Matoub Lounès : 13 ans déjà que le barde a été assassiné

Matoub Lounès : 13 ans déjà que le barde a été assassiné

C’était le 25 juin 1998. L’été dardait sa chaleur crue sur la Kabylie. Matoub Lounès venait de rentrer de France, heureux comme un jamais d’avoir achevé l’album le plus abouti, le plus complet de carrière artistique. Lettre ouverte au…, son œuvre majeure, allait sortir dans quelques jours. Il était venu aussi revoir sa femme Nadia, qui n’arrivait pas à obtenir son visa pour la France. Mais pas seulement, Lounès comme aiment l’appeler ses fans, ne pouvait se passer longtemps de la Kabylie. On lui avait bien conseillé de ne pas rentrer, "d'attendre que les choses se passent". Mais non, on ne pouvait dicter une conduite à ce Rebelle. Il n'écoutait que son coeur et sa conscience.

Jeudi 25 juin donc, Matoub enfile son costume bleu et sa chemise rose pâle et sort sa Mercedès de chez lui, appelle sa jeune épouse et ses deux belles-soeurs (*). Il "descend" à Tizi Ouzou. L’été, la ville des Genêts est réputée pour son atmosphère lourde, la chaleur accablante. Ils mangent au Concorde, une des tables de la ville des Genêts. Lounès ne touche presque pas à son repas. Avait-il quelque appréhension ? Les quatre ne tardent pas au restaurant. Début d’après midi, ils reprennent le chemin sinueux du retour. Dans la voiture, Lounès glisse son dernier album dans le lecteur. Sa voix de roc gémit aux notes de sa mendole. Le verbe est corrosif. Il sait que sa chanson D’aghrru, (trahison, un détournement de l’hymne national) va susciter les foudres des gardiens des constantes. Important à rappeler : le gouvernement allait mettre en application l’arabisation généralisée à partir du 5 juillet. Qu’importe ! Matoub Lounès roule sur cette route qu’il connaît si bien.

“Juste, après l’intersection, sur la route à deux voies, on a croisé un tracteur et peut-être deux ou trois voitures, puis, plus rien. Pas le moindre véhicule. Pourtant à l’heure du déjeuner, il y a toujours du trafic sur cette route, la principale reliant Tizi Ouzou à Taourirt Moussa. Nous n’avons pas pensé une seconde que ce silence pouvait cacher quelque chose de suspect. Puis, d’un seul coup, un bruit insolite, comme une sourde pétarade, s’est mêlé à la mélodie, c’était la chanson “Lettre ouverte” qui passait, celle où Lounès reprend l’hymne national algérien avec des paroles à lui. Il allait dans un virage très serré, difficile à négocier, on ne peut le prendre qu’en seconde. Je portais la kalachnikov de Lounès sur mes genoux” raconte son épouse.

Les dernières minutes de l’icône de la chanson kabyle sont épiques. Les lâches allaient s’en prendre à plusieurs comme une meute d’hyènes à un homme seul. Nadia poursuit son récit :

"…J’ai réalisé qu’on nous tirait dessus. Les salves provenaient des deux côtés de la route. J’ai ramassé la Kalachnikov pour la tendre à Lounès et au même moment, j’ai découvert que mon visage était en sang”. La voiture était arrosé de tirs d’armes automatiques. Lounès essaye d’accélérer pour échapper aux tirs nourris. “Démarre Matoub ! Démarre !” criaient les belles-sœurs de Lounès assises à l’arrière. Mais le moteur ne répondait plus. Lounès prend l’arme qui était sur les genoux de sa femme et commence à tirer à partir de la fenêtre. Les détonations sont infernales.

Matoub tente de sortir de la voiture. Nadia l’en empêche. Un deuxième groupe prend la voiture à revers. A cours de balles, il lâche son Kalachnikov et sort son pistolet. Trop nombreux, trop lâches, ses sicaires ne lui laissent aucune chance. Il est hâché par une rafale.

Le perturbateur dans la perturbation, le porte-drapeau de la chanson contestataire, l’ami du peuple, des gueux, des gens en colère, des fous et des femmes venait d’être assassiné en plein jour sur cette terre qu’il chérissait plus que tout au monde. La nouvelle a ricoché comme une balle dans les cœurs. Rapidement en Algérie, et à l’étranger les agences de presse reprennent l’information de la mort de Matoub Lounès en priorité. Les journaux des chaînes françaises s’ouvrent sur son assassinat. Jacques Chirac en voyage en Afrique avait rendu un vibrant hommage dans un message de condoléances à sa famille. En Algérie, l’ENTV poursuit son œuvre de crétinisation, de nihilisme primaire et servile. Ignorant l’importance de la perte de cet artiste, elle parle de tout… de rien en somme. Des autorités, aucun mot. Mais Lounès et ses fans étaient en rupture avec tout ce qui est officiel. Personne ne pouvait s’attendre à un message du président ni du ministère de la culture.

Les jours suivants la Kabylie s’embrasent. Des dizaines de manifestations ont lieu partout. L’hôpital de Tizi Ouzou où était évacuée la dépouille du chanteur est envahi par des milliers de jeunes fans. Le jour de son enterrement, des centaines de milliers d’hommes et de femmes sont venus lui rendre un dernier hommage. La foule s’étendait sur plusieurs kilomètres. La route qui menait de la capitale de la Kabylie à Taourirt Moussa était bondé de monde. Jamais sans doute cette région n’avait connu pareille affluence. Jamais enterrement n’avait connu autant de monde. C’était l’avant-dernier hommage des admirateurs du poète. Le dernier est d’écouter toujours ses chansons. Il y a quelques jours cinq éditeurs véreux ont été condamnés par la justice pour pillage de l’œuvre de Lounès. Beaucoup ont profité de sa mort pour repiquer son œuvre et la vendre sans retenue.

Qui a tué Matoub Lounès ?

Reste à trouver ses assassins et les passer en jugement. Depuis dix ans, deux prévenus sont en prison. Malik Madjnoune et Abdelhakim Chenoui réclament un jugement. Mais le procès est renvoyé depuis pas mal d’années. Dans ce crime, la justice ne semble pas avoir pris le chemin le plus court pour savoir qui est véritablement derrière l’assassinat de Matoub Lounès. A chaque veille du 25 juin, on promet un procès, puis on le renvoie.

Yacine K.

* Reconstitution à partir du témoignage de son épouse Nadia.

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Commentaires (5) | Réagir ?

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A Garcia

bonjour,

Je vais dire à ces khouroutous qui ne savent pas encore qui a tué Lounes et qui continuent encore à cultiver la thèse du GIA ou de Medjnoune ou bourourou ou de tikouk, lisez le suivant vous aller savoir qui est derriere l'assassinat, et arretez d'etre des beni oui oui.

