Quelques dizaines d'Algériens pour des millions …

Manifestation de février 2011.
Manifestation de février 2011.

"Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis." (1)

On a dit que si la Marche du 12 février n’a pas marché c’est à cause du RCD, un parti trop kabylisé pour être arabisé, trop impliqué en politique pour être fiable. Voilà que le rassemblement du samedi 10 décembre (appel du Mjic, NDLR) de la Grande Poste à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’homme a drainé moitié moins de monde. Les policiers étaient là en rangs serrés sereins affables même, curieusement le danger venait des "frères" imberbes, les "satisfaits" du système, ceux qui n’ont souffert ni des dérives de la justice ni de la disparition d’un des leurs ni du chômage ni de la hogra, ni des pénuries de médicaments de soins de logements. En un mot, les veinards qui jouissent de tous les droits prescrits par la Convention internationale et la Constitution nationale. En clair, les 36 millions d’Algériens sauf les quelques dizaines d’énergumènes venus troubler la quiétude de Mezghana.

Les psys affirment qu’il suffit de deux ou trois individus influents pour "retourner" une foule ou semer le chaos. Dans les deux manifestations, ces perturbateurs ont été au rendez-vous. A la première, ils ont même failli lyncher Saïd Saadi sauvé par ses gardes et curieusement par la forte présence policière. Or à lire le pedigree des manifestations dans le journal El Watan de vendredi, il y a de quoi être dérouté. Ceux qui veulent le changement sont des jeunes qui ne risquent pas d’être victimes du délit de "sale faciès" et en plus, bien vitaminés bien éduqués bien diplômés et maîtrisant à ravir la langue de Molière et El Moutanabi. De la parfaite émigration positive à la Sarkozy. Ni adeptes de l’immolation ni du harraga encore moi de fuite au Canada ou autre éden new look. Par contre, ceux qui sont venus en découdre avec eux n’avaient pas l’air d’avoir profité du statu quo que leurs adversaires dénonçaient : un mélange de désœuvrés, de voyous, de sous-fifres, d’agents mal déguisés. Si on prenait par exemple le nombre de chômeurs officiel ou officieux (10% à 50%), des familles de disparus, des victimes du terrorisme qui n’ont pas pardonné, celles des dérives judiciaires, des atteintes aux droits de l’homme, des mécontents des dernières réformes etc, on aurait fait déborder les artères d’Alger et toutes les capitales arabes. A moins de baigner dans cette merveilleuse démocratie entrevue par le ministre de l’Intérieur français Guéant à partir d’un avion blindé reliant sur tapis rouge un salon climatisé et insonorisé. Il n’a rien vu de la plèbe, là où se trouve son émigré idéal à l’image du jeune de facebook francophone appelant au rendez-vous de la Grande Poste, ce joyau colonial.

Mais quel pays étranger peut courtiser l’Algérie sans son pétrole ? Quel pays arabe peut fantasmer sur l’Algérie sinon comme l’exemple à ne pas suivre ? Quant à notre classement dans tous les domaines : corruption mauvaise gouvernance sécurité pollution... il vaut mieux reprendre le mot magique de notre ministre, "suspicion", pour ne pas devenir maboul. Et ces grands procès qui débouchent sur le sacrifice du fretin ou du requin victime d’une purge, ces émeutes ces suicides cette violence contre les femmes les enfants les hommes à l’école à l’hôpital dans la rue… ne sont que la dernière trouvaille d’une poignée de jaloux pathologiques de traîtres à la nation de pyromanes à la solde de l’ennemi sioniste et tutti quanti. Il y a quelque chose de malsain dans ce brouillard entretenu. Par exemple, par quel miracle on arrive à mobiliser 10000 signatures pour déboulonner un Belkhadem (2) et à peine le 1/100 pour dénoncer le martyr de tout un peuple. En 1982, 350000 Israéliens sont descendus dans les rues de Tel-Aviv pour protester contre les crimes commis au Liban avec l’assentiment de certains de leurs gouvernants (3). Bien que dans les deux cas précédents, la volonté du Raïs aurait suffi à faire le miracle. Mais quel que soit l’iceberg qui coulera le "Titanic" algérien, on est sûr que seule la classe supérieure a droit aux canaux de sauvetage.

