Algérie, l’espace public entre le Beylik et le Bien Vacant (II)

Le notion d'espace public est à inventer tant les citoyens l'ignorent et les collectivités peinent à jouer leur rôle.
Le notion d'espace public est à inventer tant les citoyens l'ignorent et les collectivités peinent à jouer leur rôle.

Le salariat et l’urbanisation ont mis fin à l’ordre patriarcal médiéval sans le dépasser par la formation d’un espace public où le lien social obéirait à la norme politico-juridique imposée par un Etat de droit.

Par Rachid Oulebsir

7- Exode rural et structuration de l’espace public

Aux origines des rapports sociaux englobés dans le concept d’espace public, il y a l’exode rural principal moteur d’alimentation du réseau urbain. La genèse de l’exode remonte à la colonisation française. Un survol statistique du phénomène, si besoin était, nous donne une succession d’images d’un siècle d’urbanisation en accéléré. En 1830 l’Algérie approximativement 3 millions d’âmes dont 97% en zone rurale et 3% seulement en zone urbaine, soit près de 100.000 habitants, dont une proportion importante d’origine turque, repartie sur 5 principales villes du nord généralement des ports, et quelques bourgades de plus de 4000 âmes de l’intérieur du pays. Les citadins exerçaient dans le négoce, les services, l’administration turque, et l’artisanat. La population algérienne est demeurée rurale dans sa quasi-totalité durant tout le siècle de résistance anti coloniale. Il y eut même un reflux de la ville vers la campagne comme le notait en 1955 Pierre Boger, archiviste en chef du département d’Alger : "L’arrivée de l’élément européen a produit un choc de cohabitation qui a fait que les musulmans ont quitté les villes." il illustra ce phénomène par l’exemple de la ville d’Alger : "La population d’Alger passa de 30.000 à 9000 âmes en une dizaine d’années. Elle ne devait retrouver son niveau de 1830 qu’après 70 ans, en l’an 1900".

Globalement la population algérienne était au début du 20ème siècle de près de 4 800 000 âmes avec un peu plus de 600 000 Européens et près de 4.200.000 indigènes. Elle passera en 1954 à 9.480.000 dont 1.029.000 Européens et 8.451.000 algériens.

La première décennie du 20ème siècle a vu s’exprimer les effets de la dépossession de la paysannerie algérienne de ses meilleures terres, par le séquestre et le rachat à vil prix, par les capitalistes agraires de la colonisation sous forme d’exode massif vers les villages de la colonisation puis carrément sous forme de migration vers la métropole. L’urbanisation démarre donc du début du siècle pour ne jamais s’arrêter même pendant la guerre où la ville joua le rôle de refuge pour les populations chasées des zones de combat. En 1920 Alger comptait environ 70 000 âmes, cette population sera de près de 300 000 têtes en 1954. Pour la même période la population d’Oran qui était de 26.000 en 1920 sera multipliée par 5. Soit plus de 130 000 âmes. 

Notre propos est de dire qu’une population urbaine de souche algérienne existait en quantité et en qualité (culture citadine) au lendemain de l’indépendance forgée par sa longue cohabitation avec l’élément européen dont la vie servait de modèle et de référent. La population rurale ne s’est donc pas ruée sur des villes vides. L’espace public n’est surement pas une invention de l’indépendance mais bel et bien un continuum culturel résultant d’affrontements culturels sournois et violents et de chocs de cohabitation entre la paysannerie déracinée maintenue artificiellement dans des villages de regroupement, cités dortoirs à la périphérie des fermes coloniales, et la population urbaine établie autour des occupants successifs, turcs et Français notamment, depuis des siècles.

Un nouvel espace public hybride, fait de rapports sociaux conflictuels et de cohabitation culturelle originale, allait naitre et ne finira jamais sa restructuration autour d’enjeux d’appropriation, de territorialisation, de protection, de privatisation de surfaces urbaines de plus en plus valorisées et valorisantes.

