Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008) : "Décrire la guerre des Talibans comme un spectacle ne m'intéresse pas"

Rencontré au FELIV ( Festival du livre et de la jeunesse) tenu à Alger le mois de juin dernier, Atiq Rahimi, écrivain afghan vivant à Paris parle de son roman Syngué Sabour – Pierre de Patience, Prix Goncourt 2008. Ce roman perce l’intime d’un couple afghan en pleine guerre des Talibans…
Syngué Sabour – Pierre de Patience, roman de l’écrivain afghan Atiq Rahimi ( ed.P.O.L, Prix Goncourt, 2008)
Huit clos d’une jeune femme afghane humiliée
L’expression persane qui donne son titre au texte et traduite par « Pierre de patience » désigne la pierre magique et sacrée de la Kaâba, la pierre noire autour de laquelle, des millions de pèlerins tournent depuis l’avènement de l’Islam, se confient secrètement à elle, implorant miracle et pardon. Le mythe de Syngué Sabour n’apparaît dans le roman que vers la moitié du récit, dans la révolte d’ une jeune femme afghane qui veille son mari, Taliban, blessé…
L’inertie, l’immobilité, économie du mouvement des personnages saisissent d’emblée le lecteur. Quelque part, dans un pays en guerre, que l’on devine, par quelques touches vestimentaires – le turban – et quelques mots persans utilisés en italique en plus du titre – être l’Afghanistan, une scène, la même scène constitue le seul décor physique et psychologique : dans une maison sans cesse menacée par les chars ( des militaires) et dans le jardin de laquelle viennent se cacher et riposter les résistants ( les talibans, sans doute, que l’auteur ne désigne pas par ce terme de l’actualité politique) un homme est entre la vie et la mort. Il est inerte, une balle lui a transpercé la nuque et s’y est logée. Son épouse est à son chevet, ses deux filles souvent réfugiées dans la cave de crainte des bombardements ou de balles perdues. La femme est jeune. Elle est suspendue aux gouttes à gouttes du tuyau d’eau sucrée salée enfoncé dans la bouche ouverte du blessé. Elle est suspendue à ses souffles imperceptibles qui rythment sa vie par l’invocation des quatre-vingt dix-neuf expressions de Dieu par lesquelles elle l’implore.
Mais, elle n’est pas à son chevet pour le pleurer. Ce moribond, squelettique, décharné, les yeux fixés sur le néant, tantôt ouverts sur le vide, tantôt fermés, n’a jamais été, en vérité, un mari, ni elle son épouse. Fiancée à lui, il lui a préféré l’arme, le combat, devenir le héros, l’âme de la résistance. Mariée, elle est restée vierge chez sa belle famille attendant le retour de celui qui ne jure que par son kalachnikov. Ce qu’elle ne pouvait dire de front à son combattant de mari qu’elle a pourtant initié à l’amour charnel lors d’une nuit de noce maladroite, durant laquelle l’homme a cru avoir défloré sa « mariée » en confondant le sang pur de l’hymen de la virginité au sang impur des menstrues, sa langue enfin se délie, transgresse les silences imposés et déverse par son « je » qui tisse le récit d’une vie d’humiliations subies qu’elle vomit à la face du mort vivant, sans haine cependant, avec, plutôt, de la pitié pour cet être au corps chancelant dont la vie est suspendu à la poche de l’eau sucrée salée. Il est loin le temps où il s’est cru, mâle viril et sadique, fort de sa barbe, de son turban et de son arme de résistant aux chars, le maître absolu ayant droit de vie et de mort, du corps de son épouse à laquelle que de fois il ordonne : « cache ta viande ».