Qui a tué Lounes:

Il y a 12 ans, le 25 juin 1998, était assassiné le chanteur engagé Matoub Lounés, près de son village de Tala Bounane. A ce jour le procès de ses « assassins » ne s'est pas tenu. Un des accusés de l'assassinat, Malik Medjnoun, enlevé le 28 septembre 1999 par la police politique, atrocement torturé et gardé au secret durant six mois est présenté à la « justice en mars 2000. Il est en détention préventive depuis ……11 ans !! Il observera de nombreuses grèves de la faim pour dénoncer cette injustice, mais en vain.

Douze années après cet assassinat odieux, nous publions quelques articles et documents sur cet étrange crime resté impuni. Afin que nul n'oublie !

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L'AFFAIRE LOUNES MATOUB

In Algeria-Watch http://www. algeria-watch. org/farticle/matoub/matoubfilm. htm

Documentaire diffusé le 31 octobre 2000 à 20h 30 sur canal plus

(enquête de Michel Despratx, Jean-Baptiste Rivoire, Lounis Aggoun, Marina Ladous)

Déclaration RCD

Tortures, massacres, attentats islamistes. depuis 1992, la deuxième guerre d'Algérie a fait officiellement plus de 120 000 morts. Des morts souvent sans visages, des crimes sans coupables.

Alors à qui et à quoi sert toute cette violence?

Depuis huit ans, le pouvoir algérien affirme que seul, les islamistes sèment la terreur…

…mais aujourd'hui, beaucoup d'algériens ne croient plus à cette thèse. Ils soupçonnent les militaires d'attiser la violence, de planifier eux mêmes des attentats pour terroriser la population et conserver le pouvoir…

- « Pouvoir assassin! »

TIZI-OUZOU 26/6/98

Parmi les 120 000 assassinats, nous avons choisi d'enquêter sur celui d'un artiste, un rebelle, un symbole, Le chanteur kabyle Lounes Matoub.

S/T : « A BAS L'INTEGRISME, A BAS LES CORROMPUS, VIVE TAMAZIGH » (LA LANGUE BERBERE)

Incontrôlable, Matoub dérangeait les islamistes et les militaires.

Lors des émeutes de 1988, déjà, un gendarme avait tenté de l'assassiner d'une rafale de kalachnikov…

Le 25 juin 1998, il est à nouveau mitraillé sur une petite route de Kabylie mais cette fois, il ne se relève pas.

Officiellement, Matoub a été tué par les islamistes des GIA.

Mais a son enterrement, une partie des Kabyles est convaincue que c'est le pouvoir qui l'a tué. « Pouvoir, assassin! »

Cet air, c'est celui de l'hymne national algérien. Dans une ultime provocation, Matoub le rebelle l'avait détourné contre le régime.

ILS ONT REPEINT L'ALGERIE AUX COULEURS DE LA RELIGION ET DU PANARABISME, TRAHISON, TRAHISON, TRAHISON

Le lendemain de l'attentat, à Tizi-Ouzou, les jeunes s'en prennent aux symboles du régime.

En 48 heures, c'est toute la Kabylie qui s'embrase.

Sur l'arrêt de bus du lieu de l'attentat, une main anonyme dénonce des « terroristes avec ordre de mission », autrement dit des tueurs ayant agi sur ordre de la sécurité militaire.

Ou est la vérité? qui tue en Algérie? dans un pays ou les journalistes étrangers trop critiques n'ont plus de visa, c'est le règne de l'opacité et de l'arbitraire.

Après l'assassinat de Matoub, le premier à mener l'enquête est un habitant de son village. Avec un petit magnétophone, il va recueillir les témoignages des habitants du secteur de l'attentat.

Dans les semaines précédant l'opération, certains d'entre eux avaient surpris des militaires en train d'effectuer d'étranges repérages sur la route ou Matoub sera mitraillé. En France, nous avons pu récupérer la cassette de ces enregistrements.

IMAGES MADJID KHELOUI

HOMME: Depuis des mois que la SM a étudié le terrain, un officier de la SM connu venait chaque jour faire son petit footing le long de la route. Dans la région, tout le monde le connaît, il travaille à la caserne de Tizi-Ouzou.

FEMME: « Depuis 6 mois, ils rodaient dans les alentours de Tala Bounane, ils nous faisaient peur. ils cognaient aux portes vers 9 ou 10h du soir. Ils essayaient de nous effrayer, ils se faisaient passer pour des islamistes. Ils portaient barbes et perruques, ils étaient sales, mais tous les habitants de Tala Bounane savaient qu'il s'agissait de gens de l'Etat, de la sécurité militaire ».

HOMME: il y a chez nous des citoyens honnêtes qui ont signalé cela à la gendarmerie, à maintes reprises: ils leur ont signalé la présence d'étrangers armés se promenant en plein jour dans le secteur. On voulait savoir ce qu'ils faisaient là. Mais les gendarmes nous ont répondu que ces individus ne nous avaient rien fait et qu'il fallait leur foutre la paix ».

Renvoyés par les gendarmes, les habitants décident de faxer un appel au secours aux autorités algériennes, à Amnesty international, et à certains médias français. Nous sommes trois jours avant l'assassinat.

Le matin de l'attentat, 25 juin au matin, les craintes des habitants de Tala Bounane se confirment, les militaires sont partout:

HOMME: Juste avant de tuer Matoub, ils sont passés nous dire de ne pas sortir de chez nous. Ils ont dit: « on prépare un ratissage, ne sortez pas ». C'était des militaires.

HOMME: Vers midi, juste avant l'assassinat, ils ont dévié la circulation (au niveau de Beni-Aissi) et à Tala Bounane. quand Matoub est arrivé, par contre, ils l'ont laissé passer par la route habituelle.

GAMIN: Après l'avoir tué, ils l'ont sorti de la voiture et ils l'ont filmé. Un peu plus tard, je les ai revus avec des tenues militaires.

De passage à Paris, la mère de Matoub nous confirme ces témoignages, et notamment l'étrange manège des gendarmes du secteur.

NA ALDJIA (MERE DE LOUNES MATOUB)

Les habitants de la région sont venus me dire qu'on leur avaient ordonnés de rester chez eux car il y allait y avoir un ratissage. On leur a dit de ne pas sortir. C'était la gendarmerie.

MALIKA MATOUB (SŒUR DE LOUNES MATOUB)

J'ai été voir la gendarmerie de Beni Douala pour savoir où ils en étaient dans l'enquête et j'ai constaté que toute la brigade avait été mutée.

