Noms et prénoms des personnages dans "Les Vigiles" de Tahar Djaout

L'écrivain Tahar Djaout
L'écrivain Tahar Djaout

En figeant les personnages dans leurs prénoms, l’auteur qui finalement accorde peu de liberté au narrateur, enlève aux personnages toute référence identitaire, en les débarrassant du lien familial induit habituellement par un patronyme. Comme si tout est prévu pour que l’auteur autorise le narrateur, une fois les noms des personnages désignés, à les décrire et les faire évoluer avec sans doute une limite à ne pas dépasser, celle des "confusions" identitaires.

Opposition entre nom et prénom

Il est admis que le patronyme (nom du père ou nom de famille) éclaire souvent les liens qui existent entre le personnage et sa lignée familiale. Pour aller plus loin dans la définition, on dira que le patronyme introduit aussi le personnage comme un individu appartenant à son groupe ethnique, religieux, ou à une classe sociale. Alors que le rôle restreint du prénom se résume souvent à signifier le sexe du personnage.

Dans le roman Les Vigiles de Tahar Djaout, le narrateur introduit le personnage principal en le désignant par un prénom et un patronyme. Par dévolution, le prénom précède le nom, du fait même de sa définition (qui signifie avant le nom). On admettra ici que l’auteur ait respecté cette règle. Menouar serait alors le prénom et Ziada le nom. Du point de vue sémantique, Menouar fait référence à la lumière, "le sensé", "le clairvoyant", puisque le narrateur lui concède cette "chance d’avoir choisi le bon camp des justes et des infaillibles" et lui confère cet air allègre et badaud "Menouar s’attarde un peu". Même la peur chez Menouar n’est pas la même "Une peur agréable envahit Menouar."

Lorsque «Menouar» devient «Ziada», il a une «peur déraisonnée que lui inspire les militaires», dira le narrateur pour expliquer la raison si inattendue de l’engagement patriotique de Menouar Ziada. Et celui ci éprouve des sentiments dantesques «Ziada voit avec angoisse s’avancer l’heure de rentrer chez lui» Menouar est le coté bon, courageux, positif, … du personnage. Tandis que Ziada est l’ombre de ce personnage, l’anti héros, la face sans valeur et sans estime. «S’il avait à choisir entre le paradis et la possibilité de vivre une deuxième fois son enfance, il opterait sans hésitation pour la deuxième solution» Mais dans les pages suivantes, le nom et le prénom du personnage se succèdent et s’entremêlent comme pour estomper cette signifiance du bonheur pour l’un et du malheur pour l’autre. Il est cependant judicieux de constater à la fin du roman que c’est d’abord Menouar qui «n’a pas d’appétit», que «Menouar monte sur la chaise sans trembler» alors que «Menouar Ziada espère que c’est un rêve» ; et une fois au point de non retour «Menouar Ziada connait un village».

Le jeu subtil avec le mélange et la succession de ces deux prénoms, puisqu’il ne s’agit au fond que de dédoublement de prénoms, nous montre, par volition d’auteur, combien l’identité du personnage n’est pas suffisamment affirmée. D’ailleurs le roman se termine par cette phrase interrompue et énigmatique, où les trois point de suspension nous laissent démunis : «C’est dans ce souterrain que Menouar…» Est-ce oui ou non qu’après «Menouar» il y’aura aussi «Ziada», ou est-ce la disparition définitive de «Ziada» qui donne du sens à l’aboutissement suicidaire du personnage ?

Ziada serait donc juste un prénom supplémentaire pour signifier essentiellement le manque de considération que la société accorde à cette personne. Ziada : de trop. Il doit donc disparaître. S’il y avait eu nécessité de vrais noms et pas une simple cryptographie, l’auteur aurait insisté sur le patronyme en présentant son personnage par M Ziada. Tahar Djaout ne voulait naturellement que des prénoms. Et un prénom est une individualisation qui place le personnage hors de son identité, celle qu’aurait pu lui insuffler son nom.

Dans un même personnage

Les oppositions entre nom et prénom se retrouvent essentiellement dans trois personnages masculins. Messaoud Mezayer. Voila un homme cupide «Ce qui frappait chez Messaoud Mezyer, c’était son avarice bouleversante». Le prénom de Messaoud signifie le bienheureux ou le chanceux, et Mezayer est le symbole même d’un radin «l’individu qui sert la ceinture». C’est aussi le dédoublement des initiales, et spécialement la lettre M, qui accentue l’appât du gain de cet homme bien trop avare.

