Il y a 56 ans naissait l’Union générale des travailleurs algériens

Aïssat Idir
Aïssat Idir

L’éclatement du parti nationaliste, le PPA-MTLD, crée un véritable imbroglio. Aucun domaine n’est en effet épargné par les répercussions de sa scission.

Immanquablement, le mouvement syndical ne déroge pas à la règle. Comme les autres mouvements, il reçoit, à son tour, une estocade. Au départ, les syndicalistes ne reçoivent pas de consignes particulières. Il y avait peut-être autant de soutiens de Messali que de ceux du Comité central, les deux entités se regardant en chiens de faïence. La troisième force, les activistes en l’occurrence, censée être à équidistance entre les deux penche, après la création du CRUA (Comité de révolutionnaire pour l’unité et l’action) le 28 mars 1954, en faveur des centralistes. Bien que les deux groupes aient contracté, de façon informelle, un accord en vue d’affaiblir le mouvement messaliste, l’action syndicale est, pour le moment, reléguée au second plan. D’ailleurs, avant que divorce survienne entre les centralistes et les messalistes, le parti ne fut pas préoccupé par la mise en place de sa propre centrale syndicale. Bien que le projet ait été en gestation depuis 1952, le parti – et c’est le moins que l’on puisse dire – n’a pas réussi à regrouper les travailleurs algériens au sein d’un syndicat exclusivement algérien.

Quoi qu’il en soit, ce vide ne passe pas inaperçu pour la centrale syndicale communiste, la CGT (Confédération générale du travailleur). Pour Gilbert Meynier, dans L’histoire intérieure du FLN, "A l’été 1954, la 5e conférence des syndicats CGT d’Algérie décida de s’algérianiser formellement en UGSA (Union générale des syndicats d’Algérie). En fait, les Algériens y restaient marginaux, qui avaient parfois l’impression d’y figurer une sorte de deuxième collège. Les liens restaient primordiaux avec la CGT française. Des responsables algériens commencèrent à quitter une centrale qui continuait à éluder la question nationale". Désormais, la priorité n’est pas de mener une action syndicale. En effet, avec le déclenchement de l’action armée, l’équation est plus alambiquée pour que l’action syndicale suffise au recouvrement de l’indépendance du pays. À partir de là, les divergences entre les syndicalistes algériens et les Cégétistes revêtent un autre cachet. Cependant, pour appuyer leur mouvement révolutionnaire, les Algériens veulent avoir leur propre centrale syndicale.

Désormais, entre messalistes et frontistes, la lutte est engagée pour attirer à soi les travailleurs algériens. Par ailleurs, l’absence de référence, dans cette lutte, à d’autres mouvements nationaux – les Oulémas, l’UDMA de Ferhat Abbas – est due au fait qu’ils n’envisagent pas l’indépendance de l’Algérie. En tout cas, dans cette épreuve, les messalistes précédent les autres tendances issues de la scission du MTLD, regroupées depuis au sein du FLN. Selon l’éminent historien, Mohamed Harbi, dans Le FLN, mirage et réalité : "Au printemps 1955, les messalistes raniment la commission ouvrière du MTLD. Quatre de ses membres – Boualemn Bourouiba (cheminot), Rabah Djermane (docker), Benaissa (hospitalier) et Ramdani (cheminot) – préparent le lancement de nouveaux syndicats. L’un d’entre eux, Bourouiba, met, en juillet 1955, Ben Khedda [chef de file des centralistes ayant rejoint le FLN après sa sortie de prison, mais aussi grâce au discours persuasif d’Abane Ramdane] au courant des projets messalistes. Ce dernier lui recommande de freiner les militants MNA, car les dirigeants de l’ALN sont opposés à la création d’une centrale ouvrière, inséparable à leurs yeux de la lutte de classes".

