Deux films sur le massacre d'Algériens du 17 octobre 1961

Plusieurs centaines d'Algériens sont tués par la police française ce jour-là.
Plusieurs centaines d'Algériens sont tués par la police française ce jour-là.

Le 17 octobre 1961, un massacre de manifestants algériens désarmés avait lieu en plein Paris. Cinquante plus tard, "Ici, on noie les Algériens" de Yasmina Adi et "Octobre à Paris" de Jacques Panijel évoquent crûment ces événements.

1962 : signature des accords d’Évian. Après une guerre sauvage, meurtrière, infinie, l’Algérie obtenait son indépendance. Et les tortionnaires… l’amnistie. 2012, cinquante ans après, sera donc une année du souvenir. Deux films ouvrent le ban (et tous deux sont sortis en salles en France le 19 octobre). Le premier, Octobre à Paris, de Jacques Panijel, longtemps interdit et jamais sorti en salles, fut tourné pendant les mois qui suivirent la répression barbare de la manifestation organisée, le 17 octobre 1961, à Paris, par la Fédération de France du FLN algérien. Le second, « Ici on noie les Algériens », de Yasmina Adi, jeune cinéaste qui avait été primée et louée pour son premier film (L’autre 8 mai 1945. Aux origines de la guerre d’Algérie), traite du même crime d’État, de la même journée portée disparue, de la même horreur.

Hommes, femmes, enfants convergeaient pacifiquement, en effet, au soir de ce 17 octobre, vers le centre de la capitale, vers les grands boulevards, la Concorde, le boulevard Saint-Michel. Ils étaient 20 à 30 000, dit-on, qui entendaient protester contre le couvre-feu discriminatoire alors imposé aux Algériens et à eux seuls, tous les soirs à partir de 20 heures. Aller chercher un médicament ou se rendre au cinéma passé cette heure-là leur était tout bonnement interdit. Le plus grand massacre de gens du peuple qui ait été commis à Paris depuis la Semaine sanglante, depuis l’écrasement de la Commune, en 1871 ? Ce fut précisément ce soir-là. "La Seine rougissante / N’a pas cessé les jours suivants / De vomir à la face / Du peuple de la Commune / Ces corps martyrisés", écrira le poète Kateb Yacine.

"Les Français fermaient les volets"

Une pluie de coups de matraque, des charges d’une invraisemblable violence de la part des CRS et des simples agents de police. Les plaies, les fractures, la peur, la pluie. La chasse au faciès. Dans les rues. Dans le métro. Sous les porches. "Le sang giclait de partout", raconte un rescapé face à la caméra de Yasmina Adi. "Un jour d’horreur", ajoute un autre.

Et puis, plus tard, la dévastation du domicile de certains "suspects". D’un panier à salade bondé, des policiers parisiens font descendre des hommes. Ils les emmènent au bord de la Seine, sur les quais. Mais ceux-là ne finiront pas dans l’eau, car des inspecteurs de police passent par là providentiellement et demandent aux sous-ordres de remonter vers le pont Saint-Michel, puis de regagner leurs fourgons en compagnie de leurs prisonniers.

Un autre, dans le film de Panijel, aura eu moins de chance : il a été, lui, « flanqué à la Seine », après avoir été roué de coups. Vers minuit. Et il aura dû attendre jusqu’à 6 heures du matin, transi, bleui par le froid, la tête émergeant à peine hors de l’eau, pour oser regagner la berge du fleuve et pour se sauver à toutes jambes. Grande force de ce récit, fait presque à chaud par la victime et magnifié par le noir et blanc.

"Les Français fermaient les volets", déclare un témoin, dans le film de Yasmina Adi. Toutefois, chez elle tout aussi bien que chez Panijel, sont mentionnés avec sympathie certains de ceux qui sauvèrent alors l’honneur de la France : médecins, amis français des victimes ou des disparus, personnels du Palais des Sports, des hôpitaux psychiatriques et autres foyers sociaux transformés en centre de détention, d’entassement pour Algériens. On parqua des gens pendant bien des jours au Fort de Vincennes. Outre les centaines d’assassinats, cette manifestation, qui devait être pacifique, se solda par onze mille arrestations et fut suivie par de nombreuses mesures d’expulsion.

