J'avais dix ans et Boudiaf parlait...

J'avais dix ans et Boudiaf parlait...

«Celui qui accepte le mal sans lutter contre lui, coopère avec lui.» Martin Luther King (1929-1968), Pasteur afro-américain.

C'était il y a vingt ans, j'avais à peine dix berges. On s’apprêtait, joyeux, sous le préau de notre primaire au milieu d'un tas de graffitis, de dessins, de chaises et de choeurs à célébrer l'anniversaire de l'indépendance quand fut tombée tel un couperet la nouvelle de l'assassinat de l'un des valeureux fils de l'Algérie, en l’occurrence, le président Mohammed Boudiaf à Annaba. La nouvelle, je ne l'ai pas entendue de la bouche de nos responsables à l'école mais par le biais des indiscrétions coutumières d'un vieux septuagénaire du village «ils l'ont eu, ils l'ont tué!» s'écriait-t-il consterné devant une foule de badauds, curieux de connaître sa version des faits. De ce terrible choc, la mémoire d'enfant que j'étais en garde toujours des images crues et très vivaces. L'enchaînement des événements qui s'en sont suivis depuis est à l'identique des péripéties du film chilien «mon ami Machuca», dans lequel son réalisateur Andrés Wood s'est évertué non sans tact et virtuose à narrer l'apocalypse vécu le 11 septembre 1973 par le socialiste et militant anti-impérialiste Salvador Allende (1908-1973) au Palais de «La Moneda», quadrillé par la junte militaire du généralissime Auguste Pinochet (1915-2006) au travers des yeux innocents mais scrutateurs d'un collégien. En effet, l'époque de la guerre froide fut forte en surprises car en dépit des énormes sacrifices consentis par les socialistes chiliens au pouvoir, la dureté de la vie et les interminables marches «des casseroles vides» instrumentalisées en grande partie par l'Oncle Sam ont fini par provoquer le chant du cygne de leur gouvernement (il a été le premier à se dresser en rempart contre l'impérialisme américain) et «l’assassinat-suicide», un détail ambigu dont l'histoire n'a pas encore tranché la véracité, de leur leader.

A dire vrai, sous ce seul prisme, l'on pourrait dire que le Chili et l'Algérie, deux pays qu'au demeurant, tout sépare (l'identité, la culture et la géographie) ont en revanche des similitudes historiques par trop frappantes. A preuve que c'est le même scénario ubuesque (désordre, coup de force et assassinat) qui s'est déroulé au Chili mais avec un décor et des effets sonores différents chez nous, Boudiaf en fait, en vieux routier de la politique, n'avait-t-il pas voulu rompre avec cette «Françalgérie» nauséabonde et combien perverse? Par ailleurs, il n'est point exagéré d'affirmer en ce sens que l'Algérie, «cette contrée de synthèses dramatiques» pour inventer un terme à la bonne franquette, aurait inconsciemment osé, au beau début des années 90, un pas dans l'abîme de la démence et de l'idiotie (basculement vers l'anarchie, le fanatisme religieux, et l'inconstitutionnalité sinon plus l'anti-constitutionnalité dans la gestion de l’État). Les algériens restés sur le gril de la désespérance (crise économique, cherté de la vie, manque de droits ainsi que de libertés, retour du conservatisme et montée du militarisme), se sont en plus emmurés sans échappées ni ouverture sur le dehors (lois d'exception et état de siège). Pour cause, la peur tentaculaire de la violence aurait élu domicile dans leur coeur (le souvenir de la répression féroce d'Octobre 88 et de la torture des militants démocrates dans les lieux mêmes où ont sauvagement sévi avec barbarie les forces coloniales contre les résistants du F.L.N). Dans cette optique, les diverses réformes (Al-Infitah, l'amendement constitutionnel du 23 février 1989 consacrant un pluralisme partisan de façade, et les prémices d'ouverture des médias lourds et de l'audiovisuel) sont perçues ça et là comme des miettes de concessions lancées par dépit par la nomenclature à la cantonade et non comme des acquis démocratiques en bonne et due forme.