Un corps qu’il entend être son esclave mais auquel il a été incapable de donner le plaisir sensuel et sexuel. Elle lui parle maintenant sans gêne ni retenue, ni crainte d’être battue. Elle ose même lui caresser la barbe, presser ses lèvres contre les siennes car il ne l’a jamais embrassée, caresser sous les chiffons qui recouvrent ses jambes squelettiques, son sexe qui ne réagit. Ce corps, sous des dehors imposant, arborant barbe fournie, yeux teints de Khôl, le turban lui cachant la moitié du visage, arborant son arme de héros ennobli, est, dans l’intimité, gauche, faible, impuissant et stérile. L’épouse virtuelle qu’elle fut déballe tout, sans aucune pudeur, sans retenue d’aucune sorte. Elle est seule face à lui. Elle peut le tuer, le jeter dans la cave, le dénoncer aux soldats des chars qui viennent déverser leur obus aux alentours immédiats de la maison dont les murs d’enceinte sont détruits par les bombardements. Elle ne fait rien de cela pourtant. Elle surveille le goutte-à-goutte des sucrées salées, lui met chaque matin des gouttes de collyre pour nettoyer ses yeux, lui fait une toilette sommaire, lui change de drap. Et, elle se surprend à aimer cet étranger qui fut son mari, son tortionnaire de l’intime, cet être maintenant si fragile, entre ses mains et sa parole enfin libérée de toute muselière. Elle lui apprend que ses deux filles ne sont pas de lui, qu’elles sont le fruit d’un stratagème monté sur les conseils de sa tante maternelle, devenue prostituée à force de maltraitance.
Elle est accusée d’être stérile, n’ayant pas d’enfants après une dizaine d’années de mariage. Pour éviter le divorce et être rejetée par sa propre famille dont le père, éleveur de cailles de combat avec lesquelles il engage des paris qui, l’ayant ruiné, n’a pas hésité un seul instant, pour payer ses dettes, à « offrir » une de ses filles, l’aînée, à un autre parieur de trente ans son aîné, elle a fait donc croire à sa belle-mère, que les amulettes miraculeuses d’un taleb vanté dans les maisons des femmes, guérissait de la stérilité. Ce taleb n’était autre qu’un souteneur de maison close qui, lui aussi, gauche et inexpert en amour, guérit ses patientes, en leur faisant l’amour, les yeux bandés, sans parler, dans le noir, en mâle reproducteur sur plusieurs « consultations » et « délivrances » d’amulettes.
Alors que les bombardements s’intensifient autour de la maison, au moment où la femme s’est réfugiée dans la cave avec ses enfants, deux combattants armés pénètrent dans la chambre, la fouille de fond en comble, enlève au moribond son anneau de mariage, lui donne des coups, reconnaissent qu’il est des leurs et sortent. Un autre jour, c’est un garçon de seize ans qui y pénètrent croyant avoir affaire à une prostituée. Il la menace de son arme non sans lui tendre quelques billets de banque. Elle se donne à lui, mais le jeune homme s’effondre en larmes, incapable de la pénétrer. La même scène se répète les jours suivants dans le couloir. Elle se confie à son homme blessé lui rappelant que quand il avait l’âge de ce jeune amant de passage, il était tout aussi maladroit. Elle l’appelle maintenant sa « Syngué Sabour », sa pierre de patience dont elle attend peut-être rédemption, faite d’immobilité et de sevrages des choses magiques de la vie. Le mythe de la Pierre Noire, idolâtrée, prend le relais de ce soliloque féminin qui met à nu l’intime d’une société machiste qui couvre le corps de la femme parce qu’il en a peur. Texte de l’intimité sexuelle, d’une sensualité à fleur de mots, « Syngué Sabour » dévoile les interdits socio culturels des sociétés musulmanes, rongées par l’intégrisme, dont sont victimes les femmes, à leur naissance. L’homme se lève, Ö miracle, la prend par le bras, la jette contre le mur, la relève, la piétine, l’agrippe par les cheveux. Elle voit le Khandjar suspendu au mur, elle s’en saisit et l’enfonce dans la poitrine d’homme qui reprend sa place de moribond sur le matelas…
Évitant toute référence au discours idéologique, la voix de l’intime féminin prend à rebours les idées reçues sur la vie « cachée » des femmes de l’Afghanistan ou d’ailleurs, qui aiment, désirent, dévoilent leur beauté et leur charme, veulent s’instruire, être embrassées comme dans les films indiens, malgré toutes les humiliations qu’elles subissent. Atiq Rahimi prend, dans ce roman d’une rare beauté esthétique, proche d’un film intimiste, le contre-pied du regard souvent tronqué et indigéniste, de l’Occident, sur les femmes oubliant qu’elles tiennent des perles rares de la civilisation persane.
