Benjamin Stora, le printemps arabe et Al Djazeera

Benjamin Stora
Benjamin Stora

Lecture de Jacques Simon du dernier ouvrage de Benjamin Stora.

Deux explorateurs des révolutions arabes

Dans un livre "Réflexions sur les révolutions en cours", Benjamin Stora et Edwy Plenel ont commis un essai au titre flamboyant Le 89 arabe, Stock, 2011, qu’il serait cruel de comparer avec celui de Mathieu Guidère : Le choc des révolutions arabes, Autrement, 2011, paru à la même date. Présenté avec déférence par E. Plenel comme un grand historien, Benjamin Stora avoue avoir été surpris comme "bon nombre de mes collègues spécialistes du monde arabe" par la profondeur de ces révolutions arabes. Pourtant, il suit de près, nous dit-il, les évolutions du Moyen-Orient en regardant la chaîne Al Jazeera en langue arabe. Certes, il ne parle pas l’arabe et ne peut consulter les journaux, les revues, les livres et les travaux universitaires des pays de la Méditerranée, mais qu’importe, puisque les médias lui fournissent une profusion d’informations (p. 152).

Penser la révolution arabe

Cette révolution arabe évoque chez E. Plenel, le "souvenir du 89 européen" marqué par la fin de l’Union soviétique et bien avant, celui de la Révolution française de 1789. Sur ce point, B. Stora se réfère à la révolution portugaise de 1974 pour conclure que "partout dans l’aire culturelle arabo-musulmane, la revendication de la liberté est très, très puissante" (p.22) admirable découverte ! Sur les causes profondes de ce brusque surgissement des peuples arabes après des décades de "glaciations autoritaires", B. Stora estime que la responsabilité in incombe totalement au Nord (l’opposition entre le Nord et le Sud a remplacé pour lui le tiers-monde) qui "s’est bien aménagé en installant des élites politiques, en s’arrangeant avec elles, en les confortant". Ainsi donc le général de Gaulle aurait installé des "élites" pour contrôler le régime de Ben Bella avant de conforter, lui et ses successeurs, tous les régimes militaro policiers de l’Algérie depuis cinquante ans.

Al Jazeera, moteur de la démocratie et des révolutions ?

Pour B. Stora, la remise en question de l'Etat national autoritaire a eu pour conséquence, l’avènement de nouveaux Etats nouveaux fondés sur la démocratie : "L’idée démocratique est désormais mise en pratique. En outre, la démocratie est aussi une idée neuve parce qu’elle va de pair avec le lien authentique, nouveau, entre l’individu et la nation. Nous l’avons vu sur la place Tahrir, au Caire. L’idée démocratique reconstruit un lien national que les États autoritaires avaient détérioré et perverti dans une surenchère de discours proclamant un nationalisme étriqué, clos et intolérant. L’idée démocratique reconstruit un vrai lien national, celui de la citoyenneté dans l’espace public." (p .39) Anticipation géniale et prophétique ! E. Plenel qui partage cette analyse, considère que le rôle des médias et des réseaux (Internet, Google, Facebook) a été déterminant dans la propagation et l’accélération des événements. Prolongeant cette réflexion, B.Stora parle d’un média qu’il affectionne : la chaîne qatari Al Jeezira : "C’est un média de vaste amplitude, qui a apporté ouverture et dynamisme. Al Jazeera est aussi la chaîne en langue arabe qui a créé le plus de «panique», en brossant souvent les pouvoirs à rebrousse-poil. [...] en Libye, Al Jazeera a joué un rôle non négligeable dans le soulèvement contre Kadhafi. Elle s’est rangée aux côtés des insurgés, informant en direct et en continu sur l’évolution de la situation. Ceux qui voulaient savoir ce qui se passait à Benghazi étaient obligés d’aller sur Al Jazeera." (p .49) Naïveté ou superbe ignorance, car la chaîne du Qatar, ce micro-pays qui dirige actuellement la Ligue arabe, a soutenu en Tunisie, en Égypte, en Libye et dans tout le Moyen-Orient les mouvements rebelles, intégristes ou salafistes, sans réaction de Washington et de l’Otan. Le Qatar finance toutes les composantes de la galaxie islamique, comme Al-Nour, créée il y a quatre mois par l’organisation salafiste égyptienne, la dawa salafiya d’Alexandrie, deuxième force politique du nouveau Parlement derrière les Frères musulmans, avec près de 25 % des voix. Le Qatar fournit une aide massive en argent et en armes au CNT de Libye, pour qu’il construise un Etat régi par la charia et où seule l’arabité sera acceptée. Dans ce but, il finance un parti salafiste libyen, nouvelle formule du Groupe Islamique de combat libyen (GICL), rallié à Al Qaïda en 1995 et actif en Libye jusqu’en 2009. Dans ce parti qui s’appuie sur une dizaine de katibas qui forment l’armée du CNT fantoche, on trouve : Abdulhakim Belhadj, ancien djihadiste en Afghanistan, proche d’Oussama Bin Laden, Abdulhakim Al Hasadi, formé par les talibans, Abu Sofiane Qumu, djihadiste libéré de Guantanamo en 2007, Abu Bukatalla, takfiri un fanatique hostile à l’Occident. Aujourd’hui, Al Jazeera soutient la politique de Washington qui veut, comme l’a révélé le journal algérien El Khabar créer un CNT algérien comprenant les islamistes Anouar Adam, exilé aux États-Unis, Rabah Kebir en Allemagne, Abassi Madani au Qatar et Saïd Sadi. Ce CNT serait une nouvelle version du contrat de Rome.

