Aït Ahmed : une évasion réussie ! (V)

Hocine Aït Ahmed
Hocine Aït Ahmed

Depuis le dernier congrès du FFS, Hocine Aït Ahmed s’est retiré de toute activité politique. Agé et malade, ce nationaliste de la première heure a traversé depuis les années 1950 l’histoire contemporaine de l’Algérie. Aussi, Le Matindz ouvre son espace à Ramdane Redjala (*), qui propose aux lecteurs une analyse de la trajectoire militante de cet homme sur plusieurs parties. Portrait sans concession.

Dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1966, Hocine Aït Ahmed parvient miraculeusement à quitter subrepticement la prison d’El Harrach. Il aurait dû être libéré avec les derniers prisonniers du FFS en août 1965. Mais les nouvelles discussions engagées entre les putschistes et la direction du FFS plus divisée que jamais aboutirent à un échec. Prudent, le nouveau régime choisit de maintenir le leader en détention alors que son compagnon, André-Ali Mécili[1], sur qui pesaient de lourdes charges en tant que cadre du FFS et officier de la SM retrouva rapidement la liberté. Pour Abdallah Benhamza, cette évasion a été rendue possible par les conditions libérales de détention. "Il lui a été aménagé un appartement avec cour, où il pouvait recevoir tous ses parents sans témoins. Dans un deuxième temps, il devait être libéré. Je crois me souvenir que cela devait être à l’occasion du premier anniversaire du 19 juin." Hocine Aït Ahmed n’évoque jamais cet évènement dont on ignore au fond les tenants et les aboutissements. Le 26 mai 1966, lors d’une escale à Orly, il fit remettre une déclaration à la presse dans laquelle il aborde brièvement sa fuite. "J’ai personnellement organisé mon évasion, aidé par deux personnes seulement dont les noms ont été rendus publics. Aucune des personnes arrêtées, séquestrées et torturées, n’a participé, de près ou de loin, à cette opération…" Le Monde 28 mai 1966.

Réactiver le FFS

Confortablement et durablement installé dans la partie francophone de la Confédération helvétique, à Lausanne, grâce à la générosité de son beau-frère Khider et aux aides qu’il a pu obtenir auprès de certains pays notamment l’ex-Yougoslavie, Hocine Aït Ahmed menait un train de vie qui ne rimait pas avec la sobriété. Dès cette époque, il s’entourait d’un "cabinet noir", clandestinité oblige, qui lui permettait d’exercer un contrôle absolu sur l’organisation et les finances. Dans ce schéma, le bunker familial a joué et continue aujourd’hui encore à jouer un rôle déterminant. Etroitement associé à la gestion du Front des forces socialistes, tous les contacts sont filtrés par l’entourage familial. Le FFS n’a évidemment pas le monopole de cet esprit tribal et régional. A quelques rares exceptions, la plupart des partis politiques algériens ne fonctionnent-ils pas sur ce même modèle ?

Pendant deux ans, les tentatives de remettre à flot la felouque FFS avaient échoué. L’absence de perspectives claires, le flou idéologique et le refus de tout débat sur le devenir du mouvement avaient amené de nombreux cadres à le quitter. Au même moment, le putsch initié dans la nuit du 14 au 15 décembre 1967 par le chef d’état-major de l’ANP, le colonel Tahar Zbiri avec trois officiers membres de sa famille tourna au désastre. Or le zaïm avait suivi avec intérêt les développements de cette affaire. Il y avait mis tous ses espoirs et déplora les atermoiements de Zbiri.

