Yamen Manai : "Mon roman est une parodie drolatique des dictatures"

Yamen Manai, auteur de plusieurs romans.
Yamen Manai, auteur de plusieurs romans.

Dans cet entretien, Yamen Manai fait le parallèle entre le réalisme magique de son roman comme forme esthétique et le règne du régime de Ben Ali déchu par la révolution du jasmin partie de l’arrière-pays, d’un village, Sidi Bouzid, ignoré, oublié comme le Santa Clara de son roman…

Pensez-vous que votre roman a été rattrapé par une réalité, celle de la chute des dictatures qu’il met en scène ?

Yamen Manai : En écrivant La sérénade d’Ibrahim Santos, j’ai voulu avant tout écrire une histoire à portée universelle et intemporelle. C’est bien pour cela que Santa Clara apparait dans le récit comme une ville hors des cartes et hors du temps. Ceci dit, il y a des clins d’œil évidents à la situation que connaissait La Tunisie sous l’ère de l’ancien régime (le général Burgos pour Bourguiba, destitué par le général Benitez pour Benali, et bien d’autres…). Ce parallèle était prémédité et se nourrissait donc d’une réalité bien connue de tous. L’imaginaire se faufile tout au long des chapitres pour porter au final le triomphe du bien et du beau. Alors que sa sortie était prévue en décembre 2010, et comme vous le dites si bien, le roman a été rattrapé par la réalité ; cet imaginaire a pris forme, devenant une actualité brulante et contagieuse. A l’instar de la révolution qu’il décrit, celle qu’a vécue la Tunisie a connu son étincelle dans un arrière-pays méconnu de tous, gagnant la capitale et mettant fin à une dictature qui a duré de plus de vingt ans.

Les premières critiques y ont vu une prophétie littéraire sur ce sujet. Quel a été le déclic pour l’écriture de ce roman ?

Au fil des ans, la situation en Tunisie devenait de plus en plus pesante. Mais malgré ce fardeau immense, peu de personnes trouvaient les mots pour la dénoncer, ou les oreilles qui pouvaient les entendre. Comme toutes les dictatures, celle de Benali s’est attaqué à l’expression. La propagande et la censure sapaient le processus d’élaboration de la pensée libre, et le novlangue s’installait durablement dans la population. Quand j’ai fini d’écrire mon premier roman, La marche de l’incertitude, j’ai réalisé que j’avais les moyens de conter. Ecrire était devenue pour une condition à laquelle je ne pouvais pas et je ne voulais pas me soustraire ; il en va de même pour ma "tunisianité". Du coup, avant même de décrocher un contrat d’édition pour La marche de l’incertitude, j’ai entamé l’écriture de La sérénade d’Ibrahim Santos.

Le roman décrit le processus d’installation d’une dictature et de sa chute sur le ton de la dérision, une esthétique du réalisme magique porté par le roman sud américain. Avez-vous été influencé par cette littérature ?

J’ai beaucoup d’admiration pour certains auteurs sud- américains, Marquez ou Sépulveda entre autres, mais cette admiration est celle du lecteur que je suis. Elle ne se place pas entre moi et mes personnages, et elle ne vient pas perturber mes mots et mes tournures de phrases. Le choix de l’Amérique caribéenne pour le récit dépasse la simple affection pour ce contient, son histoire et sa littérature. Il me fallait avant tout un lieu où j’avais toute la latitude pour la mise en scène, un décor propice à la parodie et à l’apesanteur. Puis, si on s’intéresse à la stylistique, le roman regorge de réalisme magique. Ce réalisme magique est aussi bien présent dans notre héritage (mille et une nuits par exemple) qu’en Amérique du Sud. La marche de l’incertitude a une esthétique semblable, que je considère avant tout personnelle, alors que les lieux sont complètement différents.

Ce ton de la dérision et de la satire à l’endroit du pouvoir despotique ne font pourtant pas de votre roman un pamphlet politique mais une sorte de "conte-roman fantastique…" Acceptez-vous ce qualificatif ?