Mahfoudh Lemdjad, l’homme «bardé» sans doute par sa science, et qui serait la «mémoire glorieuse». En tant que «gardien» des «traditions», il cherche à perpétuer le savoir faire, et sauver ainsi l’honneur de la société, en inventant une machine à tisser, qu’il réussit à breveter à Heidelberg. En opposition à son frère Younes, dont le prénom est sans doute proche phonétiquement du mot «Yensa», qui peut être rapproché du mot amnésique ; Younes dont le fils«succomba au vent de dévotion qui soufflait sur le pays»

Bien que du côté narratif Younes est le frère de Mahfoudh, du point de vue de l’auteur, Younes n’a pas de patronyme. De cette façon, l’auteur en opposition avec le narrateur, singularise le patronyme en ne l’accordant qu’à Mahfoudh. Parce que Younes est «taciturne», et puis il n’a pas été bon élève, car il est «Moins passionné pour les études que Mahfoudh».

Hassen Bakli dont la référence à Hassan, «un bon type» est en opposition avec son nom. Le rapprochement du mot «Bakli» du mot «Bâclé» de la langue française est significatif pour deux raisons possibles. La lettre «é» n’existant pas en arabe, le mot «bâclé» se prononcerait Bakli. D’autre part, le mot bâclé pourrait faire références aux études ratées de Hassen Bakli.

D’un personnage à l’autre

Le personnage de Mahfoud Lamdjad est en parfaite fusion avec celui de Hassan Bakli. «Lemdjad aime à se retrouver avec Hassan Bakli». Ce dernier «doit subir un recyclage linguistique» pour pouvoir espérer retrouver du travail. Puis il y a deux personnages aussi en étroite fusion et donc une nette équivalence, Skander Brik et Si Abdenour Dmik. L’un est appariteur de la mairie, l’autre officier supérieur. Les connotations sont ici assez significatives. L’une s’apparente à la brique et donc à la construction et au logement, l’autre signifie le combat et la violence. Cette forme allitérative rapproche les deux personnages et dénote clairement le parti pris de l’auteur.

Le «Si» montre bien évidement l’importance du personnage, et désigne son rang dans la société. C’est d’ailleurs seulement avec ce personnage et celui de Hadj Mokhtar à «l’âme spirituelle», que l’auteur introduit des appartenances sociales et religieuses. Les noms choisis par l’auteur prennent tout leurs sens à travers les descriptions faites par le narrateur, mais aussi à travers les oppositions et les rapprochements qu’a voulu construire l’auteur.

L’utilisation du patronyme fait habituellement référence au père. Ce qui n’est pas le cas dans les Vigiles. Il n’y a pas non plus de référence ethnique et très peu de référence sociale ou religieuse. La seule relation significative est syntaxique : c’est celle qu’entretiennent les noms entre eux qui est elle-même dictée par la personnalité des personnages (qualité ou défaut) pouvant soit les rapprocher ou les éloigner l’un de l’autre. On ne retrouve pas de vraies filiations familiales. Il y a donc absence d’ancrage significatif du personnage et par conséquent un fossé se creuse entre la volonté de vouloir citer «un père», en rajoutant un patronyme au prénom, et cette volonté de le biaiser et/ou de le soustraire à sa réalité. Il y a comme une volonté narrative de faire coexister le nom et le prénom, et celle de l’auteur qui débarrasse les personnages de toute appartenance familiale. Il s’agit donc, y compris dans ces rapprochements et ces antagonismes entre personnages, d’une affabulation identitaire.

Dans les personnages féminins

Quant aux femmes, il y en a trois. Et les trois femmes, sans patronymes, sont différenciées par le simple fait de posséder ou non un prénom dans le roman. L’une de ces femmes est introduite d’une façon anonyme, ni nom ni prénom. Elle est sensée être génitrice, mais elle devient stérile par procuration, puisque c’est son mari qui l’est. Il s’agit de l’épouse de Menouar Ziada «Mais sa femme, évidement, ne compte pas, en dépit de quarante années de vie commune ou, plutôt, côte à côte.» Elle a perdu son rôle unique de génitrice, par conséquent, elle n’aura ni nom ni prénom, ni aucune existence réelle.