Un malheur n’arrivant jamais seul, trois mois plus tard c’est toute la direction du parti au pays qui est décapité par la sécurité militaire dirigée par Abdallah Khalef alias Kasdi Merbah, originaire d’Ath Yanni. Celui-ci réussit à infiltrer le mouvement au plus haut niveau. Devenu squelettique, le FFS disparaît quasiment du paysage politique algérien pendant plus d’une décennie (1968-1979). L’opposition était alors incarnée essentiellement par le Parti de la révolution socialiste (PRS) qui a su trouver un second souffle avec l’arrivée d’une nouvelle génération de militants et quelques trotskystes issus du mouvement de mai 1968. Quant au Parti communiste algérien, il changea de sigle devenant Parti d’avant-garde socialiste (PAGS) tout en changeant de ligne politique. En effet, à partir de septembre 1969, il apportera un soutien critique au régime du colonel Boumediène qui tolère sa présence semi-clandestine.

1968-1978 : la traversée du désert

Face à cette nouvelle donne, Hocine Aït Ahmed décide de mettre le FFS en congélation en attendant des jours meilleurs. Au cours de cette longue période, seuls quelques fidèles dont Abdelhafid Yaha restèrent à ses côtés. Il profita de ce passage à vide pour s’inscrire à la faculté de droit de l’université de Nancy. Peu d’informations ont filtré sur cette tranche de vie du zaïm qui comme la plupart des dirigeants nationalistes adorent entretenir le mystère. Toujours est-il qu’en 1978, il soutient une thèse de 3e cycle consacrée "aux Droits de l’Homme dans la Charte et la Pratique de l’Unité Africaine" sous la direction du professeur François Borela.

Le retour sur la scène politique

Durant ces années de repli sur soi dédiées à ses études, Hocine Aït Ahmed et son parti étaient quasiment absents sur le terrain. Deux éléments vont faciliter leurs résurgences.

1- L’agitation entretenue autour de la question berbère en Kabylie, seule et unique région où le FFS était implanté, prenait son essor. Le travail de sensibilisation entrepris d’abord par l’Académie berbère[2] puis par les rares étudiants inscrits au cours de Mouloud Mammeri, le Groupe d’études berbères de l’université Paris VIII et le Front uni de l’Algérie algérienne (FUAA) a contribué à une véritable prise de conscience identitaire. Les débats organisés autour de la Charte dite nationale de Boumediène (mai/juin 1976) offrirent l’opportunité à des militants courageux de la cause berbère d’intervenir publiquement au risque de leur liberté. C’est dans ce contexte bouillonnant que le leader du FFS, pourtant réfractaire à tout ce qui touche à la spécificité de la Kabylie, noua des contacts avec quelques jeunes berbéristes qui commençaient à émerger et à faire parler d’eux.

Aït Ahmed et André Mecili

Aït Ahmed et André Mecili

2- André-Ali Mécili revient au bercail

Après avoir pris ses distances avec l’organisation en 1967 pour faire son droit à Aix-en-Provence, il est de nouveau disponible pour la politique. Devenu avocat, il s’inscrit au barreau de Paris après un stage pratique auprès de Me Mourad Oussedik. Il ouvre son premier cabinet au 176, rue du Faubourg Saint-Denis dans le Xème arrondissement qui sert à la fois de boîte aux lettres et de lieu de rencontre au FFS. Introduit dans certains cercles parisiens grâce à son entregent, il devient rapidement l’alter égo du zaïm évinçant ainsi celui qui fut pendant longtemps le n°2, Abdelhafid Yaha.

L’arrivée de jeunes berbéristes booste un FFS moribond jusque-là. Sous leur influence, une nouvelle plate-forme voit le jour en septembre 1979. Avec la mort aussi soudaine qu’inattendue du dictateur Boumediène, l’étau qu’exercent l’Etat et sa police politique sur la société se desserre. Le leader sort peu à peu de son hibernation. Il commence à fréquenter les médias après plus de dix ans de silence. Nous sommes à la veille d’un évènement important.

