Le roman maghrébin et les Révolutions arabes

Yamen Manaï, l'auteur de "La sérénade d'Ibrahim Santos" une parodie sur le régime de Ben Ali.
Yamen Manaï, l'auteur de "La sérénade d'Ibrahim Santos" une parodie sur le régime de Ben Ali.

Au moment du déclenchement des Révolutions arabes en Tunisie, Libye et Égypte, la littérature maghrébine s’est nourrie de leurs premières étincelles pour témoigner des tragédies vécues et dénoncées par la rue dans un style où la parodie voisine l'ironie.

Sous la forme de la parodie et de la satire, ces écrits construisent des personnages symboles de la dictature…  Le roman du jeune tunisien Yamen Manaï "La sérénade d’Ibrahim Santos" (Ed. Elyzad, 2011), celui de l’écrivain libyen engagé Kamel Ben Hameda "La compagnie des Tripolitaines" (Ed. Elyzad, 2012) et du jeune algérien, Djamel Ferhi avec son premier roman "Le Bunker ou le requérant d’asile en Suisse" (ed. Chihab, 2011) peignent l’actualité de ces révoltes.

Ces trois textes relèvent de genres différents qui exploitent dans la diversité de ces genres, une même thématique, celle que vivent les peuples maghrébins qui se sont soulevés contre leurs gouvernants. Parodie politique, le roman de Yamen Manaï, le plus lié à l’événement politique de la Révolution du Jasmin, campe sous les traits du personnage du Général Alvaro Bénitez, l’ex-président Ben Ali. Souvenirs d’enfance sur l’enfermement des femmes dans la capitale libyenne, Tripoli, le récit intimiste de Kamel Ben Hameda décrit les résistances secrètes des femmes de Tripoli soumise au dictat du patriarcat sous le règne du Roi et qui aura ses répercussions dans le régime de Kadhafi un demi-siècle plus tard. Enfin, "Le Bunker ou le requérant d’asile en Suisse" est un journal d’un demandeur d’asile (l’auteur lui-même) sur son expérience dans les centres de transit appelés le "bunker" où sont parqués des milliers de jeunes ressortissants clandestins venus du Maghreb, de l’Afrique, des pays arabes et de l’Europe de l’est. Djamel Ferhi qui y raconte son expérience dans le style journalistique dit, à travers des portraits saisissants de ces sans-papiers la tragédie de leurs pays respectifs qu’ils ont fuis.

Ainsi, ces trois romans, parus durant l’année 2011-2012, sont directement liés à l’événement politique du déclenchement des Révolutions arabes ; ils sont donc immanents, en tant que fictions, à l’événement. Ils peuvent se lire comme une «littérature de l’urgence» au sens noble du terme dans la mesure où non seulement ils échappent à l’enveloppe de l’écriture journaliste, mais aussi et surtout ils exploitent  avec une acuité romanesque et poétique, un événement historique qui les concerne et qu’il mette à l’unisson des révolutions mondiales.

Examinons de près comment ces trois romans s’interpénètrent et, par l’ironie, la dérision, le tragique, disent les révoltes tues, contenues puis éclatées au grand jour de leurs personnages, des militaires corrompus et assoiffés de pouvoir dans "La sérénade d’Ibrahim Santos", des femmes recluses dans leur maison à Tripoli vues dans leur intimité par un enfant et des jeunes, filles et garçons, des "sans-papiers" parqués dans les prisons de transit à la périphérie des villes froides de la Suisse.

Une parodie des dictatures

Le village de nulle part, Santa Clara, a longtemps vécu, prémuni des turbulences de l’Histoire, de sa canne à sucre, de sa rhumerie héritée de ses ancêtres andalous.

Mais cette quiétude sombre dans le chaos. Le nouveau pouvoir militaire, sous la coupe du Général Alvaro Benitez et de son frère qui règnent sans partage sur la grande ville et ses provinces, découvre qu’une petite contrée échappe à leur autorité et qui, plus est, renommée pour son rhum. Les étapes de la prise de Santa Clara se succèdent à un rythme effréné et le village n’a pas le temps de souffler que déjà, après la visite du ministre de l’agriculture escorté par les militaires, il se voit contraint d’enlever l’ancien drapeau et de planter celui du nouveau pouvoir d’Alvaro Benitez, de rebaptiser ses rues, toutes ses rues au nom de la "Révolution" et d’en entonner le nouvel hymne national. De ces bouleversements, le village en rit et s’en accommode car ni le travail de la terre, ni la plantation de la canne à sucre, ni encore la distillerie à l’ancienne de l’eau de vie n’en sont affectés. Toutefois, les premières lézardes se font sentir : La fermeture de la mairie, la destitution du maire remplacé par le pouvoir militaire, puis son assassinat et les renforts militaires qui quadrillent et polluent le village de Santa Clara. Jusqu’au jour où le général Benitez  ordonne l’envoi de son armée et d’un jeune ingénieur en sciences de la terre, ingénieur géomètre fraichement diplômé de l’université pour occuper Santa Clara.