En poursuivant la causerie

Le dialogue a porté sur plusieurs points : la peur irrationnelle de l’islamisme, le nationalisme arabe et la crise du regard savant sur l’islam pour en arriver au "double traumatisme algérien". B. Stora explique qu’il avait refusé de soutenir le régime en place où les islamistes, ce qui expliquerait son exil au Vietnam et ailleurs. Sa mémoire flanche, car pendant cet exil, il a écrit des livres et une centaine d’articles sur l’Algérie.. Les propos suivants sur Messali Hadj, le MTLD et le PPA ne sont que bavardage, confusion et sans rapport avec les Révolutions arabes. On négligera les propos, sans intérêt sur "le communisme arabe et le tournant de 1965", sur "totalitarismes européens et nationalisme arabe", celui plus drôle sur "les monarchies ont contaminé la république" et le regard superficiel sur "l’islamisme comme miroir des dictatures". Suit une charge contre l’Etat d'Israël par E. Plenel, formaté par la LCR restée fidèle aux analyses fumeuses et réactionnaires de Michel Raptis (Pablo) sur la révolution arabe. Sans aller jusqu’à parler comme lui de "question coloniale" et de "l ’État d ’Israël (qui) s’accompagne à sa création d’une injustice historique commise contre les Palestiniens", B. Stora estime qu’Israël doit être sanctionnée pour son non-respect du droit international.

Retour sur la politique française

E. Plenel regrette les peurs des médias et de la population sur l’islam et B. Stora critique l’absence de réactions des partis de gauche et des syndicats devant cette révolution démocratique arabe. E. Plenel recherche cette explication dans la crispation française restée marquée par le colonialisme et qui refuse "l’invention d’un nouvel imaginaire nationale". "Cela suppose d’assumer la France comme une Amérique de l’Europe, faite de migrations, intérieures comme extérieures , tissée de diversité, forte de sa pluralité, mêlant à la fois son héritage de fille aînée de l’Eglise, de l’Edit de Nantes pour les protestants, de la plus forte communauté juive européenne rescapée du génocide, de premier pays musulman et, bien sur, d’une république ayant inventé la laïcité comme moyen d’assumer la diversité des croyances dans la construction du bien commun" p.137. En d’autres termes et de façon atténuée, il faudrait selon lui décoloniser la France et fonder une république à la laïcité ouverte. Pour B. Stora, la France n’a toujours pas tiré le bilan de son passé colonial, ce qui explique la guerre des mémoires. Suit un passage inattendu :

"La question berbère a toujours été très importante, comme indice de la pluralité politique et culturelle dans les sociétés maghrébines. On l’a rappelé, le printemps berbère en Kabylie en 1980 annonçait les émeutes d’octobre 1988, indiquant une désintégration de la pensée. Il était porteur d’une autre façon de concevoir le rapport à la nation, introduisant l’hétérogénéité et la dissidence. Les Berbères de Libye ont manifesté contre la répression sur la place du Trocadéro à Paris en décembre 2010 et il n’y avait pas grand monde pour les soutenir", p. 145.

Précisons que B. Stora n’a jamais soutenu le combat des Berbères pour leur identité et il n’a jamais participé à des actions contre la répression permanente contre la Kabylie, normal puisqu’il a toujours soutenu les régimes en place et que pour lui l’identité du peuple algérien, ce n’est pas l’amazighité mais l’arabo-islamisme. Il était aussi absent le 15 janvier à l'Assemblée nationale pour la célébration du Yennayer par le gouvernement provisoire de Kabylie (GPK). Il est regrettable qu'il n'ait pas manifesté à cette occasion son soutien. Il serait vain d’attendre de B. Stora, un soutien au Printemps amazigh libyen comme des actions pour protester contre la répression permanente contre le MAK et les Kabyles.

Au final, selon nos dialoguistes, le "printemps arabe" aurait consacré "la démocratie musulmane" et devrait balayer à la fois les dictateurs corrompus et les terroristes islamistes dont la violence ne serait qu'une réaction aux dictatures militaires. Or cette vision qui présente les révolutions arabes comme un bloc unique et idyllique est fausse. Car le printemps arabe initié par des jeunes libéraux, épris de liberté, de dignité et de laïcité a vite débouché sur un "hiver islamique".

Jacques Simon

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ali chemlal

L'agence d'information et d'intox Al Jazeera sera crédible lorsqu'elle s'impliquera davantage à Bahreïn, au Koweït, en Arabie Saoudite, en Jordanie, et au Maroc, car si les dictatures tombent les unes après les autres, les monarchies arabes sont également un forme de dictature, où aucune liberté d'expression, d 'information, ou d'association, n'est tolérée. Ces monarques, à la différence des monarchies occidentales, pratiquent l'exécution de leurs citoyens sans aucune forme de procès équitable. Mais comme l'argent du pétrole se trouve ailleurs que dans leurs banques, ils ne sont pas inquiétés et les organisations des droits de l'homme, ne souffle mot à ce sujet.

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