La population rurale déculturée, vivant dans des résidus de représentations anciennes et de survivances de savoir-vivre nés et forgés dans l’espace villageois d’avant la colonisation française, allait entrer en affrontements culturels avec une population urbaine de "Second collège" qui a vécu en proximité immédiate avec l’élément européen et sa culture occidentale. Cette population citadine était elle aussi dans l’ambivalence, déchirée entre ses traditions musulmanes d’origine villageoise et la modernité qu’elle avait plus subie que produite de ses entrailles sociales et sa dynamique culturelle propre. C’est le choc de deux mondes instables qui s’exprimera autour de l’enjeu principal de la propriété de la ville. Qui est le propriétaire de la cité. C’est là que l’Etat émerge comme actant essentiel, organisateur de la cohabitation par l’imposition de la loi, l’arsenal des règles politico juridiques pour tous. L’aspect politique sera déterminant dans la formation de l’espace public et du lien social, phénomènes ininterrompus que l’Etat peine à stabiliser et à pacifier. Le citoyen ne reconnait pas la légitimité politique des pouvoirs publics, autrement dit de l’administration, qui au nom de l’Etat travaillent à réguler l’espace public. Cette question de la légitimité des pouvoirs publics est un structurant incontournable des rapports qui s’établissent sur le territoire de la cité urbaine où vivent les trois quarts de la population algérienne. 

8- Quelques expressions des affrontements culturels de l’Espace public

Le processus de libération de l’individu du tissu communautaire structuré par "la terre et le sang", enclenché dans la violence coloniale et prolongé dans la violence de l’urbanisation étatique algérienne n’a pas abouti à l’émergence d’un être social et sociable tel que nécessaire à la cohabitation et la pacification du lien social.

La contradiction est dans l’individu même. Sa recherche d’une citoyenneté reconnue et respectée dans l’espace public est subordonnée à la mise en œuvre des valeurs et des conduites culturelles de l’ordre patriarcal ancien, refusant à l’autre, la femme et l’adolescent notamment, l’égalité des droits et le respect de la même norme juridique qu’il veut voir s’appliquer à la réalisation de sa citoyenneté. L’émergence de la femme sur l’espace externe, la pratique religieuse sur l’espace publique, l’usage de l’agora comme espace d’expression politique, la gestion des déchets ménagers, la privatisation des trottoirs par les boutiquiers sont des exemples avec lesquels nous illustrerons cette ambivalence de l’individu en voie de citoyenneté

8-1- La femme dans l’espace public et le patriarcat urbain 

L’émergence de la femme sur l’espace externe que l’ancienne culture réservait à l’homme est l’un des terrains de compromis entre la vieille culture villageoise et les exigences de sécularisation nécessaires à la socialisation secondaire. Le travail, donc le besoin économique, et l’école, le besoin éducatif, ont rendu "licite" l’évolution de la femme sur l’espace ouvert alors que son espace "naturel" dans les représentations patriarcales est la sphère domestique. L’apparition du voile sur le corps de la femme est l’expression de ce compromis. Se protéger du regard masculin inquisiteur, annuler sa féminité, la femme devra se rendre neutre voire invisible pour évoluer sur l’espace que l’homme considère comme sien. Elle a donc besoin d’une coquille pour se protéger des frustrations sexuelles cumulées dans l’ancienne société pudibonde où seul le mariage assurait la réussite sociale de la femme. L’Office national de la statistique donne 15% la part de la femme dans la population active. Mais au regard de l’état civil de cette femme qui travaille nous constatons que la célibataire, la divorcée et la veuve composent plus de la moitié de la population active féminine. Là également le compromis est exprimé entre les deux cultures, tant que la femme n’est pas dans le besoin elle reste dans la sphère domestique. Si la femme a conquis une place dans la sphère économique et sociale publique, c’est souvent à ses dépens. Harcèlements, agressions, violences verbales, viols sont le lot quotidien de la femme qui doit "Marcher droit" baisser les yeux, subir le regard masculin sans broncher, pour pouvoir se rendre à son travail où à son école.

Comme pour le don de sang, il s’opère dans le lignage familial qui constitue une garantie. L’émergence du donneur anonyme et régulier peine à s’installer comme conduite de l’espace public. Il en est de même pour la femme, c’est le lignage familial qui couvre ses déplacements. Là où elle est connue comme fille, sœur, ou femme d’un tel ou de telle famille, elle n’aura aucune difficulté. Hors de son quartier elle devient une proie. La construction de la ville s’opère à partir du quartier, que ce soit dans le transfert de la propriété immobilière, l’acquisition du fond de commerce, la construction de l’habitat, tout se fait sous la garantie du lignage familial. La présence de l’Etat est une garantie de seconde fonction.