Volontiers. L’univers du conte est celui où je suis le plus épanoui, à la fois en tant que lecteur et en tant que romancier. Le conte traverse les temps et renvoie aux idéaux, à travers une mise en scène riche en symbolique. Ce que j’écris tire ses origines d’une réalité que je m’amuse à travestir, vu qu’elle est bien trop morne à mon goût. Mais c’est un fantastique loin des martiens et du chat botté ; il prend le dessus sur le monde sans l’écarter. C’est bien pour cela que certaines critiques ont parlé de prophétie littéraire au moment des révolutions arabes.

Les deux personnages clé, Ibrahim Santos et Joaquin ne sont-ils pas d’abord antagoniques dans leur construction littéraire : le premier est mythique alors que le second est une copie de la réalité. Ibrahim est un musicien météorologue alors que le second est ingénieur qui prévoit le temps avec des outils scientifiques. Où situez-vous cet antagonisme entre ces deux personnages ?

Je place cet antagonisme au centre de quelques défis essentiels que l’homme doit relever au cours de son existence, que ce soit d’une façon individuelle ou collective. Faut-il décrédibiliser le savoir des anciens et leur vision du monde, et balayer cet héritage au nom du progrès ? Grâce à la science, l’être humain a énormément gagné dans sa compréhension du monde et dans l’amélioration de sa condition. Il a également atteint des endroits insoupçonnés de l’univers et de son propre corps. Mais dans cette épopée, il a également perdu de sa lucidité en se plaçant au-dessus de la nature et de ceux qui l’ont précédé. La réconciliation de ces deux formes de savoir est essentielle. La clef de cette alchimie n’est autre que l’humilité.

Un instant les habitants de Santa Clara, malgré les violences subies semblent s’accommoder du nouveau pouvoir et la rébellion ne vient pas d’eux mais de l’intérieur même de la dictature contre laquelle se rebelle Joaquin, l’ingénieur qui s’est rendu compte du désastre qu’il a commis. Quel en est votre avis ?

Dans le roman, les villageois n’avaient pas les moyens de lutter contre la violence à laquelle ils se sont trouvés confrontés du jour au lendemain. Leurs tentatives étaient sévèrement matées, et pour couronner le tout, ils ont fini dépouillés de tout instrument de résistance, même de leurs instruments de musique. S’accommoder, rien qu’un instant, n’est pas pour moi la description qui conviendrait pour résumer leur attitude. S’il faut en trouver une, sommaire, je dirai qu’ils ont pris leur mal en patience, et il est bien connu que la patience est la mère de toutes vertus. Cette patience dont ils ont fait preuve leur a permis de mettre la dictature face à son propre échec et l’amener à sa propre destruction. Dans ce sens, ils sont acteurs de cette révolution, tout autant que Joaquin. D’ailleurs, sa rébellion contre le pouvoir auquel il avait fait allégeance n’est pas seulement la conséquence d’un cru désastreux, mais aussi d’une réminiscence salvatrice. Les villageois l’ont amené à maturation de la même façon qu’ils fermentent leur rhum. A la fin, Il s’était rendu compte qu’il était un des leurs.

Le Général Alvaro Benitez conquiert Santa Clara pour la qualité de la fabrication à l’ancienne de son rhum et qu’il veut industrialiser. Ne décèle-t-on pas ici une critique de la technologie moderne, surtout lorsque celle-ci est imposée par les armes ?

En effet. Sauf qu’à notre époque, la violence n’est plus seulement portée par les armes. Les orientations que le monde prend sont souvent dictées par des multinationales bien enracinés dans la sphère politique. La technologie dérive de sa vocation première quand elle est entre de mauvaises mains. Nobel était loin d’imaginer qu’on ferait des bombes de sa dynamite ; il l’avait inventé pour aider les mineurs à exploiter des mines. Aujourd’hui, il est possible de se déplacer avec des voitures complètement électriques et propres, mais cela n’arrange pas le puissant lobby pétrolier. L’interrogation sur ces dérives doit dépasser le cadre de l’étonnement philosophique pour se rapprocher du monde réel et de ses enjeux d’avenir.