Aujourd’hui tous les pays, nantis ou pauvres, démocrates ou pas, bougent du sommet à la base ou l’inverse pour dialoguer. Nos caïds au lieu de profiter de cette mouvance préfèrent étouffer les protestataires dans un cercle policier et les menacer avec de piètres baltaguias. N’importe quel "gradé" aurait fait l’affaire : "Oui mon frère, je t’écoute, oui je sais que tu souffres, oui je vais transmettre tes doléances à qui de droit… " Un blabla gratis et qui aurait eu au moins le mérite d’humaniser le système face à la camera, de dorloter et sauver la face de la protestation. L’Etat a préféré la vieille méthode vicieuse de 1988 : "Qui ose, paie !" Maintenant tous les ingrédients qui ont mené à la décennie noire sont au rouge. A trop humilier un peuple, on le pousse à se conduire comme une bête et si l’histoire peut se répéter elle sait être imprévisible… Notre vieil adage passe-partout n’est plus de mise : "Moi contre mon frère ; moi et mon frère contre mon cousin ; moi, mon frère et mon cousin contre tout le monde." Le frère a fini par tuer le cousin avant de succomber des mains du moi qui logiquement ne peut vaincre tout le monde à moins d’être Dieu lui-même ou avoir le diable comme complice.

"Mamours" avec la France

La crise mondiale a mis à nu la face cachée des hommes politiques dont le seul souci : trouver du flouss pour se faire élire, réélire. Politique sans conscience n’est que ruine d’électeurs. L’Algérie a de la baraka pour d’autres soucis, celui de payer la protection de son "élite souveraine" d’où les récents mamours avec la classe politique française. De nouveau c’est le coup de foudre : la France désargentée aime l’Algérie argentée. Des puits du pétrole aux mines d’or (demain le diamant ou l’uranium qui sait ?) des panneaux solaires au gaz de schiste, la passion n’est pas prête à se tarir. Comme on n’est pas dans le secret des dieux, on divague, mais une chose est certaine plus l’argent rentre dans les comptes scellés d’une minorité plus la majorité crève la dalle. Qu’il est bon d’être n’importe quel Arabe aujourd’hui sauf un Arabe algérien. Même un Arabe syrien est en meilleure position lui qui ne dépend que de 12 % de l’or noir, il peut mourir tranquille entre les griffes du "lion" Assad : le trésor de ce dernier ne va pas affamer ses orphelins. Que dire de l’Arabe tunisien qui vient de mettre sur le fauteuil présidentiel Moncef Marzouki qui a écrit un jour : "La société n’a plus d’organes de correction, de contrôle, de limitation des dégâts. Alors on voit l’un se tromper de guerre, l’autre bombarder ses propres villes et le troisième allumer une guerre chez le voisin…" Chez nous, le quatrième est plus original, il s’est spécialisé dans l’allumage des guerres au sein de sa population. Et tant que le "nerf" coulera à flots, il n'y aura de pénurie que celle du lait du pain jamais de balles ni de couteaux. L’Algérien, malgré son "pas bouger" d’élève sage et obéissant ou de brute amadouée, ne peut s’empêcher d’être un fardeau pour ses maitres ou un danger pour lui, ce qui explique sa nouvelle camisole de force tissée par ses chers députés.

Pour se consoler, il n’a qu’à s’en remettre au ciel en criant sans desserrer ses lèvres : "Pétrole, je te hais ! Pétrole, je te hais parce que jamais mes aïeux n’ont connu pire colonisateur…" Un jour, en Afrique Noire, des explorateurs occidentaux avaient remarqué que les mères réagissaient aux cris de leur bébé selon le sexe : si c’était un garçon, elles se précipitaient à la première alerte et pour une fille, elles prenaient leur temps. Questionnées, elles répliquèrent qu’en laissant leurs filles s’égosiller au berceau elles leur apprenaient la patience. A voir l’état de l’Afrique, on ne peut s’empêcher de se dire que c’est cette patience inculquée dans les langes qui a porté la poisse à ce continent. Chez nous il y a même ce sempiternel proverbe : "Le patient est toujours récompensé." Depuis 1962, on attend la récompense. Quelle aubaine pour les chefs, une populace patiente à mourir aux portes fermées des hôpitaux, à râler cachée derrière les murs, à ne rien revendiquer parce qu’elle ne connaît aucun de ses droits parce qu’elle n’a appris de la bouche maternelle que la patience. "Cette vertu qui fait supporter avec modération et sans murmure." d’après le dico, trône aussi en haut de la pyramide. Ne rien changer, laisser faire, user de ruses aller jusqu’à martyriser la poule aux œufs d’or et lui clouer le bec dans la boue.

