Regis Debray : « En France, la propagande est généralement pro-sioniste »

Regis Debray : « En France, la propagande est généralement pro-sioniste »

L’ancien compagnon de lutte de Che Guevara pose un regard iconoclaste sur les problèmes du Moyen-Orient dans un livre qui tombe à point, au vu de l’actualité explosive au Moyen-Orient et de l’exacerbation des rivalités confessionnelles et ethniques : « Un Candide en Terre sainte », paru aux éditions Gallimard. Un « travelogue » incisif, se situant au confluent des impressions de voyage et de l’enquête journalistique, à équidistance avec les différentes parties rencontrées en Palestine, en Jordanie, en Syrie, au Liban et en Israël. Le livre porte une double dédicace, à François Maspero, qui a soufflé à l’auteur l’idée du cheminement christique, et au président Chirac, qui lui avait confié une mission sur l’état des « coexistences ethno-religieuses » au Proche-Orient. Il est, en quelque sorte, « le rapport que je n’ai pas eu le temps de lui remettre avant la fin de son mandat », précise Debray.

Écrivain, philosophe, président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions, cet ancien militant révolutionnaire signe là l’un de ses ouvrages les plus personnels peut-être, en tout cas un récit de voyage où l’auteur affirme avoir « simplement cherché à regarder et écouter comment les hommes vivent ce qu’ils croient et quels changements apporte le monde aux idées qui ont changé le monde ». Mais qui s’avère, en définitive, un livre engagé contre l’injustice, l’intolérance et l’exclusion qu’il a rencontrées dans son périple proche-oriental. « Je n’aurais pas boycotté le Salon » À la première question portant sur le boycott arabe du Salon du livre à Paris, Israël en étant l’invité d’honneur à l’occasion du 60e anniversaire de l’État hébreu, Régis Debray précise :

« D’abord ce n’est pas une invitation officielle au sens gouvernemental, c’est une invitation du syndicat des éditeurs, donc de personnes privées à des personnes privées qui sont des écrivains. Sans doute à l’occasion d’un anniversaire national. Fâcheuse ambiguïté, je le reconnais. Je comprends le réflexe de boycottage, mais personnellement je ne le ferai pas mien, d’abord parce que des écrivains, de fiction en l’occurrence, ne peuvent pas être réputés comptables ou coupables de la politique de leur gouvernement – ce sont, pour la plupart, des opposants à cette politique. C’est comme si au moment de la guerre d’Algérie, il aurait fallu boycotter un Salon littéraire français où auraient participé Sartre, Camus, Claude Roy, Aragon, etc. Et puis, de façon plus générale, je suis hostile aux boycotts et partisan de l’affrontement, de la confrontation, c’est-à-dire, au fond, d’un dialogue intransigeant, mais d’un dialogue. Toute occasion de faire connaître ses vues face à d’autres, de leur demander de réagir quand elles sont critiques, me semble bonne à prendre.

Cela dit, je regrette que des écrivains arabes israéliens n’aient pas été invités, dont certains d’ailleurs écrivent en hébreu, comme Anton Shammas. C’est une discrimination. Il y a eu un sectarisme dans les invitations, me semble-t-il, conscient ou inconscient, je ne le sais pas. On n’a invité que des écrivains juifs mais 1/5e et même ¼ de la population israélienne n’est pas juive. »

Q- Dans votre livre, vous abordez la question de l’identité juive, en précisant qu’il y a une crise d’identité en Israël. La confusion religion-nation ne serait-elle pas le travers dans lequel aurait versé l’État israélien ?
R- C’est sa ligne de pente. Est-ce qu’Israël est un État laïc, c’est une question assez compliquée. Le judaïsme est aussi une culture et il y a beaucoup d’agnostiques en Israël, c’est un mixte instable, disons une théodémocratie. La loi religieuse ne commande pas encore à la loi civile, puisqu’en dernière instance, c’est la Cour suprême qui décide, et elle ne décide pas toujours dans le sens de la loi religieuse. Mais il est vrai que derrière la judaïté, même quand elle est agnostique ou athée, il y a une religion. Et la religion est le squelette enfoui d’une culture, où que ce soit. Quand on gratte un peu la culture juive, on tombe sur l’Ancien Testament, sur l’histoire de l’élection, sur Moïse, Abraham. La Bible, certains comme Ben Gourion l’adoptaient comme l’épopée d’une nation, et d’autres y obéissent comme à une révélation divine. Cela dit, la remontée du messianisme religieux est là-bas fort inquiétante.

