Une prophétie littéraire sur les révolutions arabes

Yamen Manai. Prix Comar d'or en Tunisie et Prix des lycéens Coup de soleil en France
Yamen Manai. Prix Comar d'or en Tunisie et Prix des lycéens Coup de soleil en France

Allégorique, "La sérénade d’Ibrahim Santos" , premier roman du jeune écrivain tunisien vivant à Paris, Yamen Manai, paru aux éditions Elyzad (Tunis en 2011) raconte l’histoire fabuleuse d’un village, Santa Clara, inexistant sur la cartographie officielle du général Alvaro Benitez. Le village ignore son pouvoir et son armée et a toujours vécu sous le drapeau de l'ancien régime...

Les habitants et leur maire n’ont pas entendu parler de la Révolution de la grande ville. Un village paisible dont l’histoire remonte aux Andalous chassés d’Espagne. Mais pouvait-il rester longtemps à l’abri du pouvoir militaire de la grande ville avec à sa tête le général Alvararo Benitez et son frère qui ont maillé le pays ? Les paysans de Santa Clara cultivent la canne à sucre et produisent le meilleur rhum de la contrée, possédant des vertus ensorcelantes pour qui le goûte. La marque de fabrique de la rhumerie traditionnelle de Santa Clara précise "Mis en bouteille en 1958". Le village ne pouvait longtemps rester à l’abri de la dictature d’Alvaro Benitez qui a eu vent de la célébrité de ce rhum venu de Santa Clara, un village de nulle part. Un délice pour le palais et une promesse d’avenir économique pour le général.

Il envoie une escouade à la recherche de cette mystérieuse contrée qui ignore son règne, son drapeau, son armée, sa révolution. Il somme son ministre de l’agriculture de lui rapporter la recette de ce rhum dont les délices font chavirer les cœurs et éclairciissent les esprits. A Santa Clara, la vie s’égrène dans le rythme saisonnier de la canne à sucre. Dans le salon de fortune du barbier du village, les discussions sur le temps, la canne, le rhum, les cochons gras du maire au fronton duquel flotte toujours le drapeau de l’ancien régime, sont, sous le soleil caniculaire, paisibles, hors des soubresauts de l’histoire. La météo est souvent l’objet de discussion de ces paysans qui vivent et travaillent leur terre comme hors du temps, à l’ancienne, depuis la venue sur cette terre du rhum du père d’Ibrahim Santos, chassé de son Andalousie natale, emportant avec lui sa viole mythique qu’il confiera, à sa mort, à son fils.

Ibrahim Santos, musicien-météorologue, est pour Santa Clara, une sorte de messie et dont les sérénades qui prévoient le temps, sont pour les paysans la seule indication par la musique, de l’état du ciel et du temps à prévoir même si le vieux Ruiz, éternellement assis devant la porte du barbier sait de quel temps il tient sa vieillesse. Mais les jours de quiétude doucereuse de Santa Clara sont désormais comptés. Son fabuleux rhum l’a trahi. L’armée du général et son ministre de l’agriculture arrivent au village. Le frère du général convoque le maire et les habitants qui découvrent qu’ils ont vécu jusque-là dans l’ignorance de la Révolution. L’armée enlève l’ancien drapeau et rebaptise les rues au nom de la Révolution à l’étonnement général. Ibrahim Santos qui ignore l’hymne national du nouveau pouvoir force les militaires à l’entonner pour en décrypter les notes et le jouer sous le nouveau drapeau et devant les officiels du général d’Alvaro Benitez auquel des caisses du fameux rhum de Santa Clara sont livrées avec escorte.


Le ministre de l’agriculture nomme à Santa Clara un jeune ingénieur en agronomie fraîchement sorti de l'université est choisi par le général pour sa fougue et sa compétence. Il le charge de moderniser la rhumerie du village en interdisant les pratiques de plantation de la canne à sucre. Les militaires chargés d'appliquer le nouvel ordre imposent le couvre-feu, interdisent la musique d’Ibrahim Santos et chassent les anciennes pratiques culturelles rappelant l’ancien régime. Le jeune ingénieur Joaquin, rêvant d’une grande carrière qui va révolutionner le pays par la mise en pratique des nouvelles méthodes agraires est nommé maire par la force des armes. A santa Clara, il se transforme en dictateur pour obliger les paysans à transformer leur rhumerie traditionnelle en une fabrique industrielle. Santa Clara vit désormais à l’heure de la dictature. Les militaires tuent, incendient et le rhum livré selon les nouvelles règles n’a plus les saveurs d’antan. Les sérénades d’Ibrahim Santos sont interdites jusqu’au jour où Joaquin, se rendant compte de son propre désastre rejoint la résistance armée de Santa Clara. Ibrahim Santos prend pour la première fois la viole de son père et, sous l’archet naît une musique jamais entendue de mémoire des paysans de Santa Clara. Douce, forte, mystérieuse, envoutante, mystérieuse comme le rhum des anciennes cuves. L’ultime sérénade d’Ibrahim Santos annonce un ouragan dans la semaine qui suit. La viole d’Ibrahim Santas l’a prédit. Un ouragan qui va emporter dans ses bourrasques l’armée du général Alvaro Benitez.

Un roman construit sur une allégorie politique succulente, qui se laisse lire par la limpidité de son style et l’actualité de son thème. L’auteur qui préparait la sortie de ce roman en Tunisie avant la chute de "Bonnie and Clyde", écrit dans la préface : "L’improbable s’est produit un 14 janvier, bousculant tous les projets, laissant bouche bée une bonne partie de la planète. L’homme qui ne prenait pas une ride s’envola à la hâte avec sa dulcinée, trouvant refuge chez les parrains d’Arabie".

Mêlant conte fantastique et réalisme, Yamen Manai offre plus qu'un roman, un univers où la musique ne fait pas bon ménage avec les dictatures. Nous y reviendrons.

Rachid Mokhtari

Yamen Manai
La sérénade d’Ibrahim Santos
Elyzad, Tunisie, 2011)

Plus d'articles de : Actualité

Commentaires (0) | Réagir ?