Les nouveaux, ils m'ont dit « pourquoi tu veux une enquête? l'affaire est classée »

ARCHIVES

En Algérie, aucune caméra étrangère ne peut travailler sans être surveillée par l'armée ou la police. On décide de partir incognito, comme des touristes.

Nous arrivons sur le lieu ou Matoub a été assassiné. Notre chauffeur de taxi s'en souvient parfaitement.

- LOUNIS: c'est ici qu'est mort Matoub?

- TAXI: oui, ils sont venus par là et ils l'ont braqué.

- C'est qui, qui l'a tué?

- C'est le pouvoir…

- Que dieu ait son âme

Nous voici sur le lieu de l'attentat. Dans notre équipe, Lounis est kabyle, celle qui filme, c'est Marina, elle a une caméra dans son sac…

Leur but: retrouver des gens qui auraient assisté à l'assassinat…

- LOUNIS: Bonjour!

- HOMME: que cherchez-vous?

- LOUNIS: on s'est arrêté à côté de la tombe, là ou il a été tué. On fait un petit tour pour essayer de comprendre comment cela s'est passé…

C'est dans cette forêt, qu'ont du se cacher les terroristes!

- HOMME: tu parles!

- LOUNIS: Comment cela?

- HOMME: ils ne se sont pas cachés ici, ils sont arrivés par la route. Cela s'est passé vers une heure.

- LOUNIS: c'était pas le soir?

- HOMME: Vers une heure de l'après midi,

- LOUNIS: en plein jour!

- HOMME: on était là, il faisait si chaud que personne ne songeait à sortir…

- LOUNIS: vous les avez vus, alors, comment cela s'est passé?

- HOMME: on n'a pas vu, mais…

Notre témoin sait manifestement des choses, mais il est méfiant.

- Bonjour, on s'est arrêtés pour voir où ils avaient descendu Matoub.

- Ah, oui! que dieu ait son âme, ils l'ont tué, ils nous ont trahi.

- Ils l'ont pas raté, hein, les terroristes!

- Tu peux pas savoir si c'est eux, même moi je sais rien.

- Ah bon, mais on a dit que c'était des terroristes!

- Et vous êtes prêts à le croire? personne ne sait.

- Ah? Qu'est ce que vous voulez dire?

- On a peur, mon fils. On a peur de notre ombre…

24h après ces premiers contacts, la confiance s'installe avec certains habitants, on nous oriente vers deux témoins directs. Ils ont vu les tueurs, ils ont peur de témoigner, on leur garantit l'anonymat.

- J'attendais quelqu'un sur la route, et là dessus, j'ai entendu un grésillement de talkie-walkie. Je me suis retourné, et j'ai vu des hommes descendre de l'oliveraie. Ils étaient 7. J'ai fait semblant de ne pas les voir…

- JO: Ils passent par là, les terros, d'habitude?

- Non, ils passent par la route normale, jamais par la forêt.

- Et pourquoi vous pensez que ce n'était pas le GIA?

- Parce que les GIA du coin, ils sont connus. Si c'était eux, j'en aurais reconnu au moins un ou deux!

Notre deuxième témoin ne veut pas que son image apparaisse, mais elle confirme l'implication de l'armée dans l'attentat.

- Il y avait un camion de l'armée. Je vous en supplie, ne me dénoncez pas, j'ai des enfants. Après l'assassinat, les assaillants sont repartis en longeant ma maison. Ils sont descendus sous la route et là, j'ai rien compris, ils sont remontés habillés en tenue militaire.

Nos témoignages se recoupent: ce sont bien des militaires qui ont assassiné Matoub.

Pourquoi l'armée aurait-elle tué l'un des plus grands chanteurs kabyles?

Pour l'éditeur François GEZE, un spécialiste de l'Algérie, l'assassinat de Matoub visait probablement à déstabiliser par la violence le président de l'époque, Liamine Zéroual.

A cette période, un conflit très dur l'opposait aux généraux qui dirigent le pays.

François Gèze (EDITIONS LA DECOUVERTE)

- Il est très simple, ce conflit entre Zéroual et les généraux. Il a voulu s'émanciper. Il y a eu beaucoup de messages: des assassinats, mais surtout les massacres dont on a la preuve aujourd'hui qu'ils ont été commis par des militaires pour bien montrer que Zéroual ne contrôlait rien.

- L'assassinat de Matoub visait-il lui aussi à déstabiliser Zéroual?

C'est ce qu' affirme depuis deux ans un officier déserteur de l'armée algérienne. Porte parole d'un groupe d'officiers dissidents, il a crée sur Internet un site qui inquiète les généraux d'Alger.

WWW. ANP. ORG

Au moment du meurtre de Matoub, le « colonel ALI » travaillait au ministère de la défense. Il était au courant des opérations spéciales des militaires.

Selon lui, l'armée cherchait à l'époque à provoquer des révoltes en Kabylie pour justifier un coup d'état contre le président Zéroual…

« COLONEL ALI » (MOUVEMENT ALGERIEN DES OFFICIERS LIBRES)

- Il fallait mettre la région à feu et à sang, il fallait mobiliser la région. Quels que soient les moyens.

Toujours selon Ali, pour mobiliser la Kabylie, les généraux auraient fait appel à leur homme de confiance dans la région, Norredine Ait Hamouda, le chef des milices anti-islamistes de Kabylie.

- COL ALI : Hamouda saute sur l'occasion… La mobilisation c'est mon affaire, je sais comment faire bouger la région. 18?00

Selon notre officier déserteur, c'est lors d'une réunion en présence d'Hamouda, que la décision aurait été prise d'exécuter Matoub.

Si Matoub n'était pas dispo, ils auraient tué Ferhat Mehani, sinon, ils auraient tué Menguelet ou Idir. Une personnalité kabyle.

L'accusation est grave, nous contactons Hamouda

PAR TELEPHONE NORREDINE AIT HAMOUDA (DEPUTE RCD DE TIZI-OUZOU)

- S/T : « Je savais que vous alliez m'appeler!

- Ah, bon, comment vous le saviez?

- Eh bien, vos services travaillent chez nous et les nôtres, ils travaillent chez vous, qu'est-ce que vous croyez?

A Hamouda, nous parlons des accusations du colonel Ali.

- Le bonhomme qui a écrit cela, cette fameuse réunion, bon, je ne me souviens plus où j'étais. Bon, bref, à supposer qu'on l'ai tenue, donc il était avec nous?

- ou alors il a écouté des enregistrements?

- Ah, parce qu'en plus, il y avait des enregistrements? Vraiment, les flics français sont forts, hein?

- vous vous en souvenez, de cette réunion, ou pas?

