Aziz Mouats répond à M-C. San Juan à propos du film de Lledo : Pour un film sur la vérité, il n’est pas bon d’en escamoter quelques-unes.

Aziz Mouats répond à M-C. San Juan à propos du film de Lledo : Pour un film sur la vérité, il n’est pas bon d’en escamoter quelques-unes.
Merci de ce témoignage poignant de sincérité et d’humanité. Votre perception du film me réconforte dans ma position qui est celle de soutenir sa diffusion parce qu’il apporte un autre regard et une autre vérité. Cependant, il m’appartenait d’apporter mon appréciation personnelle du produit fini, d’autant qu’ayant participé au tournage de toutes les scènes de Skikda et de Mostaganem, j’ai eu à déplorer certains coups de ciseaux du réalisateur. Notamment ceux en relation avec la découverte de la tombe de l’oncle et le témoignage de son fils aîné Brahim qui parlera d’une mutation en Kabylie (c’est trop long à expliquer). Ensuite il y eut des dialogues entre le réalisateur et moi-même et qui donnent une autre dimension à ma lecture du drame et surtout quant aux implications pour la mémoire de ma famille. Lorsque vous dites que « c’est mieux ainsi » sous entendant que le fait de ne pas montrer tous les témoignages ne nuit pas à la qualité du film ni à ses effets sur le spectateur (trice) qui entre en empathie, accordez moi au moins ce droit élémentaire à vouloir dire toute la vérité. Etant vous-même d’Algérie comme moi et comme JP lledo, vous savez mieux que d’autres combien nos douleurs furent intenses, voire indélébiles. Pour un documentaire, probablement le premier, sur le sujet de la vérité, cela fait un peu désordre que d’en escamoter quelques unes. Il se trouve que ce sont aussi celles là qui font le plus mal. Parce que intervenant 52 ans après ces évènements, ces images auraient pu être moins floues. Puisque vous parlez d’œuvre, je ne peux que me joindre à vous pour dire qu’elle peut être critiquée y compris par ceux qui y ont contribué. Après un demi siècle de silence imposé, toutes les paroles sont bonnes à prendre. A ce titre, la votre est bien entendue la bienvenue car elle témoigne d’une prise de conscience à laquelle le film n’est apparemment pas étranger. J’ajouterais enfin que le non témoignage du résistant Mahmoud Daïboun constitue de mon point de vue un lamentable ratage. Car interviewé grâce à la caméra de mon fils, il apporta un éclairage sur une amitié avec le fils de son employeur, lui même officier de réserve de l’armée coloniale dans la région, durant toute la guerre, qui ferait pâlir de jalousie le meilleur scénariste. En ce qui concerne le regard que l’on peut avoir de l’autre, selon son appartenance communautaire, ceux de votre communauté qui continuent de venir en Algérie et que j’ai souvent la chance de croiser et parfois d’accompagner, savent qu’il y a bien longtemps que j’ai dépassé ces clivages. Lorsque j’affirme que nos amis les Balestieri n’auraient jamais du quitter leur pays, l’Algérie, je ne le fais ni par flatteries ni par coquetteries. J’ajouterais qu’ils ne sont pas les seuls. Ceci ne devrait en aucune manière absoudre le système colonial des ses exactions, de ses crimes et de ses enfumades dont furent victimes les populations autochtones. Quant à votre appréciation sur « le débat douteux » qui m’aurait incité à me joindre à la réthorique, sachez que je suis suffisamment jaloux de ma liberté de penser et de dire -d’autant que je l’ai chèrement payée – qu’il ne me viendrait jamais à l’esprit de la troquer contre un quelconque ralliement de mauvaise augure.
Azziz Mouats

Plus d'articles de : Actualité

Commentaires (1) | Réagir ?

avatar
Marie-Claude San Juan

Réponse à Aziz Mouats.

D’abord, un point essentiel, car ce serait très injuste que mon expression sur le débat qui entoure le film puisse laisser supposer que je ne vous reconnaisse pas cette liberté de pensée que vous revendiquez et affirmez. Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. (Ce serait insultant et ne correspondrait pas du tout à ce que je voulais exprimer au sujet de la personne que j’ai perçue à travers le film, vous). Mais même le film vécu de l’intérieur, vu et revu peut-être, est susceptible d’être perçu différemment, intérieurement, suivant les moments, le contexte, les émotions diverses qui accompagnent le retour sur « l’objet fini », l’œuvre telle qu’elle est achevée.

Quand je parlais du débat « douteux », autre point, je me référais au fait que certains aient réagi sans voir et sans se questionner. Et on sait bien que ces sujets réveillent aussi, sur les deux rives, des positionnements idéologiques, autour de nous.

Je crois surtout qu’un film, une fois que le montage est fait, ne peut que provoquer une certaine frustration, car les heures d’images possibles ne donnent plus qu’une part infime de ce qu’on aurait pu voir. Mais comment faire ? Alors, forcément, quand on traite de sujets aussi chargés de sens et d’affect, les images non retenues, les passages absents, deviennent des trous béants, du vide qui paraît masquer (manquer...) la signification désirée.

Ce film, il faut que nous le replacions dans la trilogie documentaire à laquelle il appartient, et que nous ne le pensions pas comme une fin. Il est une partie d’une démarche plus large. Sans oublier le sujet principal, là : l’absent. Pourrait-on, en un film, saisir toute la vérité ? Un grand pan, déjà... Mais je vous reconnais le droit de vouloir en dire plus !

D’autre part, les traces existent... Et, à l’heure des DVD, avec leurs « bonus » documentaires, qui dit que des éléments non retenus ne pourraient pas avoir un jour une autre place, dans un contexte ou un autre, enrichis des questionnements et des doutes ? Mais je ne suis ni cinéaste ni producteur... Et je ne connais pas la « matière » de ce qui est en question, n’ayant justement pas vu cela.

Oui, ce film a approfondi mes prises de conscience, largement (il est donc utile...). Mais il n’en est pas la source, car cela fait bien longtemps que j’observe, ressens, écoute et lis. Je dirais... depuis l’enfance. Bien avant les films, les livres, les textes. Il y a des lucidités qui naissent dans l’enfance. En regardant les visages. (Et c'est cela que je retrouve dans ce film, particulièrement, ce que vous avez réussi ensemble).

Oui, vous en parlez bien, distinguons, surtout, les êtres, les peuples, des pouvoirs (les faits des pouvoirs et les effets des systèmes).

Ce serait dommage, je trouve, que JP Lledo et vous n’arriviez pas à rétablir une communication apaisée. Car vous avez l’un et l’autre reçu, dans la réciprocité. Et vous pourrez porter témoignage. Au-delà des heurts. Nous sommes tous des écorchés vifs, ne l’oubliez pas, tous les deux... Vous le dites, là, en évoquant nos douleurs « indélébiles ».

MCSJuan