La jihadisme en Libye : un intérêt stratégique pour Al-Qaïda

La jihadisme en Libye : un intérêt stratégique pour Al-Qaïda

Al-Qaïda (AQ) a un intérêt stratégique en Libye qui remonte au début des années 1990. Ayman Al-Zawahiri, principal stratège d’AQ et aujourd’hui son leader, voit la création d’une aile active d’AQ en Libye comme un objectif régional-clé. Il ne considère pas la Libye comme une fin en soi mais comme un endroit sûr à partir duquel AQ peut se propager en Algérie voisine, en Égypte et dans les États sahélo-sahéliens.

En effet, le successeur de Ben Laden Zawahirii considère, particulièrement la Libye comme une base arrière potentielle de l’Égypte considérée elle-même comme la clé du monde arabe. Durant les années 1990 et début des années 2000, Zawahiri a essayé de persuader le Groupe islamique combattant libyen (GICL) de s’allier officiellement à AQ pour le lancement d’une guerre plus vaste contre l’Occident.

Le GICL avait rejeté cette offre et a souhaité se concentrer uniquement sur la création d’un “État islamique” en Libye. Ce refus a poussé Zawahiri à tenter de saper la réconciliation, alors en cours, entre le GICL et le régime libyen. Il a, alors, promu Abu Yahya Al-Libi, ancien membre du GICL à un poste important au sein d’AQ et a cherché à présenter cela comme une alliance formelle du GICL à AQ dans une tentative de saper les négociations du GICL avec le régime libyen. Après l’échec des tentatives d’AQ de coopter le GICL, elle a été incapable d’établir une présence réelle en Libye en raison, en grande partie, des mécanismes de répression du régime de Kadhafi et n’a donc pas pu avoir des agents actifs en Libye.

Al-Qaïda Centrale et la Libye

Pour surmonter ce déficit, AQ a publié ces derniers mois un certain nombre de déclarations sur les évènements en Libye afin d’inspirer directement les libyens à créer leur propre version locale d’AQ ; comme par exemple la déclaration du 16 Février publiée par Cheikh Atiyyatullah, un membre libyen d’AQ depuis 1989, basé dans la région de l’Afghanistan-Pakistan par laquelle il laisse entendre que les dernières révoltes dans les pays de l’Afrique du Nord sont l’œuvre d’AQ. Dans cette déclaration, il a également salué les révoltes et les a qualifiées de “tournant décisif dans l’histoire de la région” et a dénoncé les anciens gouvernements en les fustigeant de Taghut (tyran) et décrivant Kadhafi comme “ce mal taghut fou”. Il est très fort probable que le nouveau leader d’AQ, Al-Zawahiri, continue à tenter d’utiliser l’intervention de la communauté internationale en Libye pour inspirer la création d’une branche autochtone libyenne d’Al-Qaïda.

D’ailleurs, AQ à essayé, particulièrement, de présenter le Conseil national de transition de Benghazi et les frappes aériennes de la coalition internationale, comme faisant partie d’un complot occidental contre l’Islam, tout en continuant à qualifier Kadhafi de tyran anti-islamique.

AQ tentera de se positionner comme le seul choix viable pour les Libyens qui s’opposent à la dictature de Kadhafi mais qui refusent l’occupation occidentale de la Libye. Par conséquent, la Libye est importante pour AQ d’Al-Zawahiri à double titre ; comme outil de recrutement et comme opportunité à mettre en place une nouvelle base régionale.

Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi)

Face à l’échec de Zawahiri, alors n°2 d’AQ, d’allier le GICL à AQ et l’incapacité de cette dernière à opérer directement en Libye, elle considère Aqmi, comme sa franchise régionale. Cette dernière, bien que dirigée par l’Algérie au départ et témoigne de ses origines autochtones dans les groupes jihadistes algériens, elle a progressivement inclus des Libyens ; environ 40 Libyens ont rejoint Aqmi durant les trois dernières années. Bien qu’Aqmi ait un degré d’indépendance par rapport à AQ centrale, elle ne pouvait fonctionner en Libye sans l’autorisation expresse de Zawahiri, qui l’a convaincu que le régime de Kadhafi était si fort que toutes les opérations seraient vaines jusqu’à ce que le régime ait montré des signes d’affaiblissement. La décision de se désengager de la Libye et le retrait de l’Algérie ont poussé Aqmi à se replier dans la région du Sahel pour s’y regrouper et attendre le moment propice pour revenir en Algérie et en Libye. Cette démarche a conduit Aqmi à se baser dans les régions du nord du Niger et du Mali où elle s’est intégrée profondément au sein de la société locale. Tirant profit des erreurs des précédents jihadistes, en Irak, au Kurdistan, en Afghanistan et ailleurs, Aqmi a consacré beaucoup d’efforts dans le maintien des bonnes relations avec la population locale et n’a pas cherché à contester les pratiques islamiques locales et a également créé de solides alliances avec les tribus locales par des mariages et s’est surtout abstenu de viser les forces de sécurité nationale afin de ne pas provoquer une contre-réaction locale. Elle a réussi à devenir financièrement indépendante en s’impliquant dans le trafic de drogue et la contrebande d’armes, et l’enlèvement d’Occidentaux et les rançonnages. Après les soulèvements du “Printemps arabe”, Aqmi a décidé qu’il était temps de fonctionner à nouveau en Libye où le régime est devenu plus affaibli. C’est pourquoi, au début de janvier dernier, Aqmi a commencé à se déplacer activement en Libye.

