En mer de Chine, les rochers de la colère

Les îles sources de conflits
Les îles sources de conflits

Le torchon brûle entre la Chine et le Japon à propos de quelques îles inhabitées, situées à équidistance des deux pays. Un conflit sans issue évidente, tant il mêle ressentiment historique et fierté nationaliste.

Le 22 octobre 1978, Deng Xiaoping, alors vice-Premier ministre du régime chinois, entamait au Japon une visite historique à l'occasion de la signature du traité de paix et d'amitié entre Pékin et Tokyo. Trois années d'intenses pourparlers avaient été nécessaires pour finaliser cet accord, qui devait permettre aux deux nations de tourner la page de leur histoire conflictuelle. Saluant, trois jours plus tard, l'importance du traité, le leader chinois nota que sa rédaction n'avait été toutefois possible qu'après la mise de côté, d'un commun accord, des questions portant sur les différends territoriaux en mer de Chine orientale. Cinq petits îlots et trois rochers, inhabités et hostiles, d'une surface totale d'à peine 7 kilomètres carrés, situés à plus de 200 milles nautiques des côtes des deux pays. "Nous ne trouvons pas de langage commun sur ce sujet. Les générations futures seront probablement plus sages", déclara-t-il.

Ce statu quo fut maintenu au fil des années 1980 et 1990. Mais, en 2010, la controverse est violemment réactivée, lors de la brutale collision, dans les eaux contestées, d'un bateau de pêche chinois et de navires des gardes-côtes nippons. En août dernier, nouvelle escalade : le gouvernement japonais annonce qu'il va racheter, pour 2,05 milliards de yens, les îlots à une famille nippone, les Kurihara, qui en détenait officiellement la propriété.

En nationalisant ces territoires qu'il nomme "Senkaku", le Japon espérait pourtant désamorcer une nouvelle crise avec Pékin qui, lui, a baptisé ces îles "Diaoyu". La démarche de l'exécutif avait, en effet, été précipitée par la tentative du gouverneur de Tokyo, le nationaliste Shintaro Ishihara, de prendre le contrôle des îlots et d'y lancer la construction d'infrastructures.

Découverte chinoise

Mais, ignorant ces détails, l'opinion publique chinoise s'est de nouveau enflammée, cette semaine, provoquant une crise sans précédent et obligeant nombre d'entreprises japonaises à interrompre leurs activités sur le sol chinois. Hier, les autorités nippones ont fait savoir que des pirates informatiques chinois avaient attaqué plusieurs sites Internet dont celui d'un important ministère japonais. Et des deux côtés, on redéploie une série d'arguments juridiques pour justifier ses droits inaliénables sur l'Archipel.

Dans les manuels chinois, tout commence en 1403. Un recueil anonyme, intitulé Shunfeng Xiangsong, ou "Bon vent !", signale pour la première fois l'existence des îles Diaoyu. Dans les siècles suivants, des dizaines d'autres ouvrages chinois ou taïwanais mentionneront régulièrement ces territoires. En octobre 1893, un édit de l'impératrice douairière Ci Xi semble même faire don des îles contestées à Chen Xuanhuai, un herboriste de renom ayant récolté des plantes sauvages sur les îlots. Pour Pékin, l'ensemble de ces documents ferait la preuve irréfutable de la découverte originelle du site et de son intégration au territoire national.

Face à cette montagne de témoignages, le Japon rétorque que l'antériorité de la visualisation des îles n'a pas de valeur en droit international et qu'aucun acte officiel attestant de l'autorité de la Chine sur les territoires n'a été découvert. Au contraire, indique Tokyo, le gouvernement japonais a, lui, officiellement rédigé plusieurs actes, en janvier 1895, prouvant sa prise de possession de ces îlots, où un entrepreneur privé, Koga Tatsushiro, avait établi un début de vie. Dix ans plus tôt, celui-ci avait lancé sur place un petit atelier collectant des plumes d'albatros, pour les incorporer à des parures féminines en Occident. C'est son fils qui vendra plus tard les îles à la famille Kurihara.

Accès à la haute mer

A l'appui de leur thèse, les autorités de Tokyo notent encore que, en 1895, à l'issue de la guerre sino-japonaise, la Chine avait été contrainte de céder à l'Empire japonais Taiwan et les îlots inhabités qui en dépendaient. Bien que frustré, Pékin restera d'ailleurs discret pendant des décennies sur cette "perte". A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, la Chine récupérera Taiwan. Mais pas les îles Senkaku-Diaoyu, qui restèrent administrées par les Etats-Unis jusqu'en 1972, date à laquelle elles furent restituées au Japon. A l'époque Washington avait toutefois refusé de nommément citer les îlots dans son accord avec le Japon, pour ne pas prendre position dans le différend territorial qui venait tout juste d'être réveillé.

En mai 1969, en effet, une commission des Nations unies publie un rapport explosif affirmant qu'il existe "une forte probabilité que le plateau continental entre Taiwan et le Japon soit l'un des plus prolifiques réservoirs de pétrole du monde". Dans les deux pays, l'annonce de l'ONU va réveiller en sursaut les intérêts et les revendications. Aux arguments historiques, chacun va alors ajouter des démonstrations géographiques prouvant, d'un côté, que les îlots font partie intégrante du plateau continental de la Chine et, de l'autre, qu'ils relèvent de la zone économique exclusive du Japon.

