L’avenir du roman : tradition et métamorphose

La vérité du romancier se tient dans la hantise d’une infinité de possibles, dans le jeu des ressorts et des significations.
La vérité du romancier se tient dans la hantise d’une infinité de possibles, dans le jeu des ressorts et des significations.

L’œuvre de Proust s’est trouvée d’emblée investie d’un extraordinaire prestige, dont la raison essentielle, mal dégagée jusqu’ici malgré tant d’analyses, est sans doute d’essence historique.

Le roman A la recherche du temps perdu représente un tournant dans l’évolution du genre littéraire : c’est en effet avec ce livre que le roman prend clairement, pour la première fois, la fonction mystique que la poésie avait assumée depuis plus d’un demi-siècle avec Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, et qu’il devient, de façon éclatante, ce que la littérature tend obscurément à être dès le début du XIXème siècle, ce qu’elle fut plus manifestement durant la veine existentialiste : un exercice spirituel tout autant qu’ un exercice de style.

Peut être la Nausée, Thomas l’Obscur ni l’Etranger n’auraient-ils été possible sans Proust, si différente que soit leur recherche de celle qui tâche à retrouver le temps perdu dans les limbes du souvenir et de la sensation. Le roman avec lui devient tout autre chose, se fait le lieu d’une expérience tout entière tendue vers un sens qui la dépasse et sauve le roman de ce qui fut jusqu’alors son plus grand danger : son manque de nécessité intérieure. Le roman redevient objet de pensée, matière en mouvement qui ne s’assure plus d’elle-même, ne s’appuie plus sur le réel mais le fonde, le présuppose. Le roman n’est plus la stricte évocation de la vie réelle, pour elle-même, dans sa gratuité, mais un rayonnement irréel, une cristallisation multiple, un jeu de significations qui peuvent être - tour à tour ou dans le même temps - poétique, métaphysique ou mystique. Le roman se trouve à jamais dévoyé de ce qui semblait être son ambition originelle : la reproduction du réel ou si l’on préfère la construction d’un monde en trompe-l’œil, homologue au nôtre et susceptible de s’y raccorder. De plus en plus, le roman deviendra "roman à thèse", un roman stylisé qui l’amènera à se détruire en tant que genre voué à la stricte observation et à la pure vraisemblance ; la vérité du romancier désormais ne se tiendra plus dans les vertiges de la page blanche mais dans la hantise d’une infinité de possibles, dans le jeu sans fin des ressorts et des significations.

Les deux fonctions du roman

Pour les romanciers à venir, le phénomène capital de l’histoire des idées à notre époque sera sans doute cette annexion par la littérature de deux fonctions, dévolues jusque-là l’une à la science, l’autre à la religion. La première consiste à nous fournir un certain nombre de connaissances sur le réel, nous révéler des aspects nouveaux des choses, explorer des domaines inconnus de notre moi, bref enrichir notre savoir sur les états du vécu, les états d’âme, toutes ces choses – objets, structures, lieux, histoires, évidences - qui assurent l’ancrage de l’homme dans l’univers de ses certitudes et de son questionnement. Par la seconde, elle cherche à nous mettre en rapport avec l’Absolu, à nous permettre d’obtenir une certaine expérience intérieure, de trouver dans le roman un espace où l’inexact et l’incertain règnent, où les premières questions sont aussi les dernières, où plus rien n’est assuré, où le chaos des formes et des objets est la loi, est la texture. La première fonction du roman a donc rapport à la réalité de l’homme, à la certitude qu’il a de lui-même, de ses sentiments, de ses états de conscience, de ses états d’âme, ce sont d’infinies preuves de vie qui sont là et qui se disent, et qui s’exposent à travers personnages et scènes du quotidien ; la seconde fonction est l’expression d’une totale incertitude, d’une quête, d’un cheminement où le monde de l’homme est dépassé, où l’homme en tant que tel est stupéfait par ce qu’il ne sait pas, ne comprend pas de lui-même, ce sont là d’infinis possibles qui s’agencent, une hantise, une angoisse, l’expression d’un manque en l’homme et d’une nécessité qui le tue, qui l’empêche, parfois le sauve.

Il est remarquable que ces deux fonctions se trouvent remplies avec un égal éclat par l’œuvre de Marcel Proust encore que son aspect scientifique et presque documentaire ait d’abord attiré l’attention. C’est surtout par les deux voies de l’essai et du poème que la littérature a cherché à se substituer à la religion : ainsi s’explique la vogue actuelle de la philosophie existentielle d’une part, de l’autre le culte moderne voué à des poètes tel que Nerval, Rimbaud ou Mallarmé. Les poètes ayant voulu créer à l’égal de Dieu, avec lui ou contre lui selon le cas, déchiffrer leur œuvre étant devenu pour nous une plongée dans le mystique, un acte de piété, presque un geste de dévotion. Le roman, spécialement tel que l’avaient façonné les naturalistes, semblait devoir se prêter moins facilement à une entreprise de ce genre : Proust réussira pourtant à en faire à la fois le lieu et la dynamique d’une ascèse sans en altérer l’essence. Il reprend à la poésie le bien qu’elle avait du reste soustrait à la religion. Avec lui, les destinées du roman prennent une nouvelle inflexion, d’importance comparable seulement à l’impulsion que lui communiqua Rousseau lorsqu’il fit de La Nouvelle Héloïse un véhicule d’idées et un moyen de propagande. Proust ose immédiatement le plus, et les tentatives les plus audacieuses qu’on verra par la suite, le roman protestation cosmique de Céline, le roman phénoménologique de Sartre, le roman mythe ou épopée surréaliste de Queneau, apparaissent quasi timides au regard de son entreprise, qui les a rendues possibles.

En même temps, son œuvre pose avec une acuité inégalée les problèmes qui vont résulter pour le roman de cette mission nouvelle ; elle permet de prévoir les impasses où il se trouvera engagé, analogues à celles qui résultent pour la poésie contemporaine de sa rivalité et de sa confusion avec le mystique. D’où l’intérêt, à la fois sociologique et technique, qu’elle présente pour qui veut étudier l’évolution du roman. Il est fort à parier que le roman d’aujourd’hui et de demain sera un jeu avec l’esprit, où l’essence de l’être est concentrée dans le possible et qui en souffre, où les affres ténébreux de l’art sont des affres de poètes, de croyants, de romanciers, où la vie est mise sous les signes d’une prédestination et d’un Absolu incommunicable. Vocation peut-être enfin achevée du roman.

F. Boucherit

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