Le jeune agronome impose des mesures impopulaires imposées aux paysans par la force des armes. L’usage de nouvelles méthodes dans la plantation des cannes à sucre, l’industrialisation  de la distillerie par une nouvelle technologie. Face à la résistance des paysans, sous l’instigation d’Ibrahim Santos qui conduit une délégation pour protester contre ces nouvelles lois, Joaquin, fort de son pouvoir, prononce d’autres sentences : le couvre-feu, l’interdiction aux paysans de se regrouper dans les rues, ou même chez le barbier ; il ordonne l’arrêt immédiat et la dissolution de l’orchestre d’Ibrahim Santos, le personnage principal du roman, dont il a hérité du père chassé de son Andalousie natale, une viole avec laquelle il prévoit le temps du ciel de Santa Clara chaque fois qu’il en joue.

Le fou du village, un des musiciens virtuose de l’orchestre d’Ibrahim Santos, est tué par les militaires car il ne voulait pas lâcher son instrument malgré les sommations. Santa Clara vit désormais le chaos. Ses rues sont ensanglantées et les paysans sont pourchassés jusque dans leur maison. Résignés, ils cultivent, la peur au ventre, les cannes à sucre avec des insecticides et deviennent de simples ouvriers dans la rhumerie industrialisée. Gloire au Général Benitez auquel l’armée et son jeune représentant envoient une cargaison de rhum mis en bouteille sous son règne et sans goût ! Au village, Joaquin observe son propre désastre. Ses outils de géomètre n’ont servi qu’à déstructurer le village, l’anéantir. Il se rend à l’évidence qu’il y a perdu la raison et son âme. Dans un sursaut salvateur, il enlève le masque et désobéit au règne de la dictature du Général. Il se confie à Ibrahim Santos et rejoint la résistance paysanne avec arme et bagage. Il livre des munitions en désarmant les militaires sous son ordre. Ce sont les paysans qui l’ont rendu à son humanité, à sa vérité, à lui-même. De la grande ville, le Général Benitez envoie des renforts militaires avec le ministre de l’agriculture dépêché pour s’enquérir du désastre sur la saveur du rhum d’antan. Ils sont accueillis par une armée de paysans qui les défait et les dévêt. Ibrahim Santos, le musicien-météorologue peut enfin reprendre son orchestre et prédire le temps sous l’œil approbateur de Joaquin. Il sort de sa gaine, la mythique viole et aux premières notes qui en fusent un ouragan s’abat sur le village et emporte les derniers carrés des armées du Général Benitez.

Ce roman se veut une métaphore du règne inique de toute dictature militaire dans le mesure où l’auteur ne donne aucune référence géographique de Santa Clara même si le toponyme réfère plus à l’Amérique latine qu’à la Tunisie.

La parole rebelle des Tripolitaines

C’est avec la même atmosphère pesante du temps et du politique en suspens, que Kamel Ben Hamda décrit la ville compacte de Tripoli  entre désert et mer. Ruelles plombées de soleil, patios fouettés par les vents de sable du désert, ville qui se refuse à ses rivages marins, c’est dans cette géographie contrastée et bouleversée de la capitale libyenne, Tripoli, que  l’auteur met en scène un garçon, Hadachinou, immergée dans l’entourage immédiat de sa mère, dans le gynécée des cousines, tantes ou voisines qui s’invitent à l’heure du thé, lors des fêtes religieuses ou païennes, pour épancher leurs douleurs d’épouses maltraitées, partager des moments de libertés intimes durant lesquels elles font sauter les barrières factices, dévoilent leur corps et leurs paroles, se jouent de leurs époux rustres, fêtards et faux dévots. Ce garçonnet Hadachinou, le narrateur, avec des yeux d’adulte, est le témoin privilégié de cet univers de sensualités brimées, de corps violés et d’amours trahies. Il maintient un précieux lien de vie encore possible entre sa mère dont il est le messager, porteur de victuailles, de nouvelles, d’invitations, et les femmes dont il est devenu le prince charmant, un tantinet espiègle, un futur mâle qu’elle comptent bien domestiquer, d’autant que le quartier vient de fêter sa circoncision. Le garçon voyage dans un royaume féminin régi par sa mère dont il connaîtra grâce à ses voyages  d’une femme à l’autre, la vie secrète, faite de privations, de rêves de jeunesse brimés, encore vivaces en elle, autrement que par cette image d’une mère docile, silencieuse, debout, éternellement affairée derrière ses fourneaux préparant des gâteaux au caramel. Il la surprend, épancher ses douleurs, à sa grande tante, Nafissa, qui ne mâche pas ses mots, fume et boit de la boukhla, se rit des promesses hypocrites des hommes, les défie dans leur territoire, les rues et les marchés, et jure par ses aïeux, qu’elle leur fera payer sa liberté si durement acquise.

