Aziz Mouats : « Jean-Pierre Lledo a trahi le contrat moral qui le liait aux témoins »

Aziz Mouats :  « Jean-Pierre Lledo a trahi le contrat moral qui le liait aux témoins »
Un des principaux personnages du film de J.P. Lledo, « Algérie, histoires à ne pas dire », vient de dénoncer, dans le Soir d’Algérie (1) le réalisateur d’avoir « trahi le contrat moral qui le liait aux témoins » en ne retenant que « les passages qui le confortent dans sa lecture du drame algérien » et l’accuse d’avoir « fait le choix d’un parti pris malencontreux » et de « faire le lit de la négation.»
Dans cet article, Aziz Mouats, professeur à Mostaganem, et qui a servi de collaborateur central pour toute la partie sur Skikda, s’interroge sur les véritables intentions de Jean-Pierre Lledo : « Vouloir opposer — et JP Lledo ne s’en privera pas — les armes de l’Otan aux couffins de Hassiba Ben Bouali ou de Djamila Bouazza, n’est-ce pas faire le lit de la négation ? »

« Ayant participé en tant que personnage clé – de part ma relation filiale avec des combattants de la guerre de libération et des victimes de la répression, rescapé avec les miens d’un massacre collectif de 23 hommes de ma famille, dont des adolescents d’à peine 14 ans — il était naturel que je sois rattrapé par l’histoire pour congédier l’amnésie qui continue — y compris avec la sortie chahutée du film —à entourer la sanglante guerre d’Algérie. Si j’interviens à ce stade c’est surtout pour pallier les omissions que le montage piloté par J.P. Lledo aura commises », écrit Aziz Mouats qui regrette que « le réalisateur,(JP LLedo) avec la force de l’image, s’enferme avec son documentaire, dans un rôle singulier, celui d’être à la fois juge et partie. »
Selon lui, cela a donné un film où les prestations « s’apparentent parfois à des jeux de rôles, où les personnages, notamment dans la partie en rapport avec Skikda, n’auront plus prise sur l’usage qui aura été fait de leurs témoignages ; le montage n’ayant retenu que les passages qui cadrent avec la thèse de J.P. Lledo ».

Ainsi, à propos du témoignage censuré du moudjahid Mahmoud Daïboun, un personnage clé, qui devait parler de la préparation de l’attaque du 20 août et ses retombées sur la vie des maquis, Mouats écrit : « J’avais certes des appréhensions, mais je reste convaincu que si on avait fait les choses dans le respect du personnage, le film aurait eu un autre destin. J’ai comme l’impression que la participation de Daïboun n’était pas souhaitée par J.P. Lledo.(…) »
Sur la confusion entre des pieds-noirs et l’armée coloniale, il affirme : « Chercher à compenser l’acte abject et injustifié de l’armée coloniale — qui s’est traduit entre autres par la disparition jusqu’à nos jours et peut-être pour l’éternité, des corps de nos parents — par l’humanisme sans limites de Roger et de Germaine, son épouse, serait emprunter un raccourci qui ne blanchira pas l’armée française de ses crimes, ni n’obèrera aucunement le geste valeureux et courageux de Roger et de sa famille. Vouloir, comme tente de le faire J.P. Lledo, mettre sur un pied d’égalité ces deux attitudes me semble totalement déplacé, voire cynique. C’est pourtant ce qu’il aura tenté de faire dans son film. Durant le tournage mais également lors du montage. »

Diaboliser l’ALN

« A la fin du tournage, j’affirme ici que J.P. Lledo avait à sa disposition des témoignages précieux, puisés aux meilleures sources qui sont les acteurs de ces évènements.» Mouats accuse le réalisateur d’avoir trituré les témoignages pour arriver à son but : diaboliser les résistants algériens. « Focaliser sur les massacres d’innocents européens et fermer l’œil sur la répression par l’armée française des populations civiles autochtones, ne peut aider à rétablir la vérité », écrit-il. « Il faudra expliquer pourquoi le montage reprend uniquement les massacres de femmes et d’enfants. »
Mouats va plus loin : « C’est ce chemin de traverse que le réalisateur aura tenté de me faire emprunter. Une idée fixe dont il ne se départira pas jusqu’au montage final. Durant le tournage, j’avais souligné que pour un peuple qui aura enduré les pires atrocités durant la terrible présence coloniale, il n’y avait d’autres alternatives que celle de la confrontation à armes inégales. Parler du djihad comme le feront les combattants du 20 août 55 — les témoignages de tous les Mouats et des Khazeri (métayers chez Roger Balestrieri) semblait déranger les projets du réalisateur. Vouloir opposer — et JP Lledo ne s’en privera pas — les armes de l’Otan aux couffins de Hassiba Ben Bouali ou de Djamila Bouazza, n’est-ce pas faire le lit de la négation ? »
Puis il s’interroge : « J.P. Lledo avait-il le droit de donner libre court à ses pulsions, somme toute recevables ? N’a-t-il pas trahi le contrat moral qui le liait aux témoins et qui doit régenter la narration des faits comme le ferait un journaliste ou un historien ? Pourquoi n’avoir retenu que les passages qui le confortent dans sa lecture du drame algérien ? La perception des autres parties en conflit ne serait-elle pas humainement recevable ? «
Puis Mouats conclut : « C’est cette cruelle vérité que JP Lledo avait dans son sac en quittant Skikda. Au lieu de la restituer avec professionnalisme et rigueur, il préféra la tronquer contre un débat stérile entre la révolution prolétarienne et internationaliste et le juste combat d’un peuple qui réclamait plus de liberté, plus d’équité, plus de droit. Son documentaire aurait pu aider à l’éclatement de la vérité, de toute la vérité. Il aura fait le choix d’un parti pris malencontreux. »

L.M.