Quoi qu’il en soit, le MNA ne tergiverse pas. Deux mois plus tard, il fait officiellement sa demande d’adhésion à la CISL (Confédération internationale des syndicats libres), d’obédience libérale. Mais les syndicalistes français, notamment ceux de la FO (Force ouvrière), dissuadent les responsables de la confédération d’admettre en son sein des syndicats algériens. De toute manière, ce lobbying n’est que de courte durée. "Sur le plan mondial, dans le contexte de la Guerre froide, une personnalité comme Irwing Brown, secrétaire général de la CISL, faisait de l’anticolonialisme démonstratif pour attirer dans son orbite les syndicalistes des pays colonisés", écrit Gilbert Meynier. Par ailleurs, après avoir gagné la bataille intérieure sur son rival MNA, le FLN déploie ses efforts en vue de créer sa propre centrale syndicale. D’une façon générale, le FLN ne conçoit pas une politique syndicale indépendante du parti. Bien que la mission de son syndicat soit d’emblée définie comme une courroie de transmission, la centrale va se comporter avec les autres syndicats comme l’avait fait le FLN avec les autres formations politiques. Cette façon, selon Harbi, ne laisse aucune place au dialogue. "Entré par effraction sur la scène politique, le FLN avait défini d’une manière autoritaire le mode de constitution des alliances, les buts de la revendication nationale, les moyens de les imposer. Des mouvements qui l’ont précédé, il exigeait la dissolution et l’intégration en son sein de leurs militants à titre individuel", écrit-il.

C’est dans ces conditions que l’UGTA est née le 24 février 1956. Précédés d’une semaine par l’USTA (Union syndicale des travailleurs algériens) d’obédience messaliste, les dirigeants du FLN se mobilisent pour rattraper son retard. L’un des responsables, Ben Khedda, contacte en effet son complice Bourouiba. "Lors d’une réunion au domicile de ce dernier, Ben Khedda, Abane Ramdane, Aïssat Idir préparent en une nuit tous les documents nécessaires à la création de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et choisissent sa direction", note Mohamed Harbi. D’emblée, la centrale se démarque de toutes les autres centrales. Par la même occasion, elle revendique sa représentation exclusive des travailleurs algériens. Toutefois, sa prépondérance au sein du monde ouvrier ne l’épargne pas des coups durs. En tout cas, pour les dirigeants colonialistes, pour peu que les Algériens militent en faveur de leur émancipation, la répression devient inéluctable. Pour Mohamed Harbi, "bientôt tous les syndicalistes, qu’ils soient messalistes, FLN ou communistes, sont internés dans les camps d’hébergement".

Sur le plan international, l’UGTA va très vite prendre une longueur d’avance sur ses concurrentes nationales. En effet, l’hégémonie du FLN implique systématiquement celle de sa centrale. En mai 1956, les responsables de l’UGTA rencontrent les dirigeants de la CISL. Bien que le courant ne passe pas dans le premier temps, l’argumentaire des chefs syndicaux finit par convaincre ces derniers. Elle est enfin admise le 16 juillet 1956 par la CISL. "À l’été 1956, l’UGTA pouvait revendiquer près de 100000 adhérents. Pour le FLN, le rôle de l’UGTA était celui d’une courroie de transmission dont il attendait qu’elle associât le plus grand nombre d’ouvriers à la lutte de libération", note à juste titre Gilbert Meynier. Et c’est ce qu’elle accomplit avec brio. Incontestablement, les syndicalistes payent un lourd tribut.

En somme, à l’indépendance, elle escompte jouer un rôle prépondérant dans la reconstruction nationale. Mais sa position ne plait pas aux nouveaux maitres de l’Algérie. En ne soutenant pas le coup de force de l’été 1962, la centrale syndicale s’expose aux mesures coercitives du duo Ben Bella-Boumediene. L’un après l’autre, ils feront payer à la centrale son attitude de l’été 1962. Depuis ces coups, l’UGTA n’est que l’ombre d’elle-même. Désormais, sa soumission au régime est un secret de polichinelle. Cinquante-six ans après sa création, la centrale ne montre aucun signe de son émancipation.

Boubekeur Aït Benali

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