Ce samedi 10 décembre, énième rendez-vous manqué par les uns gagné par les autres. Qu’importe le nombre de ces mères bravant de leurs mains nues les uniformes serrant contre leur poitrine le portrait de leurs fils tué disparu emprisonné, de ces jeunes hurlant leur soif de liberté sans savoir s’ils passeront la nuit chez eux. C’est Assia Djebar qui a écrit que tous ceux qui tombent sous les balles ou les couteaux sont le plus souvent l’âme et le cœur le plus pur de la nation algérienne. Tant que les robinets de l’or noir restent au Musée des horreurs, personne ne fera attention à leurs cris. Ce pétrole maudit, un seul pays au monde en a fait un porte-bonheur pour le futur, la Norvège, en investissant toute sa rente pour ses générations à venir. L’opposé de nos décideurs qui n’ont aucune affinité pour ce bled nordique. Pourtant, les politiciens norvégiens rêvent aussi de vivre comme des nababs pourquoi ne puisent-ils pas dans leurs réserves ? Non, ils préfèrent se serrer la ceinture pour des enfants qui ne sont pas encore nés, quelle bizarrerie. Les Algériens qui vivent là bas doivent se sentir honteux. D’ailleurs quelle que soit la destination, quel Algérien peut s’empêcher d’avoir honte en quittant en voleur un pays aux richesses innées pour un autre aux richesses acquises. Mais peut être que c’est cette honte justement qui sera un jour notre radeau de sauvetage. Vous pouvez paralyser toutes les marches du bled mais vous ne pouvez rien sur le 1/6 de la population que vous avez poussé à l’exil surtout maintenant où la crise mondiale les touche plus que les autres. Comptez sur eux pour prendre la revanche des humiliés que nous sommes. Ils n’ont rien oublié de leur déracinement et ils souffrent comme nous et avec nous. Il n’y qu’à voir leur ferveur sur le net, leur mobilisation, leur prestation sur les plateaux des télés privées... Le combat ne fait que commencer, rien à perdre pour celui qui n’a rien. "Si l’Arabe poursuit cette quête obsessionnelle de la dignité comme l’unique objectif de sa vie, si la fierté est de tous les biens magiques, celui qu’il chérit le plus, n’est-ce pas parce qu’il vit dans un univers mental et social d’où la dignité est bannie à jamais et où la fierté n’est donnée qu’à celui qui a le plus grand pouvoir d’humilier ?" (3) Je ne sais pas qui a dit que c’est au sommet de la montagne qu’on commence à monter mais quand on a touché le fond, on ne peut que remonter ou crever.

Mimi Missiva

(1) Journal (André Gide)

(2) Le Soir (Pousse avec eux 14/12/11)

(3) Arabes, si vous Parliez (Moncef Marzouk)

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Commentaires (3) | Réagir ?

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Khalida targui

Madame Mimi, je suis allé pour la premiere manifestation et un voyou a insulté une avocate qui a parlé avec un journaliste étranger. Un autre a agressé Said Sadi, c'est la police qui nous a protégé. J'étais dégoûté en rentrant chez moi. Le lendemain, ma voisine m'a dit qu'elle serait capable de tuer les manifestants. Heureusement je ne lui est pas dit que j'étais parmi eux hier. J'ai juré de ne plus participer à une marche. Je n'ai pas peur des policiers ce n'est pas la police syrien, mais les gens se déstestent trop, ils ne meritent que des dictateurs comme chefs

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azzikiw azzikiw

Magnifique essai, rien à rajouter, tout est écrit et analysé en profondeur.

Je vous félicite pour ce travail sérieux et bien ficelé.

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