L’Etat régulateur des rapports sociaux de l’espace public intervient par la police et la justice pour porter secours à la détresse féminine, mais en imputant souvent le tort à la femme qui n’avait "Qu’à rester chez elle et ne pas provoquer les hommes par sa tenue ou son parfum". La chasse aux couples organisée officiellement par l’Etat exprime ce besoin d’exclusion de la femme porté par l’institution chargé de la mise en œuvre de l’espace public. L’Etat veille à la désexualisation de la femme sur l’espace externe. L’amalgame entre la liberté et la débauche, entre la femme acteur social et la prostituée, entretenu par l’homme à la culture patriarcale n’est pas dénoncé par les institutions policières et judicaires. Le droit à l’espace urbain conquis par la femme est verrouillé par la norme juridique exprimée dans le code de la famille qui impose un tuteur à la femme comme un être mineure à vie. L’individu masculin qui se bat avec la dernière de ses énergies pour être respecté sur l’espace public est celui là même qui dénie à la femme, la moitié de la société, l’existence sur cet espace pour conquérir comme lui cette citoyenneté. Cette ambivalence est portée de façon ostentatoire par le religieux, qui sort sa religiosité de l’espace intime vers l’espace public.

8-2 La religion structurant de l’espace public 

Le discours religieux s’alimente de la détresse féminine en stigmatisant la présence de la femme sur le terrain de "l’homme", la désignant comme la source de tous les malheurs sociaux ; de la pauvreté aux séismes en passant par la réapparition des maladies d’autrefois, celles justement qui caractérisaient la société médiévale. "Si la terre tremble c’est par ce que la femme porte une jupe trop courte", a-t-on maintes fois entendu de la bouche d’Imams salariés de la fonction publique. L’Etat peine à substituer à la vision religieuse une perception moderne de l’image de la femme sur l’espace public. Quand il ne l’endosse pas officiellement, Il s’accommode du discours religieux dans une sorte de division du travail ; la moralisation de la société laissée aux religieux et la répression à la force publique. La confusion entre la morale et le droit entretenue par les tenants du projet islamiste n’est pas dénoncée par l’institution publique chargée de l’application de la norme juridique pour tous. Les conséquences politiques et sociales exprimées par l’émergence de l’esprit intégriste et de ses conduites violentes allant de l’inquisition à l’assassinat sont la conséquence inévitable du compromis socio idéologique de l’Etat avec les forces religieuses. Les assassinats d’intellectuels syndicalistes artistes et journalistes porteurs de la modernité symbolique et de la culture de la sécularisation expriment ce refus religieux de l’émergence d’une citoyenneté laïque sur l’espace public

La souveraineté de l’Etat dans la mise en œuvre de l’espace public, lui est disputée par des groupes, voire des individus, auto désignés, représentant l’ordre moral du patriarcat urbain. Dans le brassage social et culturel qui s’opère dans la mise en œuvre de l’espace public, se déroule un transfert de la souveraineté réelle et symbolique du groupe social dominant le village ou le quartier vers l’institution de l’Etat représentant le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. L’objectivation de l’autorité dans des rapports abstraits exprime cette souveraineté de l’Etat. Elle est souvent contrecarrée par l’autorité de groupes et d’individus qui s’autoproclament gardiens de l’ordre moral au nom de l’Islam. L’Etat de droit a pour mission la pacification du lien social par l’organisation de la cohabitation des espaces privés dans l’espace public. Les affrontements culturels entre les visions du monde ancien et les tentatives d’accouchement au forceps d’un ordre nouveau se déroulent dans l’accaparement de territoire public mais aussi de sa dégradation quand l’Etat empêche cette privatisation. Le débordement des boutiques sur les trottoirs, l’émergence de gardiens de parkings auto désignés, la floraison des étalages de fruits et légumes sur les routes nationales sont autant de phénomènes liés aux affrontements culturels dans le cadre du nouvel espace public en construction. L’Etat intervient en aval par la régularisation de situation d’autonomie de fait imposées par le citoyen consommateur de l’espace public.