- arrêtez vos conneries, vraiment, vous êtes mal barré avec moi ».

Etrange coup de fil.

Qui est vraiment Hamouda? au printemps 98, une équipe de l'agence CAPA l'avait filmé dans son fief kabyle. Chef de milice, Hamouda est puissant. Dans sa région, il a même le pouvoir de remplacer les gendarmes officiellement chargés de surveiller les journalistes français.

« LE VRAI JOURNAL » 26/4/98

Chef paramilitaire, Hamouda est aussi député du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, un petit parti kabyle que Matoub avait critiqué publiquement.

Sur son dernier album, il dénonçait notamment les « laquais serviles d'un régime dictatorial », une attaque qui, selon les proches de Matoub, visait les dirigeants du RCD.

Sur un de ses cahiers que nous avons pu consulter, le chanteur avait même écrit des textes encore plus violents, véritables brûlot qu'il s'apprêtait à chanter sur scène.

Hamouda a-t-il tué Matoub ? Certainement pas. En revanche, tel un rouage du complot, on le retrouve très impliqué dans les évènements qui précèdent et qui suivent l'assassinat du chanteur.

Ainsi, avec le RCD, il a joué un rôle déterminant pour faire revenir Matoub en Algérie quelques jours avant son assassinat.

Fin 1997, Hamouda avait en effet proposé à Nadia, l'épouse de Matoub, de lui obtenir un visa pour la France. Mais au lieu de lancer les démarches, il avait étrangement conservé son passeport pendant plus de 7 mois. Furieux, Matoub avait du revenir en Algérie pour demander des comptes au RCD…

NADIA MATOUB (VEUVE DE LOUNES MATOUB)

- Ce qui était choquant, c'est qu'il ne pouvait même plus les avoir au téléphone. Il appelait Saadi, il ne l'obtenait pas. Matoub était bloqué avec moi.

Bloqué en Algérie, Matoub va tomber dans l'embuscade mortelle.

Dans les minutes qui suivent l'assassinat, c'est Hamouda, toujours lui, qui appelle Malika, la sœur de Matoub, et les médias pour mettre l'attentat sur le dos des GIA.

25/6/98

Tout le monde répète la version communiquée par Hamouda, député RCD de Tizi-Ouzou…

En quelques jours, grâce aux interventions d'Hamouda, la France est convaincue que les assassins de Matoub, ce sont les islamistes. Hamouda est content, il recontacte Malika pour la féliciter d'avoir propagé la version officielle sur France 3.

Malika MATOUB (SŒUR DE LOUNES MATOUB) :

- « Lors de la discussion, il m'a dit, de toute façon, ton intervention lors de l'assassinat a été appréciée à un haut niveau militaire et quand tu vas rentrer en Algérie, je vais te les présenter. Moi, j'ai dit: je ne mange pas de ce pain là, Lounes n'a jamais été proche d'eux. Là, il m'a donné une tape sur l'épaule et il m'a dit: « dans tes interventions, arrête de parler du pouvoir… »

Si Hamouda s'inquiète, c'est qu'en Kabylie, une partie de la population continue à accuser le pouvoir. Dans sa chambre de l'hôpital de Tizi-Ouzou, Nadia, la jeune épouse de Matoub qui échappe par miracle à l'attentat commence elle aussi à exprimer des doutes. Début juillet, elle se confie à la mère de Lounès Matoub.

Na Aldjia (MERE DE LOUNES MATOUB) :

- Elle m'a dit: « c'est des gens de l'état, mais ne le répète pas, sinon, ils viendront m'achever ici, à l'hôpital »

Dans les jours qui suivent ces confidences, la police va voir Nadia à l'hôpital. Officiellement, il s'agit de recueillir sa version de l'attentat mais quand elle signe sa déposition, une phrase a été rajoutée.

- NADIA: Lorsqu'ils sont revenus pour que je signe le PV, il y avait un tiret, une conclusion qui disait que c'était le GIA.

Ma sœur était là, je lui ai chuchoté « je fais quoi », puis j'ai signé pour ne pas avoir de problèmes.

Alors que c'était pas moi qui avait dit cela.

Le 6 août 1998, Nadia sort de l'hôpital et va se recueillir sur le lieu de l'attentat.

A l'époque, elle et ses sœurs se sentent menacées, elles cherchent désespérément à fuir vers la France.

Le RCD, de plus en plus soupçonné d'avoir trempé dans l'attentat, leur propose un marché: des visas pour Paris en échange d'une conférence de presse accusant les GIA.

Nadia MATOUB (VEUVE DE LOUNES MATOUB) :

NADIA: J'avais une déclaration préliminaire à lire, écrite par quelqu'un du RCD, je répétais bêtement.

OUARDA: donc elle a fait la conférence de presse et on a eu nos visas. C'est comme cela que cela marche.

NADIA: la seule chose qui comptait pour nous, c'était de sortir d'Algérie…

Malgré cette conférence de presse de Nadia, une partie de la Kabylie reste convaincue que c'est la sécurité militaire qui a assassiné Matoub.

Du coup, en juin 1999, la télé d'Etat sort la grosse artillerie: un long documentaire entièrement destiné à innocenter les militaires.

Ce film n'ayant pas convaincu grand monde, les autorités algériennes vont présenter à l'opinion un nouveau coupable: Hakim Chenoui, un jeune islamiste kabyle qui vient d'abandonner le maquis.

Quelques jours après sa reddition, sa famille reçoit la visite de policiers Etrangement, Hamouda les accompagne. Et c'est lui, Hamouda, qui prévient la famille que Hakim restera quelques temps en prison…

OMAR CHENOUI (FRERE DE HAKIM CHENOUI) :

- En sortant, il m'a dit tu sais, mon nom est cité sur Internet, j'ai besoin de ton frère comme témoin…

(SŒUR DE HAKIM CHENOUI) :

- Mon frère n'a rien à voir avec cette affaire. D'ailleurs, heureusement que les parents de Matoub l'ont compris. Ils l'ont même dit publiquement.

- Après, le 6 mars, je l'ai vu à la prison de Tizi et il m'a dit qu'il avait été torturé. Ils ont fait une cassette pour lui faire dire que c'était lui qui avait tué Matoub.

Ecœurée, la famille Chénoui dénonce dans la presse les étranges méthodes d'Hamouda. Une plainte est même déposée contre lui…

LE SOIR D'ALGERIE 26/10/99

- Ce qui m'a poussé à porter plainte contre Hamouda, c'est que je me demande pourquoi il est venu avec mon frère: en qualité de quoi? gendarme, policier, sécurité, ou quoi?