L'Entretien
Atiq Rahimi: "Décrire la guerre des Talibans comme un spectacle ne m'intéresse pas"
De tous vos romans, Syngué Sabour – Pierre de patience est le seul que vous avez écrit directement en français. Quelles en ont été les motivations ?
Atiq Rahimi : Au début, quand j’ai commencé à écrire Syngué Sabour, je ne m’étais pas posé la question de l’écrire en français ou en persan. Je vous avoue que j’étais encore dans mes insomnies minables et interminables lors d’un festival en Asie. C’était à la suite de l’assassinat de Nadia Anjuman, une poétesse afghane ( La police découvrait le corps inanimé de Nadia Anjuman déjà célèbre pour ses vers poignants sur la malédiction d'être femme en Afghanistan. Elle avait été battue à mort par son mari le 4 novembre 2005 à leur domicile de Herat au nord-ouest du pays. Aujourd'hui, l'affaire est classée avec la mention "suicide" et son époux élève librement leur petite fille, tandis qu'à l'étranger, ses poèmes en langue dari, langue sœur du persan, sont traduits dans plusieurs langues. NDLR) J’étais invité dans la ville de la poétesse. Une semaine avant, j’avais reçu un coup de téléphone m’annonçant l’annulation de la réunion en raison de cet assassinat. Très en colère, j’avais écrit et publié en France une lettre ouverte. Quelque »es temps après, je suis rentré en Afghanistan, j’avais rencontré la famille de la poétesse. Son mari qui était en prison s’était injecté de l’essence dans les veines pour se suicider. Il était dans le coma à l’hôpital. J’ai été le voir. On ne m’a pas permis de l’approcher. Je l’ai vu de loin et, à ce moment là, je me disais que si j’étais une femme, je serais resté au chevet de cet homme pour lui parler. Cette histoire de Syngué Sabour était en moi. Quand je suis parti en Corée, pour un festival de cinéma, la première phrase est sortie en moi, en français et j’’ai continué. Au début, j’ai hésité, j’ai essayé d’écrire en persan, ça ne marchait pas. J’ai continué en français. Je me demandais pourquoi cette histoire ne sortait pas dans ma langue maternelle.
Et pourquoi ?
Avec le recul, je peux en donner quelques unes : je parle de la sexualité, je brise quelques tabous, on n’ose pas parler de la vie intime de couple dans sa langue maternelle, de l’ordre personnel. Autre raison : j’écrivais mes romans en persan parce que je ne pouvais pas rentrer chez moi en Afghanistan. De fait, ma langue maternelle était le seul lien entre mon pays et moi. Mais à partir de 2002, avec la chute des talibans, je suis rentré en Afghanistan et, une fois dans mon pays, après 18 ans d’exil, je retrouvais ma culture, mes racines, ma langue. De retour en France, je ne pouvais plus écrire en persan. Il y eut une sorte de blocage. J’avais besoin d’une autre langue d’autant que, après 2002, je ne me sentais plus en exil puisque je pouvais retourner quand je le voulais en Afghanistan. Je ne pouvais plus être un exilé dans ma culture, mes racines, mais un exilé dans ma langue. Autre chose : avec les trois livres que j’ai écrits en persan (Terre et cendres, Paris, P.O.L., 2000, Les Mille Maisons du rêve et de la terreur, Paris, P.O.L., 2002 et Le Retour imaginaire, Paris, P.O.L., 2005. NDLR ) , j’ai perdu mes doutes et mes incertitudes. J’écrivais dans ma langue natale et cela m’embêtait. J’eus le sentiment que j’avais perdu cette innocence et je me suis lancé dans l’écriture en français parce que je voulais écrire comme si je venais tout juste d’apprendre à lire et à écrire. C’était la raison la plus intime, inconsciente en moi. J’aime douter d’un mot, d’une phrase, d’une construction de phrase et chercher le mot, son origine. Je me suis rendu de ce phénomène quand j’ai écrit Maudit soit Dostoïevski ( Dans ce roman, Atiq Rahimi ne quitte pas le chaos afghan : la mort de son frère communiste, son exil, et le combat entre justice divine et justice des hommes. L'écrivain franco-afghan nous livre un « Crime et châtiment » en terre musulmane. Ed. P.O.L. 2011. NDLR ) . Et j’ai découvert à quel point je m’attachais à la valeur de chaque mot, à la construction de chaque phrase. Il me fallait chercher et si je ne le faisais pas, mes mots se perdaient. Je crois que la littérature, c’est faire dire aux mots ce qu’ils n’ont pas encore dit.
