Leur Jules Ferry et nos derviches

Leur Jules Ferry et nos derviches

Par Mohamed Benchicou

A entendre, dans la même journée, le chef de l’ONU, Ban-Ki-Moon et les historiens Benjamin Stora et Mohamed Korso ajouter à nos perplexités bien algériennes, le premier félicitant à son tour, après Clinton et l’Europe, le régime d'Alger pour ces grotesques législatives, le second préconisant à François Hollande de jouer la carte de l’apaisement avec Alger, le troisième s'emportant contre le même Hollande célébrant Jules Ferry, je me dis que, décidément, l'inconvénient restera encore et toujours, cette satanée mémoire.

La petite, la courte, la grande, la sélective, la défaillante, mais surtout celle-là, l’immense mémoire du peuple contre laquelle personne ne peut rien et qu’on a si longtemps nourrie de menteries officielles, déconstruite à coups de contrevérités, qu’on a voulue mémoire trafiquée, mémoire corrompue, mémoire complaisante forgée par l'ignorance, consolidée par les prêches et la propagande, commercialisée par les contrebandiers de la mémoire, parce qu'ils existent, les contrebandiers de la mémoire, ils sont généralement au pouvoir ou au service du pouvoir et "coupent" l'histoire de la nation à la façon qu'avait Pablo Escobar de couper la cocaïne, un peu de stupéfiant, un peu de rien, un peu d'esbroufe, et fume-moi ça, ce sera ta chanson. Et durant tant d'années, ils les ont entendus, pêle-mêle, célébrer d'illustres figurants plébiscités par la machine doctrinaire, enterrer à jamais les braves qui ont consolé et calmé des souffrances, honnir l’homme du premier combat, maudire "Messali le traître", anoblir d'augustes parvenus, pendant que s'effaçait l'image du compagnon de tranchée dans les cœurs consolés par cette douce amnésie et que les morts mourraient une deuxième fois.

C'est sur cette mémoire débauchée qu’ont cru devoir compter les dirigeants occidentaux pour établir un modus vivendi avec le régime d'Alger, promu rempart contre le terrorisme après la chute de Kadhafi. Ce furent essentiellement cela, ces loufoques élections algériennes qu'on applaudit de Washington à Paris, une espèce de pacte inavouable entre un pouvoir discrédité et des grands de ce monde effrayés, ou feignant de l'être, par ce qui se passe au Sahel. Les législatives s'étaient sans doute jouées le 4 mars 2011, quand l'Américain Daniel Benjamin, parlant, sous le ciel d'Alger, au nom du Département d’État dont il est le responsable antiterroriste, avait déclaré craindre que les révoltes arabes n’ouvrent "la voie aux terroristes dans la région du Maghreb", que "Washington voit en l’Algérie un allié sûr et précieux", que le pays "n’est plus ce qu’il était il y a 15 ans" et que, chez Obama – donc un peu chez Ban-Ki-Moon, beaucoup chez le Quai d’Orsay - on souhaitait que "le changement en Algérie, se réalise dans la paix et dans le dialogue constructif". Le redoutable sens carnassier du régime algérien, a fait le reste. Mais voilà : ce peuple n'avait pas tout oublié des traits de ses ravisseurs, et ne sortit pas voter. Allez faire de la stratégie politique avec ça !

C'est à cette mémoire-là que m'a fait penser l'historien Mohamed Korso dont il faut saluer la tenace obsession de vouloir faire sortir le 8 mai 1945 de la trappe de l'oubli mais qui, à propos de la décision de François Hollande de rendre hommage à Jules Ferry, parle, étrangement, d’un "acte prédateur" (journal électronique TSA, lundi 14 mai). Comme toujours, il se trouve un adjectif assez singulier pour nous plonger dans l’embarras. Dans le vieux français, ce substantif de "prédateur" renvoie à un homme qui vit de rapines ; un pillard. Qui serait le pillard ici, en l'occurrence ? Et à quoi se résumerait la rapine ? Dans le fait d’exploiter une part d’ombre de l’histoire de France, en célébrant cet ancien ministre français de l'Instruction publique entre 1882 et 1893 et dont l'histoire retient qu'il fut à la fois un esprit colonisateur qui fonda la colonisation sur des théories racistes et l'auteur des grandes lois républicaines sur l'école gratuite, laïque et obligatoire ? Cela pourrait se concevoir. Mais alors, M. Korso, dont la grande affaire est supposée être la mémoire, où commence, pour un historien, la longue traque des parts d’ombre dans l'histoire algérienne ? On le sait, c'est par le maquillage de l'histoire que se farde l'illégitimité des pouvoirs. Celle-là qui, avec le temps, finit par se dessécher, ne plus tromper personne et se traduire par un taux d’abstention inégalé dans le monde.

