De jeunes soldats de la France libre tortionnaires en Algérie…

Claude Juin
Claude Juin

Dans "Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable" (Ed. Robert Laffont, 2012) , Claude Juin, soldat du contingent durant la guerre d'Algérie explique comment ses copains de régiment ont pu se laisser aller jusqu'à la barbarie. Il est l'auteur de "La Gâchis" paru en 1960 qui dénonce la torture par l'armée française d'occupation...

"Des soldats tortionnaires", l’expression est-elle un pléonasme ou exprime-t-elle deux entités opposées ? Le soldat, dans toutes les guerres, n’est-il pas un tortionnaire en puissance ? Ou est-il lui-même victime du tortionnaire qu’il est devenu malgré lui tel que le suggère le sous-titre de l’ouvrage "Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable".

Acteur et observateur de la guerre d’Algérie, Claude Juin mène dans cet ouvrage deux regards : celui du témoin qui ayant vécu et subi les faits, ne cherchait pas à les comprendre, à leur trouver des circonstances atténuantes, essayant plutôt de les raconter dans leur nudité hors des contingences historiques et celui de l’observateur, de l’analyste qui se met lui-même en position d’observé parmi d’autres comme lui, pour tenter de comprendre de l’intérieur des faits vécus, le basculement du soldat du contingent appelé ou rappelé en Algérie en tortionnaire, en bourreau.

Comment des hommes "ordinaires" d'à peine vingt ans, appelés du contingent, en sont venus à commettre l'intolérable, à être les protagonistes passifs d'exactions diverses, allant jusqu'à la torture ou à l'exécution sommaire ou même à être victimes eux-mêmes d’une Raison d’Etat ? Cette question est au centre de la problématique de l’ouvrage qui fait sien le concept d’Annah Arendt : "la banalité du mal", du bourreau à visage humain.

Sur la base de lettres et de témoignages saisissants, inédits ou clandestins, Claude Juin, qui fut lui aussi soldat en Algérie et assista à de telles scènes, démonte les mécanismes tortionnaires. Il analyse comment vont naître chez ces hommes, pourtant forgés aux valeurs républicaines des Droits de l'Homme et de l'esprit de la Résistance, un fort sentiment de racisme et une haine viscérale à l'égard de la population musulmane - il observe notamment comment son "copain de régiment" Bernard en est venu à pratiquer régulièrement la torture. Il montre en quoi la soumission aux ordres, la peur, la vengeance, la frustration, l'accomplissement du devoir furent autant de prétextes pour justifier l'intolérable, pour faire taire les "cas de conscience".

"Les jeunes soldats, écrit Claude Juin, parce qu'ils vivaient un évènement hors du commun, ont pu devenir cruels, tout en restant des gens ordinaires de la condition humaine. J'ai vécu au milieu d'eux, ils étaient parmi nous. Dans l'abomination, ils demeuraient des hommes." L’image du soldat tortionnaire à visage humain est le fruit d’une longue et passionnante recherche de l’universitaire Charlotte Lacoste qui, dans son essai, Séductions du bourreau-Négation des victimes, démonte les mécanismes narratifs par lesquels une nouvelle tendance de la littérature française tend à innocenter le bourreau et à culpabiliser ses victimes en s’appuyant sur le roman-fleuve de Jonathan Littell Les Bienveillantes (Gallimard, 2006) dans lequel le personnage, un bourreau nazi explique au lecteur comment il a été forcé à devenir bourreau, se "victimise" et fait de son espace romanesque le plaidoyer pour son "innocentement."

Mais le livre de Claude Juin, de genre hybride, partagé entre le témoignage et une thèse universitaire, cherche-t-il à innocenter le soldat du contingent dans une guerre d’Algérie, une guerre coloniale qui a fait de lui un tortionnaire. Claude Juin aligne plusieurs arguments de différentes natures : historique, sociologique, psychologique pour expliquer le processus infernal d’une telle dérive, d’un tel basculement d’un jeune Français appelé sous les drapeaux pour servir les idéaux républicains de son pays vers l’horreur, la pratique de la torture, du viol, des ratissages, de la "corvée de bois", des "RAS" maquillés. Comment en est-on arrivés là ? Qui incriminer ? Le soldat lui-même ? La hiérarchie militaire ? Les effets de "la manipulation d’Etat" qui laissait croire aux jeunes appelés qu’ils perpétuaient une mission civilisatrice et, ce faisant, dominatrice. : "Amener des jeunes hommes à se conduire en bourreaux en étant eux-mêmes des victimes fut et demeure le résultat d’une manipulation d’Etat qui, pour l’essentiel, puisait son origine dans la domination coloniale. La manipulation dont furent victimes à terme tous les acteurs de cette guerre obéissait à une stratégie globale élaborée pour maintenir le joug colonial (…) L’objectif était simple et se prétendait efficace : débusquer et traquer les rebelles pour protéger la population. Ainsi des centaines de milliers de jeunes soldats français se rendirent-ils auteurs ou complices d’actes criminels, croyant d’abord obéir à des ordres de sauvegarde et de protection d’une population victime du terrorisme…" 

