Où va la Turquie ?

Où va la Turquie ?

Après 2012, les États-Unis vont se dégager progressivement de l’Irak et de l’Afghanistan et perdre leur position hégémonique au Moyen-Orient. Le premier ministre Erdogan entend occuper ce vide en refondant l’Empire Ottoman. Cette entreprise qui intéresse les peuples du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ?la régence d’Alger était turque en 1830 ?suscite ces quelques réflexions sur un problème non réglé : celui des Kurdes que comme les Palestiniens luttent pour obtenir un État souverain.

Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan rêve d’une Turquie, en "étoile polaire du Moyen-Orient". Il escompte refonder l’empire ottoman en proposant comme modèle le Parti de la justice et du développement (AKP) dont les forces sont dans l’ordre "sa tradition musulmane", son "dynamisme économique" et son "gouvernement démocratique". Ce modèle s’est largement répandu de Rabat à Amman et les mouvements islamique l’ont adopté pour se démarquer de l’islamisme radical et se présenter comme un mouvement analogue à la démocratie chrétienne allemande. Il en est ainsi de l’islamiste tunisien Rachid Ghannouchi qui a comparé son parti, Ennahda à l’AKP, approuvant même le code du statut personnel tunisien Au Maroc, en Irak et en Syrie, l’AKP est le modèle à suivre. En Égypte, les Frères musulmans s’en inspirent et pour Tariq Ramadan, petit-fils de son fondateur, "la Turquie démocratique est un exemple à suivre".

En rupture avec la politique de modernisation de Mustapha Kemal (abolition du sultanat et du califat, la cité de l’État et de la société), Erdogan veut faire table rase des identités de ses différents peuples, discriminer les minorités (catholiques, Assyriens, Chaldéens et protestants), faire l’impasse sur les minorités confessionnelles et ethniques au sein de l’islam (les alevis, les confréries soufies, les Kurdes, les Albanais, etc.), faire de la question palestinienne un ciment de cette construction pour éradiquer la tumeur israélienne. La rupture avec Israël s’explique pour deux raisons principales : la recherche d’une relation étroite avec l’Égypte où 78 % de Cairotes, selon un sondage, souhaitent que la Turquie "devrait jouer un rôle plus important dans la région" et le débat sur la question de l’État palestinien ouvert à l’ONU. Quant à la question kurde, Erdogan entend la régler, selon la tradition turque, en bombardant les partisans du PKK, jusque sur le territoire irakien, en alliance avec l’Iran qui mène la même guerre contre les Kurdes du PJAK (une excroissance iranienne du PKK) en les bombardant sur le territoire irakien, sans aucune protestation des différents pays de l’ONU qui diabolisent Israël. Il convient donc d’expliquer pendant le débat qui s’ouvre sur la Palestine, à moins d’être pour "deux poids, deux mesures", que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas à géométrie variable et qu’il faut dans le même temps revendiquer pendant ce débat et cette assemblée débat, le droit pour aux Kurdes qui luttent pour un Grand Kurdistan libre.

La question kurde

Les Kurdes constituent par excellence une nation, mais une nation écartelée, parmi les plus importantes du Moyen-Orient, le terme "nation" étant employé dans son acceptation originelle et sociologique et non pas dans celui d’État. Comme telle, une nation se compose d’un pays, d’un peuple stable qui l’habite, historiquement constitué, parlant la même langue, ayant ses rapports économiques et sociaux internes, une formation psychique, une conscience collective et une culture nationale.