20 avril 1980 : le printemps berbère ou Tafsut imazighène

Pendant que le colonel Chadli Bendjedid consolidait son pouvoir en procédant doucettement à la déboumediénisation du régime, une explosion de colère secoua soudainement la Kabylie dans son ensemble. En effet, après plusieurs années d’incubation, la revendication linguistique berbère est portée sur la place publique. Durement réprimées, ces manifestations populaires remettaient en cause le sacro-saint principe du parti unique et ouvraient les vannes de la contestation. Il convient ici de ne pas confondre le Mouvement Culturel Berbère (MCB) qui regroupait plusieurs sensibilités et le Front des Forces Socialistes. Les objectifs du premier sont éminemment culturels et la voie choisie est pacifique. Les buts du second sont essentiellement politiques voire même politiciens et la violence comme moyen d’y parvenir du moins à ses débuts. Aujourd’hui encore, malgré avril 1980 et malgré avril 2001, les positions du FFS restent ambiguës et ne sont pas dénuées d’arrière- pensées. La direction du FFS a de tout temps éprouvé une certaine gêne face à la question berbère. Profondément nationaliste, Hocine Aït Ahmed est réfractaire à toute idée d’autonomie de la Kabylie qu’elle soit d’ordre administratif, politique ou linguistique. A cela s’ajoute ces dernières années le regain de la propagande islamiste issue à la fois des zawiyas dont celle de ses aïeux et des intégristes softs que le FFS se garde bien de dénoncer. Il y a donc une contradiction flagrante entre les prétentions du zaïm et de son parti à vouloir exercer un monopole politique sur la Kabylie et les tendances de celle-ci d’évoluer vers plus d’autonomie pour préserver sa spécificité.

16 décembre 1985 : un pacte immoral

Usant et abusant de leur rôle "historique", Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella croyaient qu’il suffisait de se présenter ensemble pour que le bon peuple les acclamât. Cette attitude est révélatrice du décalage qui sépare le pays réel et les exilés suisses. Par contre, les deux comparses se gardent bien de rappeler que vingt-deux ans auparavant, ils étaient des ennemis irréconciliables et n’avaient pas hésité à faire couler le sang pour satisfaire des ambitions personnelles. En 1963, Hocine Aït Ahmed traitait Ben Bella de "dictateur" et de "fasciste" tandis que ce dernier qualifiait à son tour le premier de "bourgeois issu d’une famille maraboutique et caïdale au service de la colonisation". Pendant près de deux ans, ces deux hommes vont se livrer une guerre impitoyable au lendemain de l’indépendance, l’un pour garder le pouvoir qu’il a acquis grâce aux bataillons de Boumediène et l’autre pour le lui contester. Curieuse amnésie.

Ainsi, malgré ce contentieux sanglant, les deux ennemis d’hier se retrouvent dans un hôtel chic de Londres pour tomber dans les bras l’un de l’autre et promettre la démocratie qu’ils ne sont pas fichus d’appliquer dans leur propre parti. Pour l’occasion, ils avaient même invité l’autre "historique", Mohammed Boudiaf à se joindre à eux. Mais connaissant parfaitement ses anciens compagnons, il rejeta fermement l’offre. L’attelage Aït Ahmed/Ben Bella n’était pas crédible même si le premier considérait "qu’une union entre deux leaders «historiques», l’un Kabyle et l’autre de l’Oranie permettrait l’émergence d’une opposition nationale". L’affaire Mécili p.196.

Pure spéculation et l’histoire lui a donné tort. Le choix stratégique du chef du FFS s’est révélé désastreux pour son parti. La sécurité militaire qui suivait l’affaire de près se manifesta auprès de Mécili qui avait toujours gardé des contacts avec la police politique du régime. L’émissaire, un certain B.L., le mit en garde contre une telle alliance. «Vous ne devez pas tomber dans le piège, car Ben Bella est un mythe. Il ne représente rien sur le terrain… Et puis, il est vieux : un accident est vite arrivé…» Ibid. p198. Ni Aït Ahmed, ni Mécili n’avaient tenu compte de cette menace. La suite on la connaît. Ce dernier est assassiné le 7 avril 1987.