Q- Vous dites que les religions sont exclusives l’une de l’autre, ce qui rend tout dialogue interreligieux inutile, même s’il est nécessaire.
R- Une culture se pose en s’opposant, ça vaut pour les individus comme pour les collectifs. J’ai écrit un livre intitulé Pour en finir avec les religions, non pas avec la chose mais avec le mot, car c’est un mot que je récuse. Il vient d’un latinisme tardif qui ne s’applique finalement qu’à la religion chrétienne. Le mot n’existe ni en grec, ni en hébreu, ni en sanscrit, ni en arabe. On parle là de la Voie, de la loi, de la tradition, de la communauté. J’emploie le mot “religion” par convention, parce que c’est le mot utilisé. Personnellement, je préfère “communion”.

Je distingue religion et spiritualité. La religion, c’est le nous, “Notre Père, donnez-nous notre pain quotidien”, la spiritualité, c’est le “ je”. Donc, si par religion, on entend appartenance instituée doublée d’un système propre d’autorité, je constate que chaque système religieux est né en se séparant du système qui le précède (ça vaut pour le bouddhisme comme pour le christianisme). Le christianisme s’est séparé du judaïsme par un acte de rejet et de sécession, comme le judaïsme s’était séparé des cultes cananéens et comme l’islam s’est séparé violemment des deux autres religions du Livre. Donc c’est un constat : pour qu’une religion existe, elle doit renier son ancêtre ou son voisin immédiat.

La religion a une vertu, c’est d’assurer la cohésion d’un groupe humain. Cette cohésion est impensable si elle n’implique pas une démarcation. Et poser les frontières, que ce soit géographique ou dogmatique, c’est inhérent à toute culture.

Il est beaucoup question de frontières dans mon livre parce que la Terre sainte n’est pas la clé du paradis, mais le paradis de la clé. Le lieu des catastrophes, des discontinuités, des séparations. C’est la coexistence de trois religions dont chacune se définit par opposition aux deux autres. Dans cet espace, vous avez à la fois le maximum de cohésion et le maximum d’aversion les uns pour les autres. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le “Aimez-vous les uns les autres” se traduit par “ Méfiez-vous les uns des autres”. Et parfois implicitement, en cas de malheur, un “Tuez-vous les uns les autres”.

« En France, la propagande est généralement pro-sioniste »

Q- Vous défendez deux causes majeures dans votre livre, celle des Palestiniens et celle des chrétiens d’Orient. Vous dénoncez avec force l’injustice faite aux Palestiniens, et vous décrivez avec des mots puissants la situation dramatique à Gaza, où « la société se clochardise, pourrit sur pied, faute de travail, d’espérance et de ventilation ». Vous révélez aussi que 40 % des enfants palestiniens de la Cisjordanie, interrogés dans une enquête de psychologues, voudraient devenir des human bombs quand ils seront grands. Vous dénoncez aussi « le grignotage des colonies israéliennes, la dilatation des frontières jamais clairement définies, le nettoyage ethnique à bas bruit en Judée-Samarie », vous décrivez les bulldozers israéliens et leur « marche vers l’Est » au détriment du peuple palestinien, et les routes qui ouvrent la voie « aux chars, aux convois de troupes et de marchandises ».
Comment votre livre a-t-il été reçu par vos amis israéliens et même en France ? Vous critiquez beaucoup l’Europe aussi, pour ses démissions, et sa mauvaise conscience.

