Gilles Manceron : "Cet événement est le paroxysme de la violence et de l’arbitraire"

Giles Manceron, historien français.
Giles Manceron, historien français.

Gilles Manceron, historien, était, jusqu’en juin 2011, vice-président de la Ligue des droits de l’homme. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire (avec Hassan Remaoun, Syros, 1993) et Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France (La Découverte, 2003). Il a préfacé le manuscrit inédit des journalistes Marcel et Paulette Péju Le 17 Octobre des Algériens qu’il complète par La triple occultation d’un massacre (éditions La Découverte, septembre 2011)

Comment expliquez-vous les mensonges, silences et occultations de l’Etat français sur cet événement majeur de la guerre d’indépendance de l’Algérie et de l’histoire de la France ?

C’est un épisode difficilement acceptable du point de vue de l’histoire d’un pays, une telle répression d’une manifestation pacifique fait tache. Et les historiens anglais, qui ont travaillé sur le sujet disent que dans toute l’histoire de l’Europe occidentale, c’est la manifestation pacifique qui a été réprimée avec le plus de violence et qui a fait le plus de victimes. Cet événement rattaché à la période coloniale française est à la fois le paroxysme, l’épisode ultime et la manifestation la plus éclatante de la violence et de l’arbitraire.

Pourquoi est-on allé jusqu’au mensonge ?

L’épisode lui-même s’explique, c’est ce que montre le texte de Marcel et Paulette Péju par une mystification apparue à l’été 1962. Ils rapportent que l’affaire a été présentée à l’opinion française par le préfet de police et le gouvernement, en tout cas le Premier ministre Michel Debré, le ministre de l’Intérieur Roger Frey, comme étant une nécessaire réponse à une vague d’"attentats terroristes". Or, à l’examen des faits, des témoignages de victimes et d’observateurs, des documents disponibles, on se rend compte que les négociations d’Evian s’étaient ouvertes en mai 1961, et que personne au sein du GPRA n’envisageait de les compromettre en déclenchant une vague de terrorisme. On est dans un contexte où tout le monde tourne ses espoirs vers une sortie de la guerre. Or, le gouvernement français est divisé sur cette politique algérienne du général de Gaulle et notamment le Premier ministre, Michel Debré. Dessaisi du dossier algérien, et n’ayant en mains que la question du maintien de l’ordre, il va lancer une répression notamment dans le département de la Seine en remplaçant le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux, Edmond Michelet, pour faire une guerre à l’immigration et au FLN alors que de Gaulle décrète un cessez-le-feu unilatéral.

La violente répression de la manifestation par la police de Paris s’expliquerait-elle par la volonté de faire capoter les négociations en cours ?

Dès le 17 octobre 1961 au soir, la Préfecture de police annonce qu’il y a eu des affrontements armés entre manifestants et policiers alors que cela ne correspondait pas à la réalité.

Vous écrivez dans La triple occultation que les responsables algériens avaient aussi fait le silence sur la manifestation du 17 Octobre 1961 et sa répression. Pour quelles raisons ?

Plusieurs éléments sont à l’origine du silence algérien. D’abord parce que c’était une initiative qui est partie de la base de l’immigration, d’un ras-le-bol de la brutalité policière et de l’arbitraire qui la frappait depuis plusieurs semaines, une initiative qui n’était pas programmée à Tunis. Les dirigeants du FLN ont été surpris par cette initiative qui a, d’une certaine manière, perturbé leur calendrier. Le mot d’ordre de la direction nationale du FLN était de marquer l’anniversaire du 1er Novembre.

Les dirigeants du FLN ne voyaient-ils pas que le couvre-feu imposé aux Algériens, le 5 octobre 1961 par le préfet de Paris, était contraignant et humiliant et que cette mesure appelait une réaction, voire une riposte ?

Le comité directeur en Allemagne était informé, il avait compris la demande de feu vert pour l’organisation de cette manifestation de boycottage de couvre-feu par les responsables parisiens du FLN, il accepte cette initiative en insistant sur le caractère pacifique de la manifestation et transmet l’information à Tunis. La manifestation est encadrée par la Fédération de France du FLN. Du côté de Tunis, de l’état-major des frontières, la préoccupation était avant tout de ne pas gêner les négociations pour l’indépendance.

Il y a un autre élément pouvant expliquer l’occultation des responsables de l’Etat algérien nouvellement indépendant, c’est le fait que pendant la crise de l’été 1962, les leaders de la Fédération de France sont majoritairement favorables au GPRA.