Lors d'une récente reconstitution de l'attentat, le fils de la famille Chenoui a pu confirmer son histoire à Malika Matoub, la sœur de Lounes.

MALIKA: il m'avait dit texto qu'il avait été torturé et que ses aveux avaient été filmés par une caméra.

Chenoui a-t-il été torturé? A-t-on voulu lui mettre sur le dos l'assassinat de Matoub? on rappelle Hamouda…

- Vous connaissez Chenoui? Malika dit qu'il a été torturé!

- Il a qu'à le dire au procès! Le jour du procès, il va pas être torturé, j'espère!

D'un coup, Hamouda change de ton, il va tenter de nous intimider.

- Je vous connais, votre nom, votre femme, tout cela…

De toute façon, vous êtes mal barrés, vous êtes un minable. Je vais vous faire un procès, je me ferais un plaisir de vous faire condamner.

(Il raccroche au nez)

Après Hamouda, nous avons contacté officiellement les généraux algériens mis en cause dans l'affaire Matoub. Aucun n'a accepté de nous répondre…

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Le pouvoir a-t-il participé à l'assassinat du chanteur kabyle Matoub Lounès, en 1998? Enquête sur une instruction fantôme

Enigme à l'algérienne

Qui a commandité, qui a manipulé les assassins de Matoub Lounès, héros kabyle disparu le 25 juin 1998? Qui sont ces «coupables» qu'on exhibe à la télévision, ou qui disparaissent sans laisser de traces? «Libération» a enquêté: le dossier d'instruction est presque vide, et des secteurs proches du pouvoir semblent impliqués.

Par FLORENCE AUBENAS ET JOSE GARÇON

Libération, Le mercredi 26 janvier 2000

Les ongles manucurés, le jeune homme en tee-shirt Chevignon se présente poliment à l'écran comme un «membre du GIA» et raconte sans façons comment son commando tendit l'embuscade mortelle contre le chanteur Matoub Lounès, le 25 juin 1998. «On a décidé le matin cette action quand on a vu qu'il descendait en voiture à Tizi Ouzou. » Se revendiquant de la même équipe, surgit ensuite un dénommé Saïd qui explique, lui, que «l'embuscade était préparée depuis une semaine». Libres, bien nourris, ils énumèrent une liste de sept personnes qui seraient «dans le coup». C'est en regardant ce documentaire à la télévision nationale algérienne, où même la météo ne se prévoit pas sans l'aval du pouvoir, que des magistrats en charge du dossier Matoub Lounès ont appris l'existence de ces «coupables». Depuis la mort du chanteur chéri de Kabylie, qui mit la région au bord de l'émeute, au moins une dizaine d'«islamistes», morts ou vifs, ont ainsi été présentés comme ses assassins.

Il y a quelques semaines encore, aucune enquête, aucun interrogatoire de ces hommes ne figurait au dossier d'instruction. Il n'y a pas de rapport d'autopsie, ni d'analyse balistique. Ni de reconstitution.

En Algérie, ce déferlement de coupables n'a pas surpris. En neuf ans de violences, on s'est habitué à l'opacité. L'assassinat de Lounès ne fait pas exception.

Mais cette fois, il y a un grain de sable. Il s'appelle Malika Matoub et personne ne l'avait vu venir. Juste après le meurtre de son frère, elle déclarait, catégorique: «Matoub est victime de l'islam baathiste et de sa version armée: le terrorisme islamiste. » Aujourd'hui, avec sa mère, elle anime une fondation qui s'est fixé pour but de «connaître la vérité». Dans son appartement parisien, Malika s'énerve: «Cessons de trouver de faux assassins. Nous n'accepterons pas un simulacre de procès destiné à tromper l'opinion et à clore le dossier. Nous exigeons une véritable enquête. » Depuis l'Algérie, un message lui est parvenu en décembre, transmis à un proche par des inconnus masqués: «Ne t'en mêle plus. » En vain. L'affaire Matoub est en train de devenir l'histoire d'un impossible enterrement.

Années 80, un révolté kabyle

C'était en juin 1998. Matoub est à Paris. Il vient de terminer l'enregistrement de son dernier disque. Il rentre à Taourirt-Moussa, son village près de Tizi Ouzou, dans cette maison de montagnard kabyle dont il a fait la plus belle du village. «Sa porte était toujours ouverte. Il trimballait tous les fous du village dans sa Mercedes. Il aimait avoir du monde autour de lui», raconte Fodil. Né dans la maison à côté, il est l'ami d'enfance, le confident. Il se souvient de chaque date: 1979, le premier disque de Matoub et, tout de suite, le succès. Dans sa région, Lounès devient beaucoup plus qu'un chanteur, le symbole d'une forme très algérienne de révolte contre le système, plus viscérale que politique. «Dans la rue, des gens l'imitaient, raconte Mohamed, un de ses copains de Taourirt-Moussa. Ses sorties provoquaient de petites émeutes. Avant chaque manifestation d'envergure, la police venait lui chercher des histoires pour qu'il la ferme. »

Avec l'émergence du MCB (Mouvement culturel berbère) au début des années 80, Matoub chante, défile, défie le pouvoir du parti unique qui impose la monoculture arabo-musulmane. Au-delà de la contestation du régime, Lounès est consumé par une cause: la reconnaissance de la langue et de la culture kabyles. «Tête brûlée, il aimait la provoc, aller trop loin, reprend Mohamed. Dès qu'il voyait un flic, il accélérait. Il n'y avait que lui pour se permettre ça. Il y avait un côté sacrificiel chez lui. »

En octobre 1988, alors qu'Alger est paralysée par des manifestations de jeunes, Lounès est interpellé à un barrage en Kabylie pendant qu'il distribue des tracts appelant au calme. Les gendarmes s'agitent. «Retenez vos chiens», assène Lounès à leur chef. Cinq balles, tirées à bout portant, en feront un grand blessé à vie.

En 1991, le Front islamiste du salut gagne les élections. Lounès en pleure. Il prend position au côté du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), où se retrouve une fraction des militants berbères du MCB et qui s'oppose à toute «solution politique» de la crise, prônant une guerre totale contre les maquisards islamistes. Depuis toujours, les armes, la violence font partie de son univers. Désormais, il ne sort plus sans sa kalachnikov. «Il fonctionnait aux tripes et c'est tout. Matoub n'était pas un militant classique, un homme d'appareil», raconte Fodil.