R- Évidemment, le monde juif, même en France, est très divisé, très contradictoire, mais j’ai plutôt été surpris par le bon accueil, en tout cas l’accueil sans hostilité ouverte, d’un certain nombre de juifs laïcs, et chez les autres un certain silence, peut-être perplexe. Quoi qu’il en soit, Élie Barnavi par exemple, ancien ambassadeur d’Israël en France, a commenté ce livre avec faveur, Claude Lanzmann est certainement plus réservé, mais je ne me suis pas heurté au tir de barrage attendu, pour le moment.

Q- C’est parce que vous racontez des choses exactes, vous faites du reportage…
R- Je pense que je présente des faits et que c’est embarrassant de discuter des faits patents, que chacun peut vérifier sur place. D’autre part, les Israéliens ne connaissent pas les territoires occupés, ils n’y vont pas, soit parce qu’ils n’ont pas le droit d’y aller ou parce que quand ils pourraient le faire, ils ont peur d’y aller. Donc, parler de la Palestine à un Israélien, c’est comme parler à un Français de la Haute-Volta.

Q- C’est étonnant…
R- C’est ahurissant. Des lieux, des villages, des barrages militaires, des rafles qui ont lieu à quarante kilomètres de Jérusalem y sont ignorés. Mais après tout, la Terre sainte n’est qu’un microcosme, une métaphore, c’est un abrégé de la terre humaine. Nous avons tous une formidable capacité d’indifférence, à fuir l’autre et à faire comme s’il n’était pas là. Ça vaut pour toutes les métropoles du monde. C’est plus troublant là-bas, dans la mesure où c’est un mouchoir de poche.

Q- Côté français, les intellectuels et les journalistes qui défendent la cause des Palestiniens sont très vite ostracisés, comme vous l’a dit un ami que vous évoquez dans votre livre…
R- Oui, le sujet est tellement sensible, compromettant et explosif qu’il ne donne lieu qu’à de la propagande de part et d’autre. Elle est généralement pro sioniste à Paris, marginalement pro palestinienne. J’ai essayé d’éviter la propagande au profit de la description et de la narration. Cela étant dit, dans ce livre, je montre du doigt les exercices d’illusionnisme collectif que constituent les conférences, déclarations et rencontres diplomatiques qui ne servent plus qu’à masquer la dure réalité, qui est que la Cisjordanie est en voie d’annexion. Parler d’un État palestinien sans accompagner ce wishful thinking par une carte des lieux peut être considéré comme une imposture. Et je le dis. Les États vivent de faux-semblants. Celui-là devient de plus en plus intenable ou alors très intéressé puisqu’on voudrait dans la pratique demander à l’Autorité palestinienne de gérer l’occupation israélienne, en faisant financer cette occupation par la communauté internationale, c’est-à-dire en gros par l’Europe, et c’est à peu près ce qui se passe. Le faux-semblant convient à nombre d’intérêts.

Q- Le point de non-retour est-il atteint ?
R- Ça peut être discuté. J’ai tendance à le penser, d’autres estiment qu’une très forte pression internationale pourrait contraindre Israël à décoloniser, c’est-à-dire à renoncer à un grand nombre d’implantations en Cisjordanie, ce qui me semble personnellement difficile.

Le malheur d’être arabe

Q- Dans votre lettre à Samir Kassir, vous évoquez longuement le malheur d’être arabe, et chrétien arabe surtout. Comment expliquez-vous l’indifférence européenne à l’égard des chrétiens d’Orient ?
R- Les chrétiens d’Orient sont trop arabes pour les Occidentaux bon teint et trop chrétiens pour les progressistes bon teint. C’est embarrassant, ils ne rentrent pas dans la division simpliste de la région. Sont-ils avec les bons ou les méchants ? En tant que chrétiens, ils seraient avec les bons, mais ne voilà-t-il pas que le patriarche latin de Jérusalem Michel Sabbah, par exemple, est un Palestinien et défend son peuple. Alors on ne sait plus où le classer. Aussi quand il vient à Paris, l’archevêque de Paris ne se précipite pas pour le recevoir.