Fruit en quelque sorte de la nature, une nation tend naturellement, puis consciemment par un mouvement national organisé, à un certain stade de son évolution, à se constituer en État qui serait alors national, sans doute le type idéal de l’État, de par sa justification morale et sa stabilité politique, l’aboutissement normal et la consécration juridique d’une communauté nationale. Un État multinational, quelle que soit sa constitution, ne se justifie moralement et n’est stable politiquement que dans la mesure où il est le fruit de la volonté librement exprimée des éléments nationaux ou régionaux qui le constituent, l’expression même traduite dans les faits, de leur égalité en droits, en tant que personnes morales collectives. Dans le cas contraire, l’État multinational ne peut être que le fait de la conquête et de la force qui se maintiendra par la seule contrainte employée par l’élément national majoritaire sur les autres, jusqu’au jour de sa désintégration en États nationaux. Le Kurdistan, pays des Kurdes, est un vaste territoire montagneux, entrecoupé de vallées riantes et fertiles, d’un seul tenant, d’une superficie de près de 500 000 km2, presque égale à la France. Riche en cours d’eau, dont le Haut-Tigre, le Haut-Euphrate, le Grand et le Petit Zab, en ressources naturelles (minerais, pétrole) et agricoles, il est couvert de grandes forêts, surtout de chênes. Sa population compte environ 35 millions d’habitants, dont plus de 12 millions de citoyens turcs.

Depuis les divers accords de paix consécutifs à la première guerre mondiale, le Grand Kurdistan se trouve politiquement partagé, après avoir été solennellement promis à l’indépendance par le traité de Sèvres, entre la Turquie, l’Iran et l’Irak avec des prolongement territoriaux en Syrie septentrionale et en Transcaucasie soviétique. Le Kurdistan, c’est la Pologne du Moyen-Orient, la Pologne opprimée et écartelée mais militante et confiante dans sa destinée.

Nature et actualité de la question kurde

Le problème kurde n’est point une "question de police", une "affaire de banditisme" comme l’affirment les gouvernements des États qui se partagent le Kurdistan lors des révoltes nationales déclenchées par ce peuple. Le problème kurde n’est point "une question sociale, de culture ou d’ordre religieux", le fait "d’une féodalité réactionnaire", d’une "société arriérée de tribus". Le mouvement kurde n’est pas le fait de "l’étranger" comme le prétendait Ankara, pour qui la révolte de 1925 était "fomentée par l’Angleterre" et la République kurde de Mahabad et les mouvements kurdes de 1946 à 1961 comme des "instruments de Moscou". Précisons que le général Mustapha Barzani "un mollah rouge" avait acquis son titre dans l’armée soviétique et non pas dans celle de Mahabad.

Le problème kurde n’est pas une question de minorité qui pourrait être résolue par l’octroi de certains droits culturels spécifiques. Certes, les Kurdes constituent numériquement une nationalité minoritaire par rapport à la population totale de chacun des États qui se partagent leur pays. Ils sont moins nombreux en Turquie, que les Turcs, en Iran que les Persans, en Irak et en Syrie que les Arabes. Mais chez eux, au Kurdistan, ils constituent l’écrasante majorité de la population, un ensemble ethnique et national homogène, de dimensions considérables.

Le mouvement national kurde représente sur l’échiquier moyen-oriental un facteur politique essentiellement progressiste. D’abord par ses objectifs fondamentaux : faire cesser l’oppression, rénover la culture nationale et développer sa personnalité. Ensuite, par les régimes qui s’y opposent, enfin par son contenu social et économique : en se démocratisant, le mouvement kurde a inclus dans son programme la satisfaction des aspirations de la jeunesse, des femmes et des populations laborieuses.

Résumons : le nationalisme kurde est fondé sur le droit de tous les peuples et de toutes les nations de disposer librement de leur sort et de leurs ressources, tel que l’ont défini les Nations unies dans la résolution du 16 décembre 1952. Il plonge naturellement ses racines dans le passé, dans le substratum historique et l’héritage culturel du Kurdistan, tout en voulant s’inscrire dans son siècle. Ce qu’il importe de dire, c’est qu’une nation kurde existe, luttant pour sa libération nationale. Qu’était l’Allemagne avant Bismarck ou au XVIIIe siècle, sinon un ensemble d’États autocratiques, l’Italie avant Garibaldi, la Bohème sous l’Empire austro-hongrois, les pays arabes eux-mêmes sous l’Empire ottoman ?

Jacques Simon

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