Quelles étaient donc les raisons de cette réconciliation pour le moins factice ? Pour Ben Bella, il s’agissait d’élargir l’audience de son Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) qui peinait à exister et d’adoucir son image islamo-intégriste. Pour Aït Ahmed, l’enjeu est essentiellement pécuniaire. Ben Bella ne regardait pas à la dépense. Grâce à cette manne financière, le FFS se dota d’un organe mensuel, Libre Algérie.

Pour nombre d’observateurs, cette initiative sent le soufre et reste une énigme. Un journaliste, Alain Compiotti, demandait au leader du FFS comment est-ce possible une alliance avec celui qui "a des sympathies avec l’intégrisme et l’Iran ?" Il eut cette réponse : "Nous avons des sensibilités différentes, mais je suis musulman : ma maison est une zaouia où l’on entend chaque jour des prières." De tout temps, Hocine Aït Ahmed a entretenu un flou sur ses options idéologiques. Il navigue aisément entre le nationalisme de sa jeunesse, un pseudo-socialisme des années 1960/1970 et l’âge aidant, une proximité avec un certain islam, celui de la zawiya familiale. Il avait même pensé à changer de sigle à son parti. "Il est question effectivement de changer l’appellation de notre parti au congrès. Pour ma part, j’ai d’ores et déjà mis une sourdine sur le socialisme. Pour tenir compte de l’évolution des mentalités en Algérie et dans le monde". (J. Afrique 12 mars1990)

L’assassinat de Mécili entraîna immédiatement la rupture entre le FFS et le MDA. Les vieux antagonismes refont surface. Interrogé par l’hebdomadaire Télérama, M. Aït Ahmed dit tout le bien qu’il pense de son ancien compagnon. "Je ne pourrai pas oublier que c’est un dictateur, un sanguinaire, je ne lui ferai jamais confiance." Et pourtant c’est aux côtés de cet homme qu’il voulait instaurer la démocratie. (A suivre)

Ramdane Redjala

Renvois

[1] André Mecili (1940-1987) : Membre à la fois de la Sécurité militaire (S.M) et cadre du FFS, il est arrêté avec Aït Ahmed le 17 octobre 1964. Libéré le 1er novembre 1965, il s’installe à Aix-en-Provence. Après quelques mois d’activité au du FFS émigration, il s’octroie un long congé (1967-1975) pour faire son droit. Inscrit au barreau de Paris, il ouvre son cabinet d’avocat et devient n°2 du FFS. Dès lors, ses activités professionnelles et politiques sont étroitement mêlées. Artisan du rapprochement des deux ennemis d’hier Aït Ahmed/Ben Bella sur le dos du régime d’Alger, il est assassiné le 7 avril 1987 dans l’entrée de son immeuble.

[2] Académie berbère : Dans un tract diffusé à Paris le 21 juillet 1966, des intellectuels kabyles dont Mohand Arab Bessaoud, Mohand Saïd Hanouz, Abdelkader Rahmani, Taous Amrouche et Mohand Amokrane Khelifati annonçait la création de l’Académie berbère (Agraw imazighène) en ces termes. "Tout au long d’une histoire tourmentée, dans le fracas des empires engloutis, les populations berbères ont jalousement conservé l’usage de la langues des aïeux et leurs traditions, preuves convaincantes de leur indestructible personnalité. Cette permanence berbère, patrimoine de l’humanité, recèle de telles possibilités d’échanges et d’études, qu’il a été décidé de créer une Académie berbère".

Lire aussi:

- Hocine Aït Ahmed : un nationaliste au destin contrarié (I)

- Hocine Aït Ahmed et la crise de l’été 1962 (II)

- Aït Ahmed : du palais Zighout Youcef au maquis de Kabylie (III)

- Le FFS relance la lutte armée en février 1964 (IV)

- Aït Ahmed : de l’exil subi à l’exil choisi (VI)

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Commentaires (6) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

merci

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