Qu’elles s’appellent Fella, et sa petite Tuna, Zohra, Jamila aux fesses rebondies, Khadija, l’hirondelle de la fête à Luna Park, Haja Kimya la sorcière, Filoména l’italienne déprimée, Zaïneb, l’instruite, éveillée à l’amour,  qui pour échapper au mariage forcé, s’est immolée par le feu, toutes sont tripolitaines aux origines diverses, arabe, berbère, africaine, italienne mais vivant et partageant toutes la même bravade, les mêmes malices, les mêmes vengeances sourdes, les même révoltes parfois au grand jour contre leur sort de femmes soumises, violentées au quotidien, portant aussi le bât de l’histoire contemporaine d’une Libye méconnue, féminine, qui libère sa parole rebelle. Ce n’est pas sans raisons que l’auteur dédie ce livre aux femmes et aux mères qui, une fois par semaine, pendant des années, manifestaient à Benghazi en Libye devant la direction générale de la Sécurité pour réclamer le corps de leurs époux, de leurs enfants disparus cette nuit du 28 au 29 juin 1996, ces dames dont la brûlure du manque a ranimé peu à peu, secrètement, les flammes de la dignité.

Les enfants des "bunkers"

Sur le ton du témoignage cette fois, dans Le bunker ou le requérant d’asile en Suisse, l’auteur, Djamel Ferhi, journaliste algérien, décrit la réalité de la vie quotidienne des bunkers dans lesquels sont assignés des sans-papiers maghrébins et africains pour la plupart qui ont fui leur pays et traversé au péril de leur vie plusieurs frontières et pays avant de chuter dans ces "bunkers".

"Asile", "chalet", "camps", leur nouvel habitat précaires et dangereuses, oubliés des autorités. employés tout au long du récit, en constituent un champ lexical qui accentue la charge sémantique contenue dans "bunker" et ces termes ne sont pas sans évoquer les expulsions médiatisées des "Roms" du territoire français et la destruction de leurs "camps". Le narrateur, algérien, lui-même un des résidents de ces bunkers, a quitté l’Algérie où il ne pouvait plus exercer son métier de journaliste, non comme un "harrag" mais dans la plus complète légalité. Il a connu, via internet, une femme, mariée divorcée, vivant avec sa fille, Clémentine. Elle lui rend visite en Algérie et l’invite à son tour en Suisse. Il se lie d’amitié avec ses compatriotes,  personnages attachants, déjà rompus à l’art de la débrouille par des larcins en tous genres, persuadés qu’ils n’obtiendront pas le droit d’asile en terre helvétique. Alors ils se défoncent à cent à l’heure : vol de portefeuilles, de portables revendus, trafic de drogues dans les bars confinés de petites villes à la périphérie du bunker, la nuit. Ils  ne rejoignent l’asile qu’au petit matin. Leur souci est la survie et ils ne parlent pas de leur pays quittés. Ils l’ont gommé de leur mémoire. Ils se découvrent des dons insoupçonnés, ils sont capables de communiquer avec les filles malgré le handicap de la langue. Ce qu’ils n’ont pas pu faire en Algérie. Leur vraie politique est celle-là. Tout lecteur pourra relever une nette opposition entre le microcosme du bunker, avec son règlement, ses déprimes, ses silences, ses gardiens, ses méfiances et les quelques lueurs des jours de paie misérable d’un côté ; et, de l’autre, l’éclat, les rires, les tournées de bière, avec les filles, leur liberté d’esprit et de corps bien que la plupart soit paumée (l’une d’elle travaille dans un mouroir). A l’absence de vie au bunker, les requérants d’amour se contentent d’illusions de bonheur de ces filles de compagnie. La quête de l’amour, sur fond de mal vie et de tensions psychologiques est une « thérapie » inconsciente.  Ce paradoxe rappelle le roman de l’écrivain haïtien, Dany Laferrière ( prix Médicis 2009) Le goût des jeunes filles dans lequel il oppose la joie de vivre des jeunes filles et leur excentricité tapageuse à la noirceur de la dictature du  régime des Duvalier, Père et Fils.

Lire ces trois romans, c’est, sans conteste plonger dans les réalités socioéconomiques, culturelles et politiques d’un Maghreb à l’heure des grandes ruptures…

Rachid Mokhtari

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Commentaires (3) | Réagir ?

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Service comptabilité

merci

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kamel ait issi

Mais la rue Arabe est super tranquile... la rue libyenne, Egyptienne, Syrienne, Tunisienne... non celles-la ne le sont pas, mais ne sont pas Arabes non-plus... le drame... Meme si ca convient bien aux ancestres des Francs... Oui, je francheese aussi, je le sais- mais je ne le fais qu'ici, par besoin de communiquer avec les miens - certainement pas pour autre chose. Je suis un national Americain mais demeure Kabyle avant tout. Bref, j'espere que Francoise en a achete' une tonne !

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