Depuis, d'autres études ont montré que la commission des Nations unies s'était probablement emballée. "Ces réserves, c'est un peu le monstre du Loch Ness de la zone", confie un industriel du pétrole. Dès lors, comme l'explique un spécialiste militaire de la Chine basé à Hong Kong, "ce sont surtout des considérations stratégiques qui justifient aujourd'hui l'intransigeance de Pékin". Contrairement aux Etats-Unis, la Chine est encerclée de pays qui ne lui laissent qu'un étroit couloir maritime. Or elle importe 85% de ses hydrocarbures par la mer -le reste étant acheminé par pipeline depuis l'Asie centrale. Sécuriser parfaitement la zone est donc crucial, de même que cela constitue un moyen de pression sur les autres pays asiatiques, approvisionnés de la même manière. Cela explique la fermeté de Pékin sur tous les conflits territoriaux dans la région. Et dans le cas des îles Senkaku-Diaoyu, «il s'agit pour la Chine de casser une brique dans le mur qui lui bloque l'accès à la haute mer», poursuit le même expert. Un accès qui serait également essentiel au plan militaire, et vital en cas de conflit.

Or, en matière stratégique, la région connaît actuellement un bouleversement historique : après un demi-siècle de domination incontestée dans la région, les Etats-Unis apparaissent comme une puissance en recul. Pour le spécialiste de Hong Kong, "il est remarquable de noter, dans cette affaire, la prudence de Washington". Une analyse que rejoint George Yeo Yong-Boon, l'ancien ministre des Affaires étrangères singapourien, qui s'exprimait récemment au World Economic Forum de Tianjin, en Chine. Pour ce dernier,« l'échiquier le plus important dans la région actuellement est celui sur lequel s'affrontent Pékin et Washington. Et, dans cette relation, il est clair que les Etats-Unis mesurent l'importance croissante de la Chine ». Dans ce contexte, "les forces extérieures qui disciplinaient l'Asie vont probablement diminuer, ce qui nécessite de redéfinir d'urgence le leadership dans la zone", poursuivait Yoichi Funabashi, ancien rédacteur en chef du journal japonais Asahi Shimbun. Ce qui ouvre un boulevard à la Chine, bien décidée à assumer son statut de première puissance régionale.

Traumatisme historique

Un statut qui donne manifestement des ailes à la population chinoise, qui pendant des décennies avait réfréné ses pulsions nationalistes. Aujourd'hui, elle les exprime avec une extrême virulence en brandissant les traumatismes de l'histoire.

En Asie, la page de la Seconde Guerre mondiale n'a jamais été réellement tournée. Contrairement à l'Allemagne, qui a largement fait acte de contrition pour la tragédie qu'elle a infligée à ses voisins, le Japon est accusé par les Chinois et les Sud-Coréens, notamment, de n'en avoir jamais réellement fait autant. Dans les discussions du quotidien, le ressentiment et parfois la haine affleurent dès que le sujet est abordé. Le souvenir de l'invasion de la Chine par le Japon, et en particulier le massacre de Nankin, qui continue d'être largement éludé dans les livres d'histoire japonais, restent des blessures vives.

Dans ce contexte, la position de Pékin est complexe. Au moment où le régime s'affaire à une transition politique déterminante et manifestement épineuse, il n'est pas mécontent de surfer sur cette déferlante patriotique. Comme le pointent souvent les sinologues, le nationalisme, conditionné par une éducation sans le moindre recul critique, reste le principal réflexe fédérateur dans un pays par ailleurs tiraillé par des tensions internes de plus en plus vives. Mais l'arme est à double tranchant et Pékin semble conscient des risques de débordement. En plein ralentissement économique, la véritable urgence est celle des réformes, et non de se livrer à une escalade potentiellement dévastatrice avec le Japon. Les manifestations sont très encadrées, les éditoriaux de la presse officielle appellent à exprimer un "patriotisme raisonnable", et, de fait, les débordements semblaient avoir disparu, dès mardi, dans les cortèges. "C'est encore la rationalité qui prévaut", analyse George Yeo Yong-Boon. Lors de la dernière escalade, dans le cadre d'un conflit distinct avec les Philippines, et malgré les discours martiaux, Pékin s'en est uniquement pris "aux exportations de bananes et de mangues des Philippines", s'amuse-t-il.

Dans une Chine qui fonctionne selon un principe de gouvernance très dirigiste, la véritable nouveauté tient donc dans ce renversement des rôles par lequel le pouvoir est presque obligé de courir derrière une opinion publique électrisée. C'est le risque que pointe le même George Yeo Yong-Boon : "Le boom des réseaux sociaux en Chine fait surgir dans ce genre d'affaire une forme d'irrationalité qui devient de plus en plus difficile à contrôler", prévient-il. De fait, c'est sur Weibo, l'équivalent chinois de Twitter, que se transmettent les images des manifestations et que s'étalent jusqu'à l'absurde les spectacles les plus excessifs de surenchère nationaliste -des manifestants déguisés en Mao Zedong, des restaurants offrant des réductions pour les clients hurlant "Vive les Diaoyu chinoises", des slogans haineux à la propagation exponentielle. Pour l'instant, la sagesse des générations futures, escomptée par Deng Xiaoping, se fait toujours attendre.

Yann Rousseau et Gabriel Gresillon

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