Dans Syngué Sabour, les lieux, les noms de personnages sont gommés. Les références aux talibans sont évasives. Pourquoi ce flou ?
La littérature n’est pas le reflet d’un monde en dehors de nous. Ce n’est pas la réalité pure et dure. L’écrivain thèque Milan Kundera définit très bien ce phénomène. L’art du roman ne consiste pas à décrire la réalité mais la possibilité de celle-ci. L’histoire est, certes, présente, mais cette histoire s’inscrit dans un espace temps d’une réalité humaine singulière. La littérature parle d’un monde possible, d’une possibilité historique et humaine qui touche au corps humain mais aussi à l’histoire, à la sociologie. Kafka et d’autres grands écrivains comme lui prévoyaient les choses. Ils ont écrit des œuvres prophétiques car ils ne réfléchissaient pas à la réalité mais à la possibilité humaine et c’est celle-ci qui nous ouvre la voie vers l’imaginaire et l’avenir.
J’écris quelque part en Afghanistan ou ailleurs, peu importe. Le contexte historique est très important pour chaque individu dans l’Histoire. Mais en même temps, c’est une sorte d’exercice de défi dans un pays comme l’Afghanistan en trente ans de guerres successives. Ainsi, peu importe ces guerres car malheureusement, toutes les guerres se ressemblent. Maintenant quand je lis d’autres livres sur les tragédies d’autres pays comme l’Algérie, j’y retrouve vraiment l’Afghanistan.
Peut-on établir un parallèle entre la tragédie des années 1990 décrite dans le roman algérien et vos romans sur le drame de la guerre en Afghanistan ?
J’ai lu Les Ailes de la Reine de l’écrivain algérien Waciny Laredj (Ed. Sundbad, Actes Sud, 2009. NDLR), j’y ai retrouvé ce qui s’est passé dans mon pays au début des années quatre vingt dix avec les fondamentalistes, les inquisiteurs, les Moudjahiddines qui fermaient les bars, les restaurants, qui interdisaient aux femmes de sortir, interdisaient la poésie, la musique. La guerre, peu importe. Ce qui est important, c’est l’histoire d’un individu dans cette guerre. Décrire la guerre comme un spectacle ne m’intéresse pas. Je dis toujours, cinéaste que je suis, entre montrer une maison détruite par un bombardement et le visage de celui qui regarde sa maison détruite, je choisis ce visage. La souffrance de cet homme est plus importante que les ruines de la demeure qui est un spectacle commun à toutes les guerres. Le contexte géo politique, ce que je décris dans Syngué Sabour peut se retrouver ailleurs, dans une autre guerre, aujourd’hui. L’important, pour moi, c’est le destin de l’individu.
Rachid Mokhtari
Bio-express
Atiq Rahimi est né le 26 février 1962 à Kaboul, en Afghanistan. Romancier et réalisateur de cinéma, il vit la guerre d'Afghanistan de 1979 à 1984, puis il se réfugie au Pakistan. Après avoir demandé l'asile politique à la France, il obtient son doctorat en audiovisuel à la Sorbonne. Pendant ce temps, son frère, communiste, resté en Afghanistan, est assassiné en 1989, mais Atiq Rahimi n'apprend sa mort qu'un an plus tard . Son premier long-métrage a obtenu le Prix du Regard vers l'Avenir. Contrairement à ses trois premiers romans écrits en persan, Syngué sabour. Pierre de patience est directement écrit en français Il réside à Montrouge dans les Hauts de Seine. Il a reçu le Prix Goncourt le 10 novembre 2008 pour son roman Syngué sabour. Pierre de patience1
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