Le couvre-feu a-t-il été le seul élément à l’origine de la manifestation du 17 octobre 1961 ?

Dans un débat organisé par Médiapart, Sylvie Thénault (historienne,) avait employé le terme de "pic dans une politique de répression", venant couronner une répression qui courrait depuis la fin du mois d’août 1961, soit depuis que Michel Debré avait obtenu le changement du garde des Sceaux Edmond Michelet et son remplacement par Bernard Chenaud. La répression devenait de plus en plus intolérable, ce qui fait que la manifestation était dirigée contre le couvre-feu mais aussi contre tout ce qui avait précédé.

Une "terreur d’Etat" à laquelle vous faites référence...

On peut parler de terreur d’Etat. Après le 17 octobre, pour comprendre, certains journalistes, certaines personnalités, sont allés sur les lieux de vie des Algériens, comme Marguerite Duras qui, dans France Observateur de l’époque, rapporte avoir été au bidonville de Nanterre et y avoir interrogé des habitants qui lui rapportent qu’ils vivent «une vie terrorisée», une "terreur d’Etat".

Les réactions de la presse, des partis politiques, de l’opinion publique ont été tardives...

Il y a eu peu de réactions de la part de la principale force organisée de la gauche française, le Parti communiste et la CGT qui, à cette époque, lui était très liée. Dans le communiqué que la CGT publie le lendemain et que je cite, la centrale syndicale se prononce pour des protestations sur les lieux de travail mais pas pour une manifestation nationale. Il y a une faillite de la part de grandes institutions de la gauche française.

Le texte de Marcel et Paulette Péju n’a jamais été publié dans son intégralité. Pourquoi ?

Le texte devait paraître chez Maspéro à l’été 1962, et dans le contexte de la crise interne au FLN, le gouvernement de Ben Bella demande à ce qu’il ne paraisse pas.

Quel éclairage nouveau apporte ce texte qui vient d’être publié dans son intégralité à la compréhension de la manifestation du 17 Octobre 1961 et de sa répression ?

Ce texte montre que la manifestation était certes contre le couvre-feu, mais aussi contre tout ce qui avait précédé depuis la fin du mois d’août. Il insiste aussi sur la volonté de réagir. Le troisième élément c’est la manifestation des femmes du 20 octobre.

Ce rôle est assez méconnu...

Montrer que l’immigration a joué un rôle important dans l’histoire du mouvement national algérien depuis son début jusqu’à l’indépendance ne cadre pas trop avec l’accent mis sur la résistance de l’intérieur, les maquis, avec ce qu’on peut dire le discours officiel des années qui ont suivi l’indépendance lié à une certaine vision de l’identité algérienne. Cela montre que d’autres apports, comme celui de l’immigration, ont été très importants dans la réalisation de l’indépendance. Une fédération du FLN où les femmes ont joué un rôle important cela ne va pas très bien avec le rôle assigné aux femmes après l’indépendance dans la société algérienne. Il y avait une section féminine importante dans la Fédération de France du FLN qui avait des publications et dont l’une des responsables était l’épouse de Rabah Bouaziz.

Le moment est mûr pour sortir des non-dits et des occultations...

Le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie peut, peut-être, servir à cela. Et de ce point de vue-là, il y a un réveil de la mémoire des associations de l'immigration algérienne en France, des enfants issus de cette immigration comme Mehdi Lallaoui, Yasmina Addi qui, par des récits de famille, ont fait ce travail à travers des films, des livres. Le temps est-il peut-être venu de lever un certain nombre de tabous, de non-dits ou de simplifications et instrumentalisations de l’histoire.

Sur cette période, toutes les archives sont-elles ouvertes aujourd’hui ?

Il y a encore des archives qui sont soumises à dérogation et ne sont pas facilement consultables, ou consultables depuis peu de temps. Le fonds Michel Debré, par exemple, est soumis à dérogation. Dans le texte qui suit celui de Marcel et Paulette Péju, je me suis servi d’une étude qu’avait faite Dominique Borne sur les rapports de Debré avec Edmond Michelet. Il y a des documents qui ont été détruits à la préfecture de police, mais quand il y a des destructions, on peut identifier le contenu.

Nadjia Bouzeghrane

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Commentaires (2) | Réagir ?

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algerie

merci

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