Néanmoins, l'espoir est revenu avec l'arrivée de Boudiaf aux commandes de l’État. La conscience tranquille et l'esprit rebelle, l'homme-opposant, pourtant éreinté par le verglas de l'exil, aurait longtemps vécu en paix dans la petite ville de Kénitra au Maroc où il tenait une briqueterie avec ses enfants. Loin du grabuge d'Alger, cette ancienne cheville ouvrière du F.L.N ne s'est pas fait prier pour venir au secours de la mère-patrie en danger dès lors qu'il a été sollicité. Ait Ahmed, son compagnon de lutte de longue date, aurait, raconte-t-on, par peur des périls qui le guettent, essayé de l'en dissuader, peine perdue. L'homme est résolu, l'appel de la nation n'a plus d'équivalent, il dépasse par sa valeur tous les ors du monde. Ali Haroun, l'ancien responsable de la fédération de France du F.L.N, membre du haut comité d'État (organe collégial mis sur pied par le régime pour combler le vide juridique de la présidence, et émissaire particulier des décideurs d'Alger aurait décelé en son interlocuteur, la stature d'un homme d’État et non celle d'un larbin du «système» comme on dit. En histoire, croit-on, c'est souvent celui qu'on attend pas qui rafle les mises. Si l'on précipite cette maxime sur l'Algérie post-Octobre 88, l'on devinerait d'une part que plus personne dans notre pays comme ailleurs n'aurait imaginé Boudiaf rentrer au bercail après des années de cachette pour prêter main-forte à un régime en déliquescence et qui, de surcroît, l'a mis à la marge.

D'autre part, «le destin du pire» qui semble être le dénominateur commun de notre peuple ne prête plus à l'euphorie dans la mesure où celui-là attend sa proie partout où elle va. Cela va de soi, des décennies durant, «le moi national authentique» (l'aspiration à la modernité et à la démocratie) fut abruptement submergé par le surmoi traditionnel factice (la gérontocratie et l'autoritarisme), raisons parmi d'autres du désespoir ayant amené notre patrie à une fatidique déroute. Et pourtant, le peuple, avec ses paniques, ses reptations et ses suppliques, nées suite aux avatars terroristes (affaire de Bouyali en 1987, la tuerie de la caserne de Guemar en novembre 1991, et les prêches extrêmement virulents des prédicateurs de l'ex-F.I.S au lendemain de leur victoire dans les communales de 1990 dans les rues d'Alger), aurait destitué, par acquit de conscience, la culture d'idoles dans son imaginaire. Il est un fait irréversible, la certitude que les hommes sont tout aussi faillibles qu'éphémères et qu'il n'y a rien de plus solide qu'un État institutionnellement puissant est ce qu'il y a de mieux à tirer comme leçons dans une expérience formatrice mais si fort douloureuse «à l'algérienne».

Nul doute, la tragédie de ce patriote de première heure qu'est Mohammed Boudiaf a rejoint dans ses détails, ses tenants et ses aboutissants le répertoire des mystères insolubles de l'histoire humaine. Rappelons-nous bien de la disparition du militant socialiste marocain Mehdi Ben Barka (1920-1965), du meurtre du président américain John Kennedy (1917-1963), ou encore de la mise à mort spectaculaire du président congolais Patrice Lumumba (1925-1961) par le truchement des forces belges...etc. Ironie du sort et du hasard, de la question si taraudante «qui a tué Boudiaf?» cet homme honnête, à la mine débonnaire, au verbe tranché, et à l'engagement sans faille, les algériens se sont retrouvés suite à un concours de circonstances frénétique et en leur défaveur (surenchère terroriste) essorés par la sempiternelle interrogation fomentée principalement par les médias occidentaux «qui a tué qui?». Question vraie ou fausse, peu importe, ce n'est pas l'objectif de ce papier mais c'est inéluctablement la mission des historiens.

En fait, l'imbroglio de la crise algérienne et l'amalgame de définitions en découlant ont, semblet-il, recentré le débat sur des problématiques secondaires. Comment pourrait-on à titre d'exemple trouver une explication convaincante aux chapelets de massacres des années du sang et du plomb (Bentalha, Rais, Remka... etc.) alors que l'on est incapable de tirer au clair les circonstances exactes d'un attentat retransmis en direct sur l'écran de télévision et qui, de surcroît, aurait visé un président en exercice? Où sont les conclusions des commissions d’enquête succesives sur cette affaire d’État? Et ne parlons pas encore de ces étranges politiques de «la peur doit changer de camp» engagée par l'ex-chef du gouvernement Rhéda Malek et du fameux leitmotiv discursif du «terrorisme résiduel», concocté par Ahmed Ouyahia pour stigmatiser les islamistes, lesquelles politiques n'ont jusqu'au jour d'aujourd'hui jamais pu être élucidées ni dans la forme ni dans le fond, ni dans leur esthétique ni leur contenu au peuple. Tout cette gabegie a semé à claire-voie les graines d'une histoire brute, ensanglantée et particulièrement revancharde et rancunière à l'heure présente.