8-3- Privatisation et dégradation de l’espace commun 

La ville algérienne a perdu ses trottoirs occupés par les boutiquiers qui n’hésitent pas à exercer leurs activités sur le pas de la porte en balisant l’espace immédiat et en y interdisant l’accès aux piétons. Toutes ces conduites d’appropriation agressive et de privatisation du bien commun réunies sous le vocable de "l’informel" sont tolérées par l’Etat qui en reproduit l’esprit à travers l’érection de dos d’âne tous azimuts, cédant ainsi son autorité sur la voie publique à ces obstacles de bitume et de béton. Des amoncellements de cannettes et de bouteilles vides jonchent les étroits accotements des routes nationales et des artères de la ville envahies par les déchets domestiques et les ordures. Les jeunes n’ont pas le courage d’assumer leur buverie. Ils ne peuvent pas boire à la maison. La tradition islamique bien ancrée dans la culture locale exclut de consommer de l’alcool à table. N’ayant pas les moyens de boire à l’aise dans les bars, ils achètent leur rations dans les dépôts d’alcool, boivent en cachette sous les ponts sur les passerelles, les vides sanitaires ou les oliviers et rentrent cuver leurs épreuves dans leurs maisons dortoirs, abandonnant leurs emballages dans les fossés. La famille couvre les "déviations" de ses enfants, le compromis entre la société ancienne et le nouvel est là également assumé. La société pudibonde peut poursuivre son hypocrisie. Les apparences sont sauves. L’urbanité serait un ensemble d’apparences culturelles qu’il faut sauver.

On ne jette pas que les cannettes d’alcool. Tout passe par les fenêtres des appartements et celles des véhicules, paquets de cigarettes, sachets de plastique, restes de casse-croute et autres emballages perdus. L’absence de civisme est la marque de la nouvelle culture. L’école y est pour beaucoup, les enfants n’y apprennent pas les rudiments de base de la citoyenneté. Les programmes scolaires expriment également un compromis culturel entre la vision religieuse de l’éducation et la sécularisation nécessaire à l’émergence de l’espace public non conflictuel. Le citoyen semble charrier un contentieux avec le lieu urbain et chacune de ses tentatives d’appropriation inachevée est suivie d’actes de dégradation dont la satisfaction psychologique équivaut à une victoire sur l’ennemi, le propriétaire invisible du Beylik, le colon souverain sur l’espace urbain, l’Etat policier corrompu qui organise l’exclusion du citoyen du bien commun. Le peuple qui a réussi sa guerre a raté sa décolonisation. L’esprit du colonisé règne. L’autodiscipline est un rêve. Quand le gendarme est là, les souris ne dansent plus. Une communauté qui ne fonctionne qu’avec un Etat policier est appelée à se disloquer.

9- L’homme nouveau et l’espace public

L’image du paysan perdu dans le froid et l’anonymat de la ville a fait les beaux jours du cinéma européen des années soixante nourrissant la nouvelle culture urbaine et dévalorisant l’image du monde rural médiéval. En Algérie, Boubegra (L’homme à la vache) paysans égaré dans la ville a longuement sévi sur l’écran de notre chaine unique chargée de construire l’image de l’homme nouveau, copie algérianisée de l’ancien maître colonisateur, efficace, propre, dynamique, calculateur contrairement au paysan immobilisé par sa naïveté, dépassé par la vitesse du progrès et la rationalité de la nouvelle économie. Le paysan qui avait libéré le pays de la colonisation devait céder sa place à l’homme nouveau, citadin industrieux, rationnel et surtout désintéressé.

Dans cette substitution culturelle conçue pour achever l’entreprise de déracinement et de déculturation entreprise par la colonisation française, ce fut le heurt du pot de terre contre le pot de fer. Les valeurs paysannes de franchise, de solidarité, de respect du bien commun allaient être remplacées progressivement par celles de la ville en chantier, le compter sur soi, la loi du plus fort, l’accaparement du domaine public et la culture du passe-droit et de la corruption sous la protection policière des nouveaux décideurs, propriétaire auto désignés du domaine public. 

La privatisation du bien public en général et de l’espace collectif urbain, d’abord par les nouveaux tenants du pouvoir, puis par les citoyens venus du monde rural, est l’expression d’une sédimentation de frustrations économiques et sociopolitiques cumulées durant la période coloniale. L’interdiction de jouir de l’espace public et l’exclusion de cette propriété qui autrefois était celle de ses parents avait structuré un rapport de défiance, dans un premier temps, puis des conduites de destruction de l’espace public propriété de l’ennemi.

Cette culture forgée durant plus d’un siècle constitue de nos jours le soubassement des conduites qui remontent à chaque révolte juvénile à la surface sociale pour guider la foule vers la destruction du bien public.

R.O.

Lire la première partie : Algérie, l’espace public entre le Beylik et le Bien Vacant (I)

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