1994, les ombres d'un enlèvement

En 1994, en Kabylie, alors que Lounès boit une bière dans un café, il est enlevé, séquestré puis relâché par un commando armé. Attribuée officiellement aux GIA, cette action est restée entourée d'ombre. L'évoquer, c'est rallumer cette polémique: qui fait quoi? qui manipule qui? La version la plus souvent avancée aujourd'hui, même dans les cercles du pouvoir, évoque des maquisards bien réels mais manouvrés dans l'ombre par des «ultras» de la cause berbère qui veulent se doter d'un martyr. «Convaincu au départ qu'il avait bien été victime de terroristes agissant au nom de l'islam, Matoub est devenu très susceptible sur cette affaire», reprend Fodil. «Il ne voulait plus en parler. Alors qu'il mettait toute sa vie en chanson, il n'en a jamais consacré une à cet événement. Cela restait comme une douleur, comme s'il n'était plus si sûr de ce qui s'était passé. Mais le remettre en question lui aurait semblé un reniement. » Matoub en gardait une amertume. «Je suis une grenade dégoupillée, aime-t-il répéter. J'explose aux mains de ceux qui croient me contrôler. »

Quatre ans plus tard, en juin 1998, le chanteur tient à être au pays pour la sortie de son album: un concentré de Matoub avec, en prime, une version iconoclaste de l'hymne national. Même la date de sortie est une provocation: le 5 juillet, anniversaire de l'indépendance, la loi sur l'arabisation entre en vigueur. Concession aux islamistes modérés alliés au pouvoir, ce texte interdit l'usage du français dans l'administration, jusque-là bilingue. En Kabylie, toute mesure en faveur de la suprématie de l'arabe fait hurler: on s'attend à une vague de protestations.

Mais cette fois, le climat est beaucoup plus trouble. Selon le Maol, un groupe d'officiers dissidents de l'armée réfugiés à Madrid et visiblement bien renseignés sur les rouages de l'Etat, des rencontres secrètes auraient eu lieu entre de hauts dirigeants du RCD – parmi lesquels Norredine Aït-Hammouda – qui trouvent les autorités trop conciliantes face à l'islamisme et des généraux partageant les mêmes vues. Au cours d'une de ces réunions, se serait élaboré le projet d'un de ces coups d'Etat tordus, tout de bluff et manipulation, comme il s'en trame à chaque fois que la guerre des clans s'exacerbe au sommet de l'Etat. Des gradés, dont le Maol cite les noms, auraient affirmé que, si la direction de l'armée n'apprécie pas la loi d'arabisation, elle ne peut s'y opposer ouvertement et il serait plus habile que la mobilisation parte de la population elle-même. La Kabylie, en pleine effervescence à cause de cette loi, paraît le terrain le plus favorable. S'en prendre à l'un des symboles de la culture berbère serait une provocation susceptible d'allumer la mèche. Durant cette réunion, un dirigeant du RCD aurait affirmé qu'il se charge d'enflammer la Kabylie. Sans autre précision. Ces informations, diffusées par le Maol sur l'Internet, n'ont été ni démenties ni confirmées par le RCD, qui a refusé de nous répondre.

Ce 21 juin 1998, attablé avec Matoub dans un bistro près de Tizi, Fodil, l'ami de toujours, reste perplexe. «Je ne l'avais jamais vu comme ça. Lui qui ne craignait jamais rien, il avait peur. Il se sentait suivi, parlait comme en langage codé, avec des phrases du genre: « Je me suis rendu compte de beaucoup de choses »»… Fodil poursuit: «Je lui ai dit: quitte le pays. » Matoub s'obstine. Un problème privé le retient aussi. Il vient de se marier. Nadia a 20 ans. «Je venais d'avoir mon bac, raconte-t-elle. Je suis allée demander un autographe à Matoub. » «Il en est tombé amoureux fou. Il se sont mariés six mois plus tard», reprend Mohamed.

Le chanteur veut faire connaître Paris à sa jeune femme. Dès décembre 1997, pour lui obtenir un visa, il se tourne vers ses copains du RCD, notamment Saïd Sadi et Norredine Aït-Hamouda. En Kabylie, c'est quelqu'un. Fils du colonel Amirouche, héros de la guerre d'indépendance, ce député dirige aussi l'une des plus grosses équipes de «patriotes», ces milices de civils armés par les autorités. Alors qu'il faut quarante-huit heures à une personnalité politique pour obtenir un visa de court séjour, les intermédiaires ne semblent guère pressés. «Lounès pensait qu'on le faisait lanterner exprès. Il en était obsédé», raconte Malika, la sour. De son côté, Nadia renchérit: «Ils avaient mon passeport… Cette histoire nous bloquait. J'avais l'impression d'être prisonnière. Matoub appelait presque tous les jours ses copains [du RCD] pour savoir où ça en était. Il raccrochait furieux: « Demain je vais leur faire un scandale et leur bousiller leur local. » Et puis il se calmait. » Le couple s'enferme dans la peur. Et le visa n'est toujours pas là… «On n'arrêtait pas de parler de cela avec Lounès. Qu'est-ce que ça cache? Est-ce volontaire?»

25 juin 1998, embuscade près de Tizi Ouzou

Le 25 juin, Matoub veut faire plaisir aux deux sours de sa femme: on ira déjeuner au Concorde, le grand restaurant de Tizi Ouzou. A 10 h 30, la Mercedes noire et ses quatre passagers quittent Taourirt Moussa. Il n'y a que deux routes. Au hasard, la voiture prendra l'une à l'aller, l'autre au retour. A table, Matoub est dans un jour noir, nerveux. Tout le monde repart sitôt le repas avalé. Généralement, à cette heure-là, la circulation est plutôt chargée. Cette fois, la Mercedes ne croise qu'un ou deux tracteurs. «Quand on s'en est rendu compte, il était trop tard», se souvient Nadia, la jeune veuve. Dans un tournant, à 150 mètres du village de Talat Bounane, des coups de feu retentissent. Sur la carrosserie, on relèvera 78 impacts de balles. Matoub est touché de 7 balles, dont 2 mortelles.

La gendarmerie n'est qu'à 7 km (mais 2 km à peine à vol d'oiseau). Pourtant, les six officiers de Beni Douala arrivent largement après les faits. «En haut de la route et sous les arbres de la forêt, nous avons trouvé le repaire du groupe terroriste, aménagé pour stocker du fuel», notent-ils dans leur rapport. Les gendarmes constatent l'utilisation de voitures dans l'opération, mais aucun barrage n'est dressé. Ils ne cherchent pas à poursuivre les assassins, mais n'hésitent pas à les nommer dans leur PV: «Un groupe terroriste armé», expression habituelle désignant les islamistes. Le même jour, une radio française diffuse les propos de Norredine Aït-Hammouda: lui aussi met en cause les islamistes. En Kabylie, une foule en furie occupe les rues, assiège l'hôpital où se trouve le corps. Pour des dizaines de milliers de personnes, l'identité des assassins de Matoub-le-héros ne fait pas de doute. Ils crient: «Pouvoir assassin!» Les édifices publics sont attaqués. Saïd Sadi, président du RCD, veut prendre la parole, les huées l'en empêchent. Impuissant, il se tourne vers Malika Matoub, arrivée de France en catastrophe. Elle tire en l'air pour calmer les esprits. «Pour moi, à ce moment-là, il n'était pas question de remettre en question la version officielle. » La Kabylie vacille trois jours au bord de l'émeute. Puis se calme.

