fonction de la demande. Ailleurs, la richesse est créée ; en Algérie, elle est imprimée. Quelques années après, les lois de l'économie se sont vengées : marché noir, chômage, bidonvilles... Elles se sont vengées sur les plus démunis comme il fallait s'y attendre, mais elles ont aussi récompensé les nantis en augmentant leurs fortunes colossales, bâties sur la spéculation et la corruption.

Cette rupture avec l'environnement social allait fragiliser encore plus l'universitaire dont la production n'avait pas de public, et qui, par conséquent, allait dépendre encore plus du pouvoird'État qui a fait de lui son allié, plutôt son thuriféraire. La dimension critique du travail universitaire se défoulait sur des mécanismes impersonnels - l'impérialisme, les rapports sociaux de production... - et autres notions désincarnées qui relèvent plus du nominalisme verbal que de l'analyse de faits sociaux rapportés à des situations concrètes où seraient impliqués des individus en chair et en os. Le système social apparaissait dans la production universitaire comme surdéterminé par des forces extérieures que seule la volonté collective pouvait contrarier, diluant la responsabilité des agents sociaux, présentés comme ayant une potentialité de rupture - ou de conservatisme - à partir de motivations politico-psychologiques : le patriote versus le traître, l'altruiste versus l'égoïste... C'est ce hiatus entre l'objet imaginaire de l'universitaire et l'objet réel de recherche (la société et les pratiques sociales par lesquelles elle se reproduit) qui explique l'isolement de l'intellectuel dans la Cité, isolement aggravé par le fait qu'il n'existait pas dans le système du parti unique de sanction électorale ni de débat public qui l'auraient incité à s'autonomiser par rapport aux appareils d'Etat.

Dans ces conditions, est- il étonnant que la contestation soit venue des mosquées, portée par des imams-enseignants, dont le discours critique à l'endroit des dirigeants condamnait la corruption ? Le petit peuple y a tout de suite adhéré parce qu'il se sentait concerné. La dégradation des conditions de vie était perçue comme la conséquence de la corruption. Chez l'homme de la rue, la richesse est créée par la nature ou par Dieu qui en fixe généreusement la quantité afin que chacun puisse vivre dans la décence. Or la corruption contrarie ce plan bienfaiteur et entraîne des désordres dans la répartition qui font que les uns s'enrichissent au détriment des autres.

Lahouari Addi

[1] Ceci est une tendance générale,Il y a évidemment des intellectuels arabophones qui
donnent plus d'importance à la question sociale qu'à la question identitaire
[2] Le bilinguisme aurait pu dépasser ce clivage mais il a été écarté dès l'Indépendance au
niveau des options officielles

A suivre : 3. L'imam enseignant

Lire ce qui a précédé :

Préambule : une explication de l'auteur

Première partie : Les limites idéologiques du mouvement de libération nationale

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Commentaires (23) | Réagir ?

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Réponse au Messaliste

On ne peut aucunement dire que le kabyle est un dialecte comme ça d'un trait de plume. Vous devez consulter un linguiste digne pour en savoir son idée et d'arrêter de débiter n'importe quoi d'une manière puérile et irresponsable, voire raciale!

Respectueusement

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Auressienne Kahina Tamazight

Cet article m'a sauté aux yeux :La compétition entre francophones et arabophones, je crois rêver. Vous avez oublier la langue des autochtones de ce pays, avant la langue française et l'arabe. Bien sur je veux parler de la langue TAMAZIGH (berbère)

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