Benjamin Stora "Le régime algérien fait preuve de myopie"

Benjamin Stora
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Benjamin Stora, universitaire spécialisé sur le Maghreb et historien, explique dans cet entretien que les dirigeants algériens donnent l'impression de ne pas tenir compte de la nouvelle donne géopolitique.

Comment expliquez-vous l'ambiguïté du pouvoir algérien à l'égard du conflit libyen?

Benjamin Stora : Elle n'est pas le produit d'une doctrine clairement définie au sommet de l'État. Elle révèle plutôt des atermoiements, des peurs dissimulées sur la conduite à suivre. Il y a aussi des raisons historiques. La matrice culturelle du régime algérien a peu changé depuis l'époque Boumediene. Le fer de lance de la diplomatie algérienne, c'est encore en grande partie l'anti-impérialisme des années 1970. Cela peut paraître difficile à croire, mais les dirigeants algériens donnent l'impression de ne pas tenir compte de la nouvelle donne géopolitique, qu'il s'agisse de la chute du mur de Berlin, de la fin de la guerre froide, de l'élection de Barack Obama… Ils analysent les relations internationales à l'aune de critères révolus, ils se veulent en quelque sorte fidèles à un monde disparu et du même coup font preuve de myopie. À cela s'ajoute la personnalité du président Bouteflika, qui a été longtemps le chef de la diplomatie de Boumediene et qui, à ce titre, a très bien connu Kadhafi. Même si les deux hommes ont eu des différends importants ces derniers temps, en particulier sur les rébellions sahariennes, ils appartiennent à la même génération de combat politique. Le deuxième facteur qui explique cette ambiguïté, c'est un nationalisme exacerbé qui rejette le principe du droit d'ingérence. Enfin, un certain nombre de responsables algériens redoutent que ce printemps arabe ne fasse le jeu d'un islam radical qu'ils ont combattu tout au long des années 1990.

Mais la chute de Ben Ali, de Moubarak, de Kadhafi et bientôt peut-être de Bachar el-Assad a de quoi ébranler les dirigeants algériens…

Il est clair que le pouvoir est divisé sur la conduite à adopter. Le courant conservateur tient la corde, mais il ne représente pas forcément l'armée. Il y a des islamo-conservateurs ou de vieux nationalistes arabes qui sont toujours au pouvoir, qui s'accrochent au passé et qui ne comprennent pas les aspirations aux changements de la jeunesse arabe, en particulier de la jeunesse berbère, nombreuse, éduquée et à l'affût des bruits du monde.

L'Algérie peut-elle échapper au printemps arabe?

Pour la plupart des Algériens, les réformes promises régulièrement par le gouvernement relèvent de l'effet d'annonce. Face à l'immobilisme du régime, il y a une aspiration très forte au changement. Mais le rythme de ce changement ne sera pas le même. Les Algériens ont déjà beaucoup donné dans le passé. La guerre d'indépendance, le printemps berbère, l'instauration du multipartisme en 1988… Le traumatisme de la guerre civile des années 1990 pèse toujours sur la société algérienne. Les Algériens savent aussi par expérience que la chute d'un chef d'État n'entraîne pas forcément la chute de l'appareil qui le soutient. C'est encore plus vrai en Algérie, où le pouvoir est beaucoup plus opaque, complexe et sophistiqué qu'ailleurs à cause notamment de la manne pétrolière, des groupes d'intérêts qui en vivent et du clientélisme qu'elle génère. Et puis l'Algérie est un grand pays, cinq fois la France, 36 millions d'habitants contre moins de 8 millions en Libye.

Un espace immense et une population hétérogène qui se compose de Sahariens, de Mozabites, de Kabyles, d'Algérois, d'Oranais qui ne marchent pas forcément du même pas. En outre, l'Algérie est un pays très riche et le pouvoir dispose de ressources financières considérables de nature à empêcher qu'un mouvement de revendications sociales ne se transforme en contestation politique. Malgré cela, les Algériens sont de plus en plus choqués par la répression en Syrie, suivent avec intérêt le processus de démocratisation en Tunisie, et craignent également un possible isolement de leur pays sur la scène internationale. Comment, dans ces conditions, ne pas croire à un changement démocratique en Algérie?

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Commentaires (14) | Réagir ?

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Hawa Nassim

C'est qu'il ne veut même pas voir ni entendre ce qui se déroule dans le monde. Une momie de président qui ne quitte jamais ses certitudes.

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Kacem Madani

Myopie est un terme bien indulgent envers ce pouvoir de papys FLiN-tox. Le vocable qui convient le mieux est celui de cécité totale. Le pouvoir d’Alger (illégitime, est-il besoin de le rappeler ?) est dans une bulle. Atteint d’un autisme chronique, il n’entend ni ne voit ce qui se passe à l’extérieur de son petit monde.

Son mode de fonctionnement est figé aux slogans révolutionnaires de l’époque Che-Guevara et de l’anti-apartheid, s’obstinant à ne pas prendre la moindre mesure de ce monde en perpétuelle mutation et des jeunesses du monde sevrées de leur soif de rapprochement par des régimes totalitaires aveuglés par le pouvoir.

Pourtant, fût-ce vraiment un hasard que le mur de Berlin s’effondre à un an d’intervalle du soulèvement quasi général chez nous ? En une journée, celle du 5 octobre 88, tout le système a failli s’effondrer, et en une nuit, celle du 9 novembre 89, le mur de la honte fût détruit. Même si les formes de ces deux événements historiques sont différentes, ils possèdent un fond commun, celui du combat des hommes pour s’affranchir de leurs bourreaux. Si le mur de la honte représentait le symbole matériel de la bêtise humaine, le pouvoir répressif du FLN symbolisait, et symbolise toujours, la facette sournoise d’une déchéance collective, incarnée par une Hogra de masse dont il était urgent d’en ébranler l’édifice.

