Internet comme nouvelle forme de lutte

Internet comme nouvelle forme de lutte

On sent bien ce qu’on peut objecter à ce flot de révélations sorti d’on ne sait où, comme tombé des nuages.

Cela a tout l’air de relever d’une vaste opération de manipulation, d’un ballet finement orchestré et dont nous serions les témoins un peu dupes et malavisés. L’unanimité et l’empressement de tous bords à reconnaître sans les interroger ces révélations les rendent à vrai dire d’autant plus suspectes. Ici, elles témoigneraient d’une nouvelle vigueur démocratique, de l’émergence d’un contre-pouvoir ; là elles seraient le miroir d’une défiance que la société civile entretiendrait à l’égard des canaux traditionnels d’information. Pourtant, le phénomène Wikileaks rassure ceux qui croient que le pouvoir a ses failles, a ses brèches et que c’est par là que l’attaque doit venir, que l’attention doit se porter.

Parce qu’il fait dépendre en continu ses équilibres et sa croissance de ses capacités de contrôle et de neutralisation, le pouvoir est dépendant des flux d’informations qu’il collecte. Le pouvoir moderne ne se pense plus en termes d’entité, de corps droit, volumineux et vertical ; il a plus à voir désormais avec quelque chose de gazeux, de diffus ; il fonde des normes, des dispositifs de surveillance, de contrôle, de régulation…des réseaux, des mailles, un épais tissu de rapports de force, de relations de pouvoirs qui ne se localisent pas tout à fait au sein des organes et institutions mais les traversent plutôt s'en s'y fixer. On pourrait tout à fait dire que le pouvoir moderne s’est donné pour objet la maîtrise de l’incertitude, que rien de ce qui n’est étranger à ses codes, à ses normes puisse s’entremettre, faire tâche, détraquer les équilibres, démettre ses régularités. Il vit comme violence, comme désordre, tout ce qui fait irruption, tout ce qui dérègle, compromet, contredit, le contredit. Des lors, Internet devient un enjeu, une voie de rassemblement, un moyen d’action, incarne la nouvelle économie de la lutte et ses nouveaux principes.

Historiquement, les systèmes d’information et de contrôle se sont développés en même temps que s’étendait le processus capitaliste. Au sortir de la crise de 29, se font jour de nouvelles problématiques, de nouvelles exigences dans la tête des économistes. Il s’était alors agi pour eux de repenser le jeu du marché afin d’en limiter les incertitudes, mieux contrôler la production, la distribution, la consommation : bref il y avait une montée du problème de l’information au sein des discours et des institutions qui après 1945 verra l’émergence d’une science telle que la cybernétique qui fournira au capitalisme une base théorique pour mieux réguler la circulation des flux dans la société. Nous n’avons pas bougé je crois, nous en sommes toujours là. De nos jours, la logique des flux est devenue prédominante, le centre de gravité de la valorisation s’est déplacé du côté de la circulation avec pour corolaire son accélération constante, avec pour finalité d’achever le vieux fantasme du capitalisme : la rupture du temps, l’abolition de toute durée comme tendent déjà à le faire certaines transactions financières. Les secteurs de la communication, de l’information, trouvent leur essor dans ce que la valorisation marchande aujourd’hui requiert une circulation bouclée d’information, parallèle à la circulation de ces flux de marchandises.

Dès lors, face à l’évidence d’un pouvoir qui pousse en touffe, dans la tête de ceux qui s’y opposent, émergent de nouvelles pratiques de luttes, d’autres schémas tactiques : une logique de guérilla prend le pas sur une logique de guerre classique, bloc contre bloc ; les champs d’action se font diffus, opaques, hackers, black blocs (un commentateur politique avait d’ailleurs cru bon de parler de "maoistes du net" pour qualifier les gens de Wikileaks); l’affrontement se déplace, essaime, ne se condense plus nulle part, œuvre à mettre à nu les failles, les brèches du pouvoir, à le court-circuiter. Dans ces brèches il faut s’engouffrer, dans ces failles il s’agit de poser ses explosifs.

Attaque contre les canaux de communication plus que contre les institutions ; s’assurer que son propre camp peut faire usage plus efficacement que l’autre camp des forces et opérations de communication ; pratiquer le renseignement sur la domination afin de mettre à nu ses failles, ses brèches, en exposer toute la vulnérabilité ; amorcer des lignes de fuite, de fracture, d’implosion ; se réapproprier les canaux de communication, les outils technologiques, une réappropriation qui se veut parasitage, mise à mal d’un système en employant ses propres moyens. Court-circuiter, trouver des lignes de fuite… il y a là une manière de concevoir cette nouvelle échelle des pouvoirs et partant de nouvelles formes de lutte qui travailleraient non seulement à la captation des données et à la réappropriation des outils d’information, de communication, de contrôle mais bien aussi à leur brouillage, leur parasitage, à leur neutralisation.

F. Boucherit

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