La nomenclatura gouvernante aurait voulu aller au charbon sans se salir les mains et la population désemparée, recherche éperdument une planche de salut à même de la désengorger des eaux stagnantes de l'autoritarisme et du marécage ennuyeux de l'islamisme. De toute éternité, les peuples se sont soumis à leurs chefs mais se sont révoltés dès lors que leurs intérêts sont mis en jeu. C'est pourquoi, l'actualité doit être l'ultime horizon de leader politique. Les écumeurs du désordre et les voltigeurs d'idéologies ont amplement profité de chaque instant pour semer le poison de la désunion. L’Algérie qui venait de vider ses tiroirs au sortir d'une crise économique très aiguë juste à la fin des années 80, aurait vécu en plus un arrêt du processus électoral des plus douloureux, un vide constitutionnel du jamais-vu dans les annales politiques des temps modernes après, disons-le tout de suite, le coup d'État blanc contre le président Chadli en janvier 1992. Incroyablement, lorsque l'on se met à situer sur le repère cartésien la crise multidimensionnelle dont fut et est victime notre pays, l'on remarquera que la courbe est souvent en flottement en raison de l'inconstance de ses abscisses et de ses ordonnées (les données politiques, sociales et économiques). En réponse à cet accès d'idiotie historique, les élites ont fait du vagabondage de l'esprit, de la servitude de la pensée, et de la vacuité de la sagesse une méthode par excellence de résolution des crises. A son grand chagrin, la jeunesse en reste le grand perdant. Sujette aux moqueries, à l'abandon, et à l'errance, elle aurait tenté autant que faire se peut de réaliser des exploits historiques (événements d'avril 80, le virage d'Octobre 88) afin de mettre au musée l’oeuvre de ses prédécesseurs mais sans succès.

L'image d’Épinal partout enracinée des inexpugnables combattants de la guerre de libération (1954-1962) a gommé d'un trait dans l'imaginaire collectif tout espoir de reproduction d'une telle épopée dans l'avenir. Ce qui tend à confirmer l'insignifiance de l'élément «jeunesse» dans toute oeuvre de construction et d'édification nationale «la jeunesse, c'est l'avenir» lit-on dans les discours officiels, le présent ne lui appartient plus, paraît-il. Quiconque tenterait d'infirmer cette règle tacite se confrontera à la fameuse «légitimité révolutionnaire» que l'on martèle à coups de massue idéologiques sur les esprits. 

Cet alliage d'exclusion, d'inclusion et de dissidence a constitué le nec plus ultra de la performance des pontes du régime, lequel n'a plus de saisissante vision des terribles conséquences de ses atermoiements sur «le processus de transition démocratique». C'est malheureux, Si Tayeb Al-Watani, accueilli à l'aéroport par une grappe de dattes et une calebasse de lait, symboles à la fois du silence du désert et de la prodigalité de sa terre ancestrale a été fauché six mois plus tard après avoir effectué un périple homérique, arpentant de long en large le pays qu'il n'a plus revu depuis presque 30 ans. Il avait, semble-t-il, payé le prix fort de son exil prolongé et de sa proximité d'avec sa mère-Algérie. La désolation comme on l'a constatée et les frissons d'effroi suite à son assassinat furent parmi ses concitoyens irrépressible, incontrôlables et inimaginables. Le pays regrette son fils et n'arrive plus à contenir sa colère face à l'irréparable. L'instabilité politique et l'endettement du pays a fait derechef voler en éclats l'euphorie populaire passagère dans une parenthèse historique particulièrement sensible où l’État-providence semble reprendre ses droits les plus complets. Boudiaf s'est voulu radical, homme de rupture et de principes mais très proche de son peuple, hypersensible à ses malheurs et attentif à ses cris de coeur. Il a sillonné l'Algérie non pas en quête de pouvoir et de grandeurs mais à la recherche d'amour et d'honneur. L’Algérie pour lui devrait être à l'abri des pronunciamientos, des jacqueries de palais et des coups de force. Elle ne devrait pas policer l'imagination de ses rejetons ni réprimer leur liberté d'expression et leur droit à la parole. Il fut comme son aîné Ferhat Abbas (1899-1985) «l'ennemi de la parole unique».