A cette tromperie d’Etat, s’ajoutent d’autres liées au contexte historique de cette génération de soldats née entre 1930 – 1940. Quels sont ses repères éducationnels, familiaux, qu’a-t-elle hérité des récits de guerre des grands-parents, poilus de la 1ere guerre mondiale et des parents, résistants ou vichystes durant la deuxième guerre mondiale et de l’Indochine ? Quelles connaissances réelles a-t-elle de l’Algérie, sa situation géographique ? Son Histoire ? Sur ce volet sociologique, l’auteur avance une explication sans doute pertinente mais qui semble contredire la thèse du basculement de l’innocence, de la naïveté du jeune soldat français ignorant les véritables enjeux politiques, auquel on a fait croire qu’il servait en Algérie les mêmes idéaux que ceux de la Résistance de leurs parents à l’Occupation nazie. Claude Juin écrit dès l’introduction de l’ouvrage : "La génération des soldats du Djebel est née pour l’essentiel dans la deuxième partie des années 1930 jusqu’en 1942. Ces enfants de la Seconde Guerre mondiale sont les petits-enfants de la Première guerre mondiale. Nombre de leurs parents furent élevés par une mère veuve ou un père «grand blessé de guerre». Ils vécurent leur enfance et leur jeunesse dans le drame de la guerre et dans son souvenir entretenu par le cérémonial périodique aux monuments aux morts et le recueillement dans les cimetières. Témoins et victimes de la guerre dans leur vie familiale et dans leur environnement proche, les enfants nés dans les années 1935-1940 en sont sortis, pour la plupart d’entre eux, profondément marqués et meurtris. Le lien historique et social entre la génération de leur parent et la leur est réel (…)" Comment, dans cette filiation de générations de guerre, le jeune soldat français nourri aux récits sur les tortionnaires nazis pouvait-il devenir à son tour, un bourreau ? N’y a-t-il pas une contradiction entre le fait et son explication ? Mais l’auteur ajoute : " …Parfois l’imaginaire maquillait la réalité. La représentation de la période de l’Occupation les conduisait aussi, malgré eux, à des erreurs d’appréciation sur la situation en Algérie et à des jugements hâtifs sur le sens de la lutte des combattants du FLN…" D’autres éléments viennent s’y greffer et non des moindres : la désillusion du jeune soldat débarqué livré à lui-même, aux « vieux » du commandement qui ne font pas dans la dentelle, qui titillent leur virilité, les envoie au Djebel sitôt arrivés ; et puis, devant la peur de mourir, autant être le premier à donner la mort. Une situation propice à libérer en eux des pulsions destructrices et pour certains à devenir des bourreaux.

Mais, en raison de cette "mémoire de sang" héritée par eux de leurs grands parents et de leurs parents et des réalités socioéconomiques de la France de leur jeunesse, c’est à dire l’euphorie d’une France libérée du joug nazi, celle de la lointaine coloniale enjolivée dans les manuels scolaires, beaucoup, parmi ces jeunes militaires français, n’ont pas été naïfs quant au projet barbare dans lequel ils furent embarqués sous des prétextes fallacieux : "L’essentiel de la troupe était fier d’appartenir à une grande nation, à un empire même ! analyse aujourd’hui Claude Juin. Bernard, encore, disait souvent : "On n’est pas de la même race !" Nous étions des outils au service d’une guerre coloniale, puisqu’il s’agissait bien de cela sans que jamais l’Etat l’admette." "Persuadés d’être issus d’une civilisation supérieure", les appelés giflent, raillent. Un jour, ils emmènent un paysan à 10 kilomètres de chez lui juste pour qu’il rentre à pied.