Par ailleurs, ils n’ont pas de pétrole ni de territoire, et n’ont pas, ou plus beaucoup, de tuteur international. Les Israéliens ont les États-Unis, tuteurs, protecteurs, fournisseurs, les chrétiens d’Orient, qui ont-ils ? Ils ont la France, traditionnellement, qui sur place se conduit assez bien, mais qui ne voudrait pas passer pour coloniale ou revenir aux capitulations, car cela évoque un passé pas très républicain. Les Italiens certes sont présents à travers la custodie, les franciscains. Et puis Rome. Mais Rome est timide, parce qu’elle veut effacer les traces de son indifférence au moment de l’Holocauste, et donc a décidé de se réconcilier à tout prix avec Israël. Cette réconciliation se fait au détriment des chrétiens de Palestine, voire d’autres pays aussi. Donc les chrétiens d’Orient sont indispensables à tous et exclus par tous.

Q- Alors pas beaucoup d’espoir pour eux ?
R- Je ne dirais pas cela. D’abord les coptes d’Égypte ont une formidable résilience face à la pression sociale islamique. Ils font partie de l’histoire et de la nation égyptienne, dont ils sont 10 %. Les chrétiens d’Orient sont pris entre deux rouleaux compresseurs, israélien et islamique. Et ils sont les premières victimes de l’Occident chrétien, ou qui passe pour chrétien aux yeux des musulmans, c’est-à-dire les États-Unis d’Amérique. Après la catastrophe arménienne, la catastrophe irakienne est sans doute la deuxième grande épreuve historique des chrétiens du Moyen-Orient, Irak en particulier, et des pays voisins, dans la mesure où les réfugiés chrétiens se déversent sur la Turquie, la Syrie, la Jordanie, ce qui crée beaucoup de problèmes de coexistence avec les autochtones qui les accueillent.

Donc lorsque M. Bush comparaîtra devant Dieu le Père au jour du Jugement dernier, il aura également à rendre compte de la disparition du christianisme dans le berceau du christianisme.

Q- Vous avez rencontré des gens du Hezbollah dans la banlieue sud et vous ne cachez pas une certaine admiration ou un respect pour la manière dont ils se positionnent, dont ils défendent leurs idées…
R- En tant qu’ancien professionnel, je ne peux qu’être admiratif techniquement devant une contre-société aussi bien structurée. Mais encore une fois, je ne veux pas rentrer dans les partis pris, mais il me semble qu’en France et en Europe, on a une vision beaucoup trop schématique et caricaturale du Hezbollah.

Q- Vous pensez qu’il faut dialoguer avec le Hezbollah ?
R- Ah oui, bien entendu ! Comme je vous le disais au début, je suis contre les boycotts, à la fois des écrivains israéliens, comme du Hamas et du Hezbollah, qui me semblent des erreurs majeures, et même des erreurs suicidaires pour ceux qui pratiquent ce boycott. Et tous mes efforts vont dans une prise de dialogue avec cet islam radical mais national ou patriotique. Bien sûr qu’il y a des influences extérieures, qui n’en a pas dans la région ?
Je ne suis pas loin de penser que si on rate le dialogue avec le Hamas côté sunnite, ou le Hezbollah côté chiite, on risque d’avoir el-Qaëda partout sur le dos, à quelques encablures. Je pense que ne pas oser ce dialogue, c’est faire le jeu d’el-Qaëda.

L’interview réalisée par Carole DAGHER
(L’Orient-le-jour

Plus d'articles de : Analyse

Commentaires (3) | Réagir ?

avatar
bruce

Pourquoi ne pas inviter des Palestiniens quand on discute du conflit israélio-palestinien.

Pourquoi inviter des israéliens ?

Vos discussions, dialogues sont plutôt des monologues ou des pseudo-discussions qui cherchent à imposer la pensée unique officielle, la sioniste

avatar
CHRISTAS

Ulysse. Je pense qu'il faudrait que tu te documentes beaucoup plus avavnt d'écrire de telles inepties. Bon dimanche.

visualisation: 2 / 3