L'Algérie fut dans sa conscience «l'école révolutionnaire» moins la culture des grosses bedaines et des «interventions» d'en haut mues par le lucre et «le bakchich», elle fut également cette «école de résistance» d'antan qui se transformerait par la volonté des uns et des autres en une «école de jeunesse». Aucune place n'y sera réservée ni au fanatisme ni à l’archaïsme ni encore moins au tribalisme. Les cercles concentriques du sérail constitués en réseaux de contrebande et de malversation en tous genres n'y auront plus droit de cité, l'hégémonie de la loi les supprimera. L’Algérie sera rendue en mains propres, par sa «main tendue» aux algériens avec toute leur mosaïque irisée de cultures, d'opinions, et d'idéologies sans exclusive ni discrimination ni marginalisation d'aucune nature. Les périodes de crise, dit-on, font sortir les vérités du puits toutes nues. Ainsi, la soumission aux Oukases des règnes dynastiques fut le premier ennemi de ce ce vétéran et de «ce guépard de la révolution» de la Toussaint. Les totems, les tabous et les impédimentas du «mandarinat nomenclatural» seront défaits de leurs bibelots. La corruption serait promise aux feux de géhenne. L'élite, ce génie national, serait la rampe de lancement dans l'espace promotionnel des idées et des réformes institutionnelles au coeur de l’État et non point une cohorte de médiocres fredonnant à l'envi dans un semblant de cacophonie les bonnes volontés du prince. Elle serait en quelque sorte «une institution intercalaire», une zone tampon entre le peuple et ses gouvernants contre les abus, l'arbitraire et «la hogra». Une élite, somme toute, qui s'éloignera et des brochures pamphlétaires des oppositions stériles dont le fond est creux et des palimpsestes thuriféraires des partis-godillots qui versent encore de l'eau à la rivière mais se rapprochera de l'esprit critique et rationalisant. Boudiaf fut un homme d'avenir, un homme qui croit aux idéaux du savoir et de la modernité, un espoir quoi !

L'Algérie rêvée par Boudiaf est celle qui rejette le fondement éthique des exclusivismes. Elle est unité, rassemblement et diversité. «Une Algérie-forteresse» qui ne cherchera pas son caractère par le biais des opinions d'autrui mais par elle-même et en elle-même, dans son miroir historique et sa personnalité propre, une Algérie qui gardera ses fils dans son giron et ne les lâchera comme «harragas» aux requins des océans et aux moqueries de l'Occident. Une Algérie où les viviers de monstruosité seraient domptés, les foyers de non-droits laminés, les paradoxes et apories discutés et explicités dans des débats contradictoires télévisés. Une Algérie fière d’elle-même où la misogynie serait effacée, le patriarcat démembré et la parité homme-femme pleinement garantie. Une Algérie, somme toute, copie conforme à l'original de la charte de la Soummam d'août 1956 où le politique tiendra en laisse le militaire et l'intérieur prendrait l'ascendant sur l'extérieur. Une Algérie où le savoir, thème récurrent dans sa dernière digression primera de ses lettres d'or et de lumière sur l'univers social et la scène politique. Une Algérie où l’État prend figure d'un parent tout aussi tutélaire que protecteur du peuple et met «la réalité du pouvoir» au jugement de sa voix. Hélas, c'en est fait, il n'y a plus de retour en arrière, le cristal de l'histoire s'est brisé sur notre morne actualité, laquelle ne donne plus envie de vivre. Élites écartelées, étudiants clochardisés, partis parasités, d'autres en décadence, la plupart en sursis et le tas en agonie tandis que de l'autre côté de la piste la presse toussote de temps en temps comme pour signifier sa timide présence. Le civisme est à l'orée de l'effacement et le gros lot de la plèbe végète, le mot est de moins, misérablement et les plus déshérités prennent leur mal en patience dans des «favelas brésiliennes» devant le pullulement inquiétant de grosses fortunes, assurément mal acquises. Qu'a-t-on sauvé des idéaux de la révolution de 54? A-t-on pu réaliser le rêve du feu Boudiaf et de tant d'autres martyrs de la liberté et de la démocratie tombés au champ d'honneur?A-t-on exaucé les moindres «pieuses pensées» de ses frères d'armes, et de ses compagnons de lutte, exilés et bannis de la société pour la plupart? Si lui s'est interrogé, il y a plus de cinquante ans au moment où le G.P.R.A fut encerclé par l'armée des frontières où allait l'Algérie, nous, algériens d'aujourd'hui, devant le tsunami révolutionnaire des autres pays arabes l'on doit chercher où l'on en est vraiment. Mais, en attente de réponse à ces inextricables puzzles, moi, pour ma part, je me joins au chroniqueur Hakim Laâlam du Soir d'Algérie pour fumer du thé et rester éveillé car le cauchemar...en dépit du grand espoir qui se profile à l'horizon... continue !

Kamal Guerroua, universitaire

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Commentaires (1) | Réagir ?

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madjid ali

on ne connaitra jamais la vérité