Tout l’intérêt majeur de ce livre réside dans les écrits "intimes", épistolaires de ces jeunes soldats à peine sortis de l’adolescence qui, écrivant à leurs parents ou tout simplement à eux-mêmes, y disent leur désarroi, résistent à la tentation du bourreau, se font les témoins de leurs propres exactions commises sur des populations civiles sans défense, ne croient pas à la prétendue mission civilisatrice et se rendent même à l’évidence que "les Arabes sont chez eux" comme leurs parents sous l’Occupation. Cette littérature épistolaire du soldat français sur "sa" guerre d’Algérie prend ici une importance historique qui prend le contrepied de celles écrites, près d’un siècle auparavant, par les officiers de la conquête coloniale, Bugeaud, Cavaignac, Beauprêtre et autres Montagnac qui, s’adressant à leurs épouses restées en Métropole, se vantaient de leurs butins de guerre : des lobes d’oreilles, des moignons de mains ornés de bijoux qui se vendaient chers au marché de Bab Azzoun, à Alger, à l’heure de la pacification par les enfumades et les « emmurades ».

L’auteur n’omet pas, à la suite de ces actes de "résistance" dans le silence de l’écrit très surveillé et filtré à l’époque par la hiérarchie, à la pratique de la torture, de raconter les vrais résistants parmi ces valeureux jeunes soldats français qui ont refusé le déshonneur de la France républicaine, comme Alban Liechti ou encore d’offrir en fac simili les premiers écrits avant La Question de Henri Alleg au côté de Michel Rocard qui furent d’ailleurs membre du jury de la thèse de doctorat de l’auteur soutenue en 2011 à l’EHESS (Paris) sur "La guerre d'Algérie (après un demi-siècle). La mémoire enfouie des soldats du contingent. Des jeunes gens ordinaires confrontés à l'intolérable" de laquelle est extrait cet essai qui se veut à la fois testimonial et thèse académique. Déjà auteur du Gâchis, publié en 1960 sous le pseudonyme de Jacques Tissier et bientôt interdit, Claude Juin a, depuis son retour de la "sale guerre", considérablement étoffé sa pensée: "Ce premier livre était tiré de mes carnets de route, tenus au quotidien durant tout mon séjour. J’avais changé les noms mais le récit était au plus près de la réalité. Écrire m’avait alors, déjà, un peu libéré."

Ce témoignage-essai "Soldats tortionnaires..." qui s’écarte avec bonheur du simple témoignage de faits de guerre souvent reconstruits par leurs auteurs des années après les faits, ouvre la voie à une nouvelle démarche de la construction d’une mémoire mixte de la guerre d’Algérie qui n’est plus, comme le démontre Claude Juin dans cet ouvrage un prétexte à la rancune, à la rancœur, mais à une compréhension apaisée, sereine, et, pourrait-on dire, humaine…

Rachid Mokhtari

Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, de Claude Juin (Ed. Robert Laffont, 2012.

Plus d'articles de : Analyse

Commentaires (5) | Réagir ?

avatar
amazigh zouvaligh

Quand je lis ou entend ce mot tortionnaire, la première chose qui me vient à l'esprit ce sont les tortionnaires de la RADP, formés par la SM d antan ou le DRS actuel. A quoi ça sert de remuer ce qui s'est passé, il ya plus de 50 ans, alors que les tortures sont quotidiennes en Algérie, tortures physiques et morales infligées aux algériens qui revendiquent leurs droits identitaires;juridiques ;sociaux, culturels et j'en passe!elles sont infligées par des barbouzes formés avec l'argent du contribuable algérien, alors de grâce, cessez d'endormir le petit peuple, de lui jouer sur la fibre sensible, la France a quitté le pays voilà 50 ans, du moins son drapeau ne flotte plus dans le ciel gris de la RADP, reste à savoir que ceux qui nous ont pris en otage depuis 1962 ne font que servir cette France qui les a placés en 1962, donc ;ils ne font que rendre leur du;pour service rendu à ceux qui ont en fait d'eux des décideurs du pays d'Abane Ben Mhidi et leurs semblables... Fakou!

avatar
kamel ait issi

Pour prouver que le camembert pue autant que la choucroute et les sardines anglaises... Le complexe d'inferiorite'... ca existe... On a besoin de se prouver... Pauvres minables... Ils sont les pairs de l'a qaeda de mes 2 - Leur fabrication d'ailleurs !

Vivant avec eux 3 decennies durant, j'ai du mal a voir des gens... du cafard partout, malgre' les 2 pattes !

Yeck !

visualisation: 2 / 5