L’autre femme se prénomme «Leila», femme au foyer ; elle «vient rappeler les nécessitées toutes prosaïques de la table.» Puis Il y a le personnage embrayant de «Samia». Mais juste un prénom. Un prénom qui est là seulement pour définir le sexe ; et ici il n’y a pas d’équivoque, car le narrateur nous dit que Mahfoudh pense (souvent) à sa maitresse, à «Samia, à son rire bienfaisant, à son corps dont le souvenir le poursuit, lancine en lui comme une douleur». C’est bien évidement sa sensualité qui la préserve de l’anonymat, tandis que Leila, elle, c’est son fils qui lui permet d’exister, à travers un prénom, même si ce petit nom fait référence à la nuit, à l’obscurité. L’attribution d’un simple prénom à la femme dénote le rôle mineur que lui attribuent les romanciers, sans toutefois être totalement en désaccord avec sa place réelle que lui accorde la société hors du cocon familial.

Patronyme et identité

Le nom est le référant à l’autorité, à la loi ; il peut donc instituer un ancrage dans la société. Hors, dans son roman Les Vigiles, même si Tahar Djaout utilise pour nommer ses personnages des noms et des prénoms, les patronymes restent insignifiants, comme pour illustrer l’absence d’appartenance à une famille ou à une société ; et de cette façon les personnages sans patronyme et sans identité arrivent à se soustraire à toute loi et à toute autorité. Le choix de doubler le prénom montre ainsi sans équivoque une société de plus en plus individuelle, où tout lien familiale mais aussi toute solidarité sociale serait rompue. Il y a donc un détachement de l’individu de sa famille, de la société et aussi de son histoire, puisqu’aucun ancrage solide ne subsiste.

Cependant, les personnages ont des noms conformes aux descriptions du narrateur : l’avare, le gentil, l'intellectuel, le simplet ; ils sont en accord ou en opposition. Même leur destin était d’ores et déjà scellé au moment où ils sont susnommés. L’exemple le plus frappant est celui de Ziada. On aurait pu comprendre dès la première ligne du roman, que Menouar Ziada était un homme gênant dont la présence dans le groupe n’est pas la bienvenue. Comme si le nom, imposé comme une fatalité, tôt ou tard, allait prendre le dessus sur le personnage : Ziada a fini par tuer Menouar.

Cette insignifiance patronyme nous la retrouvons également adans le personnage du malade mental Moh said à qui l’auteur attribue deux prénoms successifs, et que le narrateur définit comme «simple d’esprit». L’un des prénoms n’est d’ailleurs qu’un diminutif de Mohand ou Mohamed. On imagine bien à quel point la société ne souhaite d’aucune façon la survie d’handicapé, moins encore de malade mental.

Le personnage d’Ali Blil, dont le choix des initiales se porte sur les premières lettres de l’alphabet, montre la banalité du personnage dont s’accorde l’auteur et le narrateur "Un paysan un peu simple." Ainsi l’élément prépondérant et significatif à moins des égards n’est pas le prénom, ni encore moins le nom, mais cette opposition ou fusion entre les deux dans un seul ou plusieurs personnages : Menouar et Ziada, Hassan et Bakli, Si Abdenour Dmik et Skander Brik …

En figeant les personnages dans leurs prénoms, l’auteur qui finalement accorde peu de liberté au narrateur, enlève aux personnages toute référence identitaire, en les débarrassant du lien familial induit habituellement par un patronyme. Comme si tout est prévu pour que l’auteur autorise le narrateur, une fois le nom des personnages désigné, à les décrire et les faire évoluer avec sans doute une limite à ne pas dépasser, celle des «confusions» identitaires.

Les noms des personnages n’ont pas été choisis au hasard. L’opposition entre nom et prénom chez un même personnage d’une part, la fusion ou la dislocation des personnages induite par leurs patronymes respectifs d’autre part, est cette double approche qui confère au roman de Tahar Djaout une valeur sémiotique considérable.

Ahcène Hedir

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Commentaires (2) | Réagir ?

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uchan lakhla

Malgré vingt ans de purification, une amnistié totale pour les bourreaux des Algériens, il y a toujours des personnes qui croient que les islamistes et le régime ne sont pas ensemble pour mener ce nettoyage ethnico-culturel, sociale, intellectuel, industriel.

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elvez Elbaz

La guerre pédagogique a "assassiné" les valeureux djaout, mekbel.... et a intronisé le néfaste abdelaziz bouteflika et son clan de prédateurs. Est ce normal?

Yek, mon général?!