Le devoir d'un historien n'est plus, alors, de seulement répertorier ce qui, chez l'ancien colonisateur, relève de l'inacceptable vénération du colonialisme, mais d'exhumer, l'un après l'autre, ces mensonges sertis dans notre mémoire comme autant de fausses pierres dans un splendide collier, et qui, réunis, forment la grande ombre sous laquelle se cache l'illégitimité de ceux qui, aujourd'hui, se donnent pour nos juges et nos souverains. Pour un Jules Ferry controversé combien, en Algérie, de faux patriotes et de vrais sanguinaires au pouvoir ? Pour un Jules Ferry cité mal à propos, combien de réputations algériennes fabulées et de figures faussement sublimées ? Qui dira à la jeunesse d'aujourd'hui, M. Korso, et vous le savez bien, que d’éminents noms aujourd’hui vénérés, comme celui de cheikh Ben Badis, sont ceux d’anciens partisans de l’Algérie française qui s’étaient farouchement opposés à l’idée d’indépendance ? Qui dira que les Oulémas, jusqu’aux années quarante, étaient pour l’intégration de l’Algérie à la France ? Sans doute faut-il aussi signaler que Ben Badis fut l’un des premiers à faire son mea culpa et que ce serait caricaturer les Oulémas que de les réduire à cette peu honorable allégeance au pouvoir colonial – qu’ils partageaient du reste, avec les communistes algériens et les Elus de Bendjelloul - mais il demeure que les islamistes d’aujourd’hui, de Abassi Madani à Soltani, en passant par Djaballah, se revendiquent de ces fausses légendes nationalistes pour se procurer une légitimité historique que l'histoire leur refuse. Qui racontera le Congrès musulman qui regroupait les Ouémas, les communistes algériens et les Elus, et dont la principale activité était de revendiquer le rattachement de l’Algérie et de combattre ceux qui, au sein de l’Etoile nord-africaine et du PPA, revendiquaient l’indépendance ? L'intolérable, pour les Algériens, n'est pas tant que Jules Ferry justifia le colonialisme par un "devoir de civilisation des races inférieures". Après tout, il n'était pas le seul et l’histoire de France est remplie de grands esprits qui, de Barnave à Tocqueville, ont cru porter la grandeur de la France en rabaissant l’humanité subalterne. Le Pen est, sans aucun doute, le produit de tout cela.

Pour nous, Algériens, l’intolérable est, aujourd’hui, en 2012, dans ce pouvoir algérien qui reste l’enfant illégitime d’un viol du choix populaire perpétré en 1962, sans doute un peu avant, et qui, en aucune façon, ne saurait écouter la voix populaire puisque, dans sa genèse, il est celui qui l’a bâillonnée. D’où mon étonnement de voir Benjamin Stora, historien spécialiste de l'Algérie, ignorer cette question centrale de l’illégitimité du pouvoir algérien et en être encore à suggérer à François Hollande de faire des "gestes d'apaisement mémoriel" en direction d’Alger. Les dirigeants algériens actuels sont disqualifiés pour ce rôle d’intercesseur entre l’Elysée et nos martyrs. Comment sauraient-ils être les consignataires d’une histoire qu’ils ont si longtemps outragée, profanée et si cyniquement abusée ?

Du reste, ces gouvernants illégaux, ayant appris à se jouer de la mémoire collective comme de l’histoire, exploiteront ces "gestes d'apaisement mémoriel" non comme l’opportunité d’en finir avec les passions mais comme l'occasion de marchander un surcroît de considération auprès de Paris ou, allez savoir, un appui pour un quatrième mandat, puisque cela a été fait en 2007, le 21 novembre 2007 pour être plus précis, quand Bouteflika, de la bouche du chef de la diplomatie Mourad Medelci, suggéra l’abandon de la repentance en échange d’un soutien à un troisième mandat. Mohamed Korso doit s’en rappeler, lui qui, en qualité de président de l'association du 8 Mai 1945, avait été l'un des premiers à condamner les propos de M. Medelci.
Mais, tout cela, qui s'en rappelle ?

Mémoire, mémoire, encore et toujours.

M. B.

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Commentaires (13) | Réagir ?

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Moudjahed2012

Salem ;

Primo chez nous on dit "derwiches "

secondo : notre ecole "fondamentale" est squattée par les charlatans de hOmas et du FIS

enfin ! elle devenu 30 ans aprés une " fewda mentale".

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Khalida targui

sincèrement, monsieur M B si aujourd’hui on posait aux Algériens la question suivante: voulez-vous l’Algérie algérienne ou l’Algérie française ?, combien vont voter pour la première ?Il ne faut pas être madame Soleil pour répondre. Notre indépendance a été un fiasco total car les indigènes sont toujours là. Au moins les colons étaient des bosseurs qui aimaient notre bled alors que leurs successeurs ne sont que des brigands qui partiront le jour où ils auront tout sucé. Le pire de mes ennemis c'est mon frère

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