Les mystères d'une non-enquête

A Talat Bounane, lieu de l'embuscade, une poignée de villageois commence à parler. Ou plutôt à murmurer. Les mots coûtent cher en Algérie. Tous se souviennent que, trois jours avant les faits, ils avaient adressé une pétition aux autorités pour signaler «un groupe d'individus rôdant depuis plusieurs soirs vers 21 heures avec des kalash et des grenades». Ils avaient aussi remarqué des voitures visiblement en repérage et un groupe de trois civils armés menant des opérations au même endroit. Le matin même de l'assassinat, vers 11 heures, les gendarmes de Beni Douala ont fait le tour des habitations. Aux commerçants, ils demandent de fermer. A tous, ils ordonnent de ne pas sortir ou, mieux, de quitter le secteur, affirmant qu'il va y avoir des «opérations». Après le meurtre, dans la petite cache des agresseurs, les villageois trouvent tout un matériel de camping. Rien n'a été saisi. Sur l'autre voie menant à Taourirt Moussa, une embuscade avait aussi été tendue. Les deux routes étaient sous contrôle, un travail de professionnel: Matoub n'avait aucune chance. Les plus courageux des villageois décident d'aller témoigner à la Brigade. Ils ne sont pas reçus. Cinq jours après, les six gendarmes sont mutés. Et les trois hommes armés meurent dans un guet-apens.

Officiellement, on entend seulement le témoignage des trois femmes à bord. Embrouillés, sous le choc, leurs propos n'éclaircissent pas vraiment le déroulement de l'embuscade. Mais toutes trois ont une certitude, celle d'avoir distinctement entendu les tueurs lancer: «Allah o'Akbar», la «signature» des islamistes. Mais ce cri leur semble manquer de spontanéité. «Avant de s'enfuir, l'un d'eux s'est retourné et de loin, comme s'il avait oublié, il a crié « Allah o' Akbar »», précise aujourd'hui Farida, une sour de Nadia. C'était comme un mot de passe, lancé pour qu'on le répète. » A l'hôpital où Nadia reste plus d'un mois, la police lui présente un procès-verbal de ses déclarations accusant les GIA. «Je n'ai jamais dit cela mais j'ai signé. J'avais peur, je me méfiais même des infirmiers. »

A Taourirt-Moussa, la Mercedes 310 noire n'est pas mise sous séquestre mais rendue à la famille. La police n'a pas pris la peine de ramasser les douilles, du 9 mm, du 7, 62 et du 39, qui jonchent encore l'intérieur. Des morceaux de cerveau maculent le cuir du siège, côté conducteur. Malika Matoub s'interroge: les deux balles mortelles ont été tirées à bout touchant. Elle réclame des expertises mais se heurte à un mur. «C'est là que j'ai commencé à douter. »

Ses avocats approchent les magistrats de Tizi Ouzou en charge du dossier, pour déposer une constitution de partie civile. Les juges les évitent. Mille chicaneries de procédure se dressent. Parallèlement, un émissaire du pouvoir prend contact avec Malika pour lui proposer «réparation». Une indemnisation au titre des «victimes du terrorisme» lui sera accordée dans les plus brefs délais si elle en fait la demande. Une sorte de marché tacite: à elle l'argent, aux autres le classement d'une histoire trop dérangeante. Malika refuse.

En octobre 1998, quatre mois après le meurtre, Nadia et ses deux sours sont entendues par le juge d'instruction pour la seule et unique fois. Ouarda affirme être sûre de pouvoir reconnaître au moins deux des agresseurs. «Le juge a fait comme si elle n'avait rien dit», se souvient Nadia. Installée en France, elle n'est jamais retournée en Kabylie.

Un nouveau «coupable» disparaît

Il y a quelques semaines, une nouvelle arrestation a eu lieu en Kabylie: celle d'Abdelhakim Chenoui, un repenti qui s'était rendu. Après un mois au commissariat, il pousse la porte de la maison familiale à Tizi Ouzou. Sale, amaigri, il a visiblement été torturé. «Abdelhakim est l'un des assassins de Matoub Lounès», glisse l'un des cinq civils de l'escorte. Parmi eux, se trouve Norredine Aït-Hammouda. «C'est grâce à moi que vous pouvez voir votre fils», assure-t-il tandis que le jeune homme est à nouveau embarqué. Depuis, la famille est sans nouvelles. Elle a essayé de faire passer un communiqué dans la presse pour retrouver sa trace. Seuls, deux journaux ont accepté. Le lendemain, l'un d'eux mettait la publication sur le compte d'une erreur. Le frère d'Abdelhakim a tenté en vain de déposer plainte pour enlèvement. «C'est une affaire plus politique que pénale», a juste expliqué un magistrat. Contacté à l'Assemblée nationale algérienne le 17 janvier, Norredine Aït-Hamouda a catégoriquement refusé de nous répondre. Il fait confiance, dit-il, «à la justice de son pays».

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Témoignage de Malik Medjnoun

Disparu du 28 septembre 1999 au 2 mai 2000

Témoignage recueilli par Me Rachid Mesli à la prison de Tizi-Ouzou, 9 mai 2000

J'ai été enlevé dans la rue prés de mon domicile à Tizi-Ouzou le 28 septembre 1999 à 8h30 du matin par trois hommes armés en civil au bord d'une R19 blanche. Ils m'ont menacé de leurs armes, tiré un coup de feu et m'ont embarqué de force dans leur véhicule devant tout le monde. J'ai tout de suite été emmené dans une caserne militaire à Tizi-Ouzou, je crois que c'était le secteur militaire.

Ils m'ont fait descendre avec des coups sans me poser de questions précises. Après avoir été battu, ils m'ont jeté dans le coffre arrière d'une voiture et après environ une heure de route, ils m'ont fait descendre sous les coups, les insultes et les menaces de mort. Je pensais qu'ils allaient me tuer sur place. J'ai su ensuite que j'étais à la caserne de la Sécurité militaire de Ben Aknoun à Alger.

Dès mon arrivée, j'ai été confié au capitaine Zakaria et son collègue qui s'occupent de la cave qui se trouve sous les cellules de la salle de torture.