D’ailleurs à ce moment, deux membres libyens d’Aqmi ont quitté leurs bases dans le nord du Mali et sont entrés en Libye via le sud de l’Algérie. Arrivés le 15 janvier à Ghat, ville déserte à l’extrême sud-ouest de la Libye, ils ont été impliqués dans une fusillade avec les forces locales de sécurité libyenne tuant un policier avant d’être eux-mêmes tués. Il s’agit là de la première opération armée connue d’Aqmi en Libye.

À la suite du soulèvement contre Kadhafi, Aqmi a encore intensifié ses tentatives de se déplacer activement en Libye et utilise pour cela des vidéos de propagande comme par exemple l’envoi de quatre jeeps chargées d’armes en Libye ou bien la déclaration vidéo de Cheikh Abu Moussab Abdel Wadoud, le chef d’Aqmi, saluant chaleureusement les rebelles libyens critiquant et traitant Kadhafi de “pharaon de la Libye et dénonçant l’intervention étrangère la qualifiant de “croisades modernes”. Il est quasi certain qu’Aqmi continue à considérer l’instabilité en Libye comme une opportunité pour faire passer ses agents dans le pays.

Le Groupe islamique combattant Libyen (GICL)

Au milieu des années 1990, le GICL a été l’une des plus grandes organisations jihadistes arabes connues et la plus organisée. Elle comptait plus de 1 000 membres actifs, des camps d’entraînement en Afghanistan, et un réseau complexe de partisans et des collecteurs de fonds en Libye, au Moyen-Orient et en Europe. Contrairement à AQ, le GICL a largement rejeté le concept du jihad mondial et s’est principalement concentré sur comment renverser Kadhafi et créer un “État islamique” en Libye. Au début des années 2000, le mouvement a largement été écrasé, ce qui a conduit sa direction, pour la plupart emprisonnés, à entamer à partir de 2007 un processus de réconciliation avec le régime libyen.

Avec la promesse du régime libyen d’aller vers une transition graduelle et vers la démocratie, le GICL avait renoncé à la violence et à l’idée de renverser le gouvernement libyen et avait promis de participer à la politique à travers des processus pacifiques. Le régime libyen a alors libéré plus de 700 membres présumés du GICL. En réalité, seuls quelques centaines d’entre eux étaient membres du GICL, beaucoup d’autres n’étaient que des islamistes ordinaires ou de Libyens qui avaient cherché à rejoindre le jihad en Irak.

Avec le processus de réconciliation, le GICL s’est effectivement dissout mi-2009. C’est sur cette base que Kadhafi cherche aujourd’hui une alliance avec les jihadistes libyens. Cependant, même si officiellement le GICL n’existe plus en tant qu’organisation, certains de ses membres ont profité du chaos de ces derniers mois en Libye pour former une nouvelle organisation politique, Al-Haraka Al-Islamiya Lil Taghier (Mouvement islamique pour le changement) dont le porte-parole est un ancien membre du GICL basé à Londres. Celui-ci a exprimé sur la chaîne de TV Al-Jeezira son soutien à une intervention internationale pour éliminer Kadhafi et, selon certaines informations, il aurait des opinions favorables à l’égard de Mohammed Abdul Jalil, le chef du Conseil national de transition à Benghazi.

Par ailleurs, et selon certains renseignements, il existe l’implication active d’anciens membres du GICL dans la lutte contre Kadhafi. L’un des vétérans du GICL, Khalid Al-Tagdi, a même été tué le 2 mars 2011 à Brega, d’autres membres auraient été capturés par les forces de Kadhafi en combattant pour l’opposition. Cependant, et selon ma lecture, même s’il existe un risque que certains membres du GICL vont recourir à la violence pour renverser le régime de Kadhafi dans l’espoir d’établir un gouvernement islamiste, il est peu probable que cela prenne la forme de militantisme antioccidental. La plupart des membres de l’ex-GICL sont en faveur du Conseil national de transition de Benghazi.

Les jihadistes indépendants

La Libye a, en plus des groupes jihadistes organisés, produit un grand nombre de salafistes jihadistes indépendants qui ont adopté la violence islamiste, indépendamment de toute organisation formelle. La ville de Darna, à l’est de la Libye, actuellement entre les mains de l’opposition, est connue pour être un centre du jihadisme spontanée. Le GICL avait trouvé, début des années 1990, les gens de Darna exceptionnellement réceptifs à la propagande jihadiste et y avait recruté beaucoup plus de personnes que n’importe quelle autre ville en Libye. Il est difficile d’expliquer ce fait alors que Darna est une ville relativement prospère et considérée comme l’une des moins conservatrices. Entre 2003 et 2010, de nombreux Libyens se sont engagés dans le jihad en Irak et en Afghanistan.

A leur retour, plusieurs centaines ont été arrêtés par les services de sécurité libyens. Presque tous ont été relâchés plus tard à la condition d’accepter les principes fondamentaux de l’initiative de réconciliation GICL et rejeter l’utilisation de la violence contre le régime de Kadhafi.

De mon point de vue, la communauté internationale doit rester attentive à la menace d’activités jihadistes en Libye pour deux raisons : l’intervention militaire internationale en Libye donne aux groupes comme AQ de nouvelles possibilités de se présenter comme le défenseur des musulmans contre l’agression occidentale ; - la ventilation dans le contrôle du gouvernement libyen sur une grande partie de la Libye, combinée à la poursuite des combats dans de nombreuses régions du pays, donne aux jihadistes et islamistes extrémistes, une étendue plus que jamais d’opérer en Libye.

Arslan Chikhaoui

Expert en stratégie, et membre du Conseil d’experts du World Evconomic Forum sur le terrorisme, du Forum Défense et Sécurité de Londres et du NSA Center for Stategic Studies de Washington

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