Malheureusement, si concernant le mur de la honte, les allemands de l’est et de l’ouest ont fait concourir leur efforts pour venir à bout de toute la symbolique de division en réunifiant les 2 Allemagnes et reconstruire un pays fort, les pierres du mur FLN qui se désagrégeait très vite sous une forte pression populaire, à la fin de l’ère Chadli, ont été récupérées par la petite famille révolutionnaire pour construire un autre édifice encore plus redoutable, celui de l’islamisme radical, représenté par le FIS, un parti illicite que le pouvoir a légalisé en désavouant ses propres lois !

L’islam radical avait été vaincu pendant la courte période Zeroual. Car les seules élections propres auxquelles le peuple avait souscrit en masse, avec enthousiasme, une euphorie enchanteresse, pour opposer aux yeux du monde un niet catégorique à l’islamisme, furent celles de 1995. Il a fallu moins de 3 ans pour sacrifier tout cet espoir collectif, le transformer en cauchemar et en confisquer les acquis au profit d’une meute vorace. Tous les espaces d’expression sont ainsi verrouillé mais on a laissé insidieusement se développer au sein d’une société droguée par un message idéologique incontrôlé, un islamisme sournois, pourtant balayé par le peuple, il y a déjà 15 ans.

C’est vrai que « la jeunesse arabe, en particulier de la jeunesse berbère, nombreuse, éduquée et à l'affût des bruits du monde » peut constituer une vague magnifique pour arrimer les mondes occidentaux et orientaux, surtout maghrébins, et en faire des univers complémentaires et non plus des mondes en opposition perpétuelle. A cet égard, l’image de ce jeune combattant libyen s’acharnant sur la statue de la main de Kadhafi agrippant un avion américain et qui énonce « Nous ne voulons plus être isolés du monde ! » est plus que prometteuse.

Quant à l’avenir proche ou lointain de l’Algérie, j’aimerais bien partager l’optimisme de Benjamin Stora qui conclue « Comment, dans ces conditions, ne pas croire à un changement démocratique en Algérie? », mais les événements récents de l’histoire de mon pays, ne peuvent que pousser à une certaine inquiétude, surtout quand on voit la multiplication de fronts de changement qui n’hésitent pas à afficher avec arrogance une bannière islamiste et défendre l’idée d’un retour du FIS.

On a "combattu" l'islamisme politique au prix de 200. 000 vies humaines tout en encourageant la prolifération d'un islamisme social collectif encore plus dangereux car bien plus difficile à endiguer ! Et le destin de l'Algérie peut se résumer en une phrase célèbre du journaliste Hachemi Souami, lequel, après avoir lu une série de dépêches stériles sur les activités de Boumediène, lance un « et maintenant passons aux choses sérieuses !» subtil. L'Algérie n'est jamais passée aux choses sérieuses, coincée dans des discours infantiles et arrogants de la part d’hommes politiques qui se référent, en guise d’argumentation stérile, à des ablutions (Belkhadem sur le CNT Libyen qui accusait l'Algérie de complicité avec le régime de Kadhafi) ou à des toilettes malpropres (Ghalmallah sur le mensonge de Dieu).

Comment s'étonner dès lors de la dérive du pays quand ceux qui détiennent les rênes de notre avenir débitent une phraséologie aux allures d’immaturité déconcertante ? Quelle démocratie peut-on espérer construire avec de tels ignares, lesquels nous prennent pour des imbéciles ? Ne viennent-ils pas de le prouver encore une fois en invoquant des raisons humanitaires pour accueillir la famille Kadhafi alors que 17 marins algériens croupissent depuis des mois dans les soutes d'un bateau tombé entre les mains de pirates aux larges des côtes somaliennes ?

Les choses sérieuses commenceront le jour où on arrêtera de mêler politique et religion et quand les pillards du sommet commenceront vraiment à craindre ce Dieu au nom duquel ils nous débitent tous les mensonges, en se retirant des commandes d'un peuple qui les vomit jusqu’aux tripes!

Ce jour là, « cette population hétérogène de Sahariens, de Mozabites, de Kabyles, d'Algérois, d'Oranais marcheront certainement du même pas» car seul le pouvoir en place s’acharne à briser l’harmonie et les interférences constructives entre ces diverses ethnies pour les empêcher d’épouser le moule d’un monde universel dans lequel différence se doit de rimer avec richesse culturelle et non plus avec antagonisme conflictuel.

Pour autant, l’espoir peut vite renaître, si tant est que ce pouvoir comprenne qu’il ne sert à rien d’aller à contre-courant de l’histoire du monde, car malgré un matraquage idéologique intense, la majorité de nos régions sont restées authentiques, généreuses et tolérantes. D’ailleurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître, seule Alger et ses environs constitue encore le bastion d’un arabo-baâthisme irréductible en perpétuel décalage avec le reste du pays et toutes ses composantes ethniques. Même si le pouvoir s’acharne à n’isoler que la Kabylie dans son entêtement absurde à vouloir stigmatiser cette région en permanence, dans le but évident de l’isoler pour la livrer à la vendetta des autres régions du pays, le jour où les choses commenceront à lui échapper, comme il l’a déjà fait, dans un passé pas très lointain et pas très glorieux pour lui d’ailleurs.

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