(1) Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/01/31/article.php?sid=63941&cid=35

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Commentaires (7) | Réagir ?

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amin noori

le monde est a l'envers on assistera un jour au proces de tous ceux qui se sont souleves contre l'occupant colonialiste... bravo benchicou tu nous a bien eclaire sur les veritables intentions qui animent mr le realisateur JP Liedo. si on se mettais a raconter les peines et les larmes de 130 ans d'occuppations... "aux algeriens on a tout pris". les jeunes d'aujourd'hui veulent construire des ponts justes avec la France sans attiser des traumatismes, pour le reste l'histoire a tranché.

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Marie-Claude San Juan

C'est très étrange que vous vous sentiez trahi, professeur Aziz Mouats. Et cela me donne envie de vous répondre. Car vous exprimez, dans le film, beaucoup de choses qui correspondent à ce que vous dites là, dans cet entretien. Je me demande si le débat douteux qu'il y a autour du film n'a pas provoqué cette impression de trahison.

J'ai trouvé, pour ma part, que tout le passage où vous interveniez était douloureux, au sens où, justement, l'histoire de votre oncle, et la vôtre, tout ce témoignage, cela faisait passer un message nettement indépendantiste, nettement tragique, concernant les luttes et les souffrances endurées, les déchirements, la guerre.

Rien dans tout cela n'édulcore quoi que ce soit, rien.

Au contraire, vous apparaissez comme un témoin d'une histoire terrible, un visage qui pourra rester dans la mémoire du monde, comme celui d'un Algérien torturé par un drame révélateur d'un moment de l'histoire algérienne.

Je pense vraiment que les spectateurs s'identifient à vous et sont, alors, en empathie avec les Algériens, et non dans l'effacement des crimes des uns pour le déni des réalités autres.

Cependant le but du film étant de témoigner des fraternités aussi, le couple qui a protégé pendant une période témoigne pour lui-même, pas plus. Exemple et trace de ces fraternités et de la complexité des postures et positions...

Je ne sais comment on pourrait dire à un personnage réel, une personne, qui témoigne sur plusieurs moments et ne les retrouve pas tous, que c'est toujours le cas : on ne se retrouve jamais quand on est traduit. On croit être trahi mais on ne le serait que si les spectateurs ne recevaient pas le message essentiel qu'on voudrait faire passer. Or le message passe, que vous puissiez le croire ou pas. Et la vérité. Une vérité, car ce n'est jamais, forcément, qu'une vérité fragmentaire faite de morceaux à mettre bout à bout, en les reliant aux autres films, et pas seulement à ceux du cinéaste, mais à tout un tissu de réalisations, qui font la trame de la perception totale de ce qui fut.

Dans ce tissu de films portant témoignage je mets aussi, par exemple (mais pas seulement), « Cartouches gauloises », film sur la guerre vue par un enfant, œuvre qui m’a touchée, ou «Pieds-Noirs, histoires d’une blessure », documentaire sur l’exil et ses douleurs... Et je mets aussi des films que j’aime moins, ou même d’autres que je n’aime pas du tout ou ne supporte pas.

Là, vous donnez un visage à l’Algérie de votre oncle, un visage. Et à votre oncle le plus bel hommage qu'il pourra jamais trouver dans un film. Une existence d'une force insoupçonnée.

En voyant le film je me disais que j'aurais aimé pouvoir vous parler.

Et autour de moi les spectateurs, Algériens ou pas, pleuraient sur cette tragédie d'une mort gardant sa part de mystère, mais étant la mort de quelqu’un pour un avenir qu'il voulait autre.

Comment le dire?

Si on voit dans le passé une guerre qui fut aussi une guerre civile, si on essaie de ne pas regarder notre histoire en ne retenant que ce qui était nôtre, chacun dans sa communauté, on peut alors accepter que dans une oeuvre la réalité soit complexe et que dans cette œuvre des aspects nous dérangent, y compris dans ce qui nous concerne, y compris dans la traduction de ce que nous avons voulu dire de nous-mêmes.

Pour moi, née en Algérie, mais vivant en France depuis l’adolescence, et ayant observé la réalité avec mes yeux d’alors, et les adultes avec cette lucidité douloureuse de l’enfance, je pense que toute représentation me trahit toujours un peu. Ou me blesse. Même quand elle montre ce que je sais vrai, mais n’accepte pas de devoir laisser définitivement dans cette réalité passée, qu’on ne peut plus changer. Je regarde les témoignages à partir de mon identité (« Pieds-Noirs », dit-on). Forcément d’abord à partir de mon identité, dans cette connaissance et ce souci des miens. (Mais qui sont les miens ? Il y a un moment où cette notion bascule. Miens les autres. Autres les miens. Je ne suis pas « que » cette identité.). Si cela bascule et ouvre la conscience, c’est justement grâce à des films comme celui-ci, qui font entrer en empathie avec des êtres dont les vécus et les choix furent parfois loin de nous. Et trop montrer, trop raconter, ce serait un obstacle à ces prises de conscience, à ces bouleversements du spectateur. (Vous regrettez l’absence de certains moments ou témoignages, mais peut-être qu’ils auraient eu l’effet contraire, qu’ils auraient empêché de recevoir l’essentiel de « votre » témoignage. Pour moi, c’est mieux ainsi. On comprend autrement, on entre dans votre parole et votre émotion, on intègre ce qui est montré et dit.). Je parlais du visage que vous donnez à voir, sans image bien sûr, par les mots, à travers ce portrait fait de votre oncle. Mais le vôtre aussi compte beaucoup, et donne une épaisseur et une présence, par l’image et la voix. Ce n’est pas trahi, puisque c’est.

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