En fait pourquoi cette symbolique du Rhum, une liqueur de luxe pour un village aussi pauvre et pour une dictature aussi avide de sensations fortes ? L’écrivain albanais Ismaïel Kadaré voit dans la dictature " la fête et le sang "…

Comme toute eau de vie, le rhum tient ses origines d’une fabrication artisanale très peu coûteuse. Encore aujourd’hui, dans les caraïbes, les villageois fabriquent eux-mêmes cet alcool. Il n’est certainement pas un produit de luxe, en tout cas pas pour eux ; C’est plutôt même leur quotidien. Une fois assujetti aux lois du marché, le plus souvent malsaines, les prix du rhum peuvent s’envoler, surtout s’il est bien vieilli. Sa symbolique est avant tout celle de la tradition, de la mémoire et de l’identité, ce lien invisible entre les hommes et les générations. Il représente de ce fait ce qu’une dictature s’acharne à s’approprier dans la violence pour s’installer dans la durée. Le cigare cubain en est la parfaite illustration ; il est l’emblème d’un régime totalitaire et ambassadeur à travers le monde d’une Cuba qu’on arrive plus à dissocier de Fidel.

A la fin du récit, Ibrahim reprend sa viole andalouse héritée de son père et prédit le temps. L’ouragan détruit une partie du village mais il emporte surtout le régime de Bénitez. La musique d’Ibrahim qui tire ses lointaines racines des andalous chassés d’Espagne, qui porte en elle le syndrome de l’Inquisition n’est-elle pas plus forte que les armes du Général ?

La Passionata de Beethoven était le morceau de musique préféré de Lénine. Il disait : "Quand je l’écoute, je veux caresser la tête des gens alors que je dois leur fracasser le crâne pour finir ma révolution. Je ne veux plus l’écoute". La musique d’Ibrahim Santos a cette puissance qui dépasse le despote et ses armes. Ses origines lointaines, transatlantiques est une invitation à l’unisson, à la paix et à la conscience. L’appel à la fraternité et à la mémoire sont des idées qui peuvent prêter à sourire. Pourtant, ce sont des lueurs qui valent l’engagement.

Il y a un passage qui semble détoner du récit celui où un "je" en aparté se voit commander une étrange recette dans un restaurant…

Cet aparté a surpris pas mal de lecteurs. Quelques-uns ont éprouvé un certain malaise. D’autres l’ont trouvé hilarant. La vocation première de ce passage est de provoquer le lecteur, de le sortir brutalement de l’univers du conte et de le plonger dans une réalité dure et crue, qui est malheureusement la nôtre ; de dénoncer avec sa complicité un monde où ce "je" a du mal à se trouver au point d’imploser, de l’emmener à la réfléchir sur sa condition.

L’humour côtoie la tragédie par des personnages bien campés comme le vieux Ruiz ou encore la déchéance drolatique des représentants officiels du Général.

L’humour est une composante essentielle de ce roman. Il a le chic de faire passer ce qui est difficile, de faire tourner les pages avec bonheur et d’emmener à la réflexion d’une façon positive. Mais encore faut-il qu’il soit bien emmené, et qu’il soit porté par une galerie de personnages bien trempés. J’ai pris énormément de plaisir à brosser leurs portraits, à leur donner du corps. Chacun d’entre eux, même ceux qu’on pourrait (à tort) qualifier de secondaires, a sa contribution fondamentale dans le déroulement de l’histoire : Nelson Ruiz, Alfonso Bolivar, Lia Carmen...

Comment est reçu actuellement ce roman en Tunisie principalement ?

Malgré l’engagement de certaines personnes, le livre est en crise en Tunisie, comme partout dans le monde arabe d’ailleurs. Cela me peine, mais c’est la conséquence d’un quart de siècle de novlangue et de dictature. Pour le moment, les retours viennent essentiellement de La France, où le roman est salué. Nul n’est prophète dans son pays, n’est-ce pas ?

Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

Bio-express de l’auteur

Né en 1980 à Tunis, Yamen Manai vit à Paris. Ingénieur, il travaille sur les nouvelles technologies de l'information. Les éditions Elyzad ont publié en poche son premier roman La marche de l’incertitude (2010), Prix Comar d’Or en Tunisie, Prix des lycéens Coup de cœur de Coup de Soleil. La sérénade d'Ibrahim Santos paraît en 2011 chez le même éditeur.

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