Quelques moments, dans le film de Yasmina Adi, sont dignes de la tragédie antique. Ainsi, cette mère de quatre enfants, dont le mari a été tabassé, puis a disparu définitivement le 17 octobre. "Fais de moi une plongeuse, que je retrouve ses os", murmure-t-elle 50 ans plus tard à l’adresse du Dieu absent, à l’adresse d’un destin qui l’aura accablée toute sa vie durant. Puis elle renonce à retrouver un détail oublié, concernant la terrible attente de celui qui, ce soir-là, ce soir maudit, ne revenait toujours pas : "C’est loin", dit-elle alors, "et quand j’y pense, mon cœur s’emballe".

Oh, bien sûr, l’histoire a, depuis, été un peu réécrite. En allant voir ces deux documentaires, ces deux beaux films, ces films vrais, utiles, effrayants, truffés de documents d’époque (presse écrite, archives filmées et radiophoniques, photographies à couper le souffle), on aura, en effet, quelque peine à saisir que c’est au sein du Parti communiste, pour ce qui concerne la France elle-même, que se recrutèrent l’essentiel des forces qui s’opposèrent alors au colonialisme et au danger fasciste.

Dans le film de Panijel, tourné en 1961-1962, cet aspect demeure assez peu apparent pour la bonne et simple raison qu’il était d’une aveuglante évidence. Son opérateur était communiste. Le comité Audin que Panijel avait lui-même contribué à créer avec Laurent Schwartz et Pierre Vidal-Naquet, portait le nom de Maurice Audin, mathématicien communiste, torturé puis exécuté par les militaires à Alger. Les 9 morts de Charonne, en février 1962, qui émurent bien davantage que les Algériens jetés à la Seine, étaient communistes. La manifestation-monstre qui accompagna leurs obsèques eût été inimaginable sans la force dont jouissait alors le PCF au sein de la société française, etc.

Même estompage de cet aspect dans le film de Yasmina Adi, mais, cette fois, parce que le temps a passé et qu’une certaine gauche a pu imposer l’idée que le refus de l’ignoble n’a tenu qu’à une centaine d’intellectuels courageux et à quelques groupes légitimement révulsés par la honteuse politique algérienne des Guy Mollet, des François Mitterrand, des Robert Lacoste.

Quant à De Gaulle, il semble ne pas avoir fait partie du décor : sans doute n’aura-t-il pas été mis au courant des ignominies que Yasmina Adi - comme tout le monde ! -, semble imputer surtout au préfet de police de l’époque, un certain Maurice Papon… L’austère Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, apparaît, certes, lui aussi, à la tribune du Sénat : il fournit un bilan dérisoire (2 morts et 136 blessés, alors qu’on parle de 200 à 400 morts) et promet une commission d’enquête dont la majorité sénatoriale repoussera bien vite le principe.

Manipulation de l’opinion publique, récusation systématique de toutes les accusations, verrouillage de l’information afin d’empêcher les enquêtes : il s’agit bien ici d’un massacre démocratique, d’un déchaînement de violence fasciste qui fut couvert par les plus hautes autorités et par les institutions de la République. Les 60 plaintes concernant la disparition de 60 des Algériens massacrés ce jour-là ont d’ailleurs abouti à 60 non-lieux prononcés par des tribunaux de notre pays. Attention, prévient Panijel, aux non-lieux prononcés par notre mémoire collective, par nos oublis tranquilles et notre vigilance étonnamment sélective.

Droits de l’homme ! Démocratie ! Ce n’est pas en France, tout de même, qu’on jetterait des centaines d’hommes à la Seine, au terme d’une guerre qui avait entraîné, au bas mot, la mort de plus d’un demi-million de personnes ! Droits de l’homme ! Démocratie ! Avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots.

Les deux films : Ici on noie les Algériens (17 octobre 1961), de Yasmina Adi, 1h30 ; Octobre à Paris, de Jacques Panijel, 1h10. En salles le 19 octobre.

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