Tout de suite j'ai été torturé sans interruption pendant 2 jours qui m'ont parus durer une éternité. On me posait des questions sur mon séjour en prison, sur les personnes que j'y avais rencontrées, si j'avais gardé des contacts, avec qui, et surtout sur une personne I. A. qui s'était enfuie à l'étranger, s'il m'appelait au téléphone, si moi-même j'avais l'intention de partir à l'étranger. Comme j'ai senti qu'ils ne me reprochaient rien de précis, j'ai repris espoir. Seulement les tortures ne se sont pas arrêtées. Tout y est passé: Les coups avec un manche de pioche sur toutes les parties du corps. J'ai eu dés le premier jour des côtes fracturées. Je n'arrivais plus à respirer et malgré cela ils m'ont fait subir le supplice du « chiffon » avec de l'eau salée. Après chaque évanouissement, dès que je me réveillais, ils recommençaient. Je ne savais plus si c'était un cauchemar ou bien l'enfer. Ensuite, pour me réveiller –m'ont-ils dit – ils ont commencé à me torturer à l'électricité qui provenait directement de la prise.

C'était horrible: Ils appliquaient des pinces sur toutes les parties de mon corps, les membres, les oreilles, le visage, le ventre, partout. Je ne comprends pas comment j'ai survécu à ces tortures. Je disais tout ce que je savais, mais leurs questions n'étaient pas précises, comme si eux mêmes ne savaient pas très bien ce qu'ils cherchaient à savoir.

Après ces tortures interminables, je me suis réveillé dans un cachot. Je ne sais pas combien de temps j'y étais avant de me réveiller, peut-être un jour, peut-être plusieurs. Je ne l'ai jamais su. J'entendais des cris qui provenaient de la cave à tortures, je crois que c'est cela qui m'a réveillé.

Lorsqu'on m'a apporté à manger, j'ai été battu par les gardiens, et lorsque j'ai terminé de manger j'avais encore plus faim qu'avant. J'ai compris tout de suite que c'était aussi une façon de nous torturer en permanence. Dès que je terminais ma ration, j'étais à la recherche de la moindre miette par terre, je mourrai de faim et au fur et à mesure je devenais squelettique.

Après les premiers jours je n'ai plus été torturé, mais bien sûr, comme tous les autres, j'ai été battu tous les jours au moment où on me faisait sortir aux toilettes. On avait droit à deux minutes chaque matin pour aller aux toilettes et cela sous les coups des gardiens. Les deux responsables des gardiens qui nous battaient le plus souvent, « Henni » et « Redouane » avaient un accent de l'est et nous battaient tous les jours.

Dans les cachots, il n'y a pas de toilettes, nous avions une petite bouteille en plastique pour uriner que nous vidions le matin.

Tous les jours se ressemblaient. Nous ne pouvions pas communiquer entre nous, mais après plusieurs mois, on finit par savoir certaines choses, les noms des gardiens, des officiers, sur les voisins, quand arrivaient des nouveaux. Mes voisins faisaient partie des « anciens ». Il y avait Abou Zakaria, un ancien parachutiste qui se trouvait là depuis plus de 2 ans et un autre de la Casbah qui s'y trouvait, je crois, depuis mars 1998.

Notre cave comportait 11 cellules et 2 salles. Elles étaient toujours pleines et il y avait beaucoup de militaires parmi nous.

La torture était quotidienne car il y avait toujours des nouveaux arrivants. Les cris ne s'arrêtaient jamais, ils faisaient partie de notre vie. Je m'y étais habitué, surtout que je me trouvais devant la porte de la cave où étaient situées les salles de torture.

J'ai passé ainsi plusieurs mois. Un jour, je n'ai pu me réveiller et me lever malgré les coups de manche et je crois qu'un médecin est venu me voir. Il a dit qu'il fallait m'évacuer, sinon je n'en aurais plus pour longtemps. Quelques jours après, je me suis réveillé dans une salle d'hôpital, j'étais sous perfusion de sérum. Je mangeais enfin à ma faim. J'ai su peu après que j'étais près de Blida dans un hôpital militaire. Un médecin est venu me voir, il a dit qu'il fallait que je sois bien nourri, qu' »ils avaient besoin de moi ». J'ai appris aussi que nous étions en février 2000. J'ai du rester environ un mois à l'hôpital. C'est là que j'ai connu Chenoui qui était comme moi de Tizi-Ouzou.

Je crois que nous avons été évacués ensemble de la caserne de Ben-Aknoun. Il ne parlait pas beaucoup et lui aussi était dans un sale état. Bien sûr que j'ignorais qu'il puisse y avoir un lien entre nous. On ne m'a jamais posé de questions à son sujet et il n'a pas paru me connaître lui non plus. Ce n'est qu'en prison que j'ai appris qu'il s'était rendu dans le cadre de la « concorde civile ». D'ailleurs il se trouve actuellement avec les prisonniers de droit commun comme tous ceux qui risquent avoir des problèmes dans le cadre « d'affaires islamistes ».

A Blida, nous avons été bien traités. Une fois « retapés » nous avons été ramenés à la caserne de Ben Aknoun. Cela devait être quelques jours avant qu'on nous présente au procureur de Tizi-Ouzou.

Durant ces jours, je n'ai été sorti qu'une seule fois, la nuit. Je n'ai pas été torturé, juste frappé et menacé de mort. C'est le capitaine Zakaria qui était le plus féroce, il demandait toujours aux gardiens de nous battre. Une fois, il m'a demandé si j'aimais Matoub Lounès, si j'aimais ses chansons. Il m'a demandé aussi « pourquoi t'appelle-t-on le petit Matoub? » Il avait l'air bien renseigné sur moi parce qu'on m'appelait effectivement ainsi. Lui-même était kabyle et il exigeait que je chante des chansons de Matoub.

On nous a présentés plusieurs fois devant le procureur de Tizi-Ouzou. La première fois c'était au nouveau Palais de justice à côté du commissariat central! Il y avait Chenoui et un repenti de Khemis el Khechna qui avait l'air de très bien connaître les officiers de la SM et que ceux-ci appelaient « El Hareth ». Le procureur nous a reçus, puis il a parlé en aparté avec Chenoui et « El Hareth ». J'ai appris qu'on était samedi le 4 mars 2000, je pensais qu'on était au mois d'avril.

Chenoui m'a dit qu'il connaissait ce procureur, car c'était devant lui qu'il avait été présenté lorsqu'il s'était rendu, en été dernier. A ce moment là, je ne savais qu'il y avait un lien entre lui et moi, d'ailleurs je ne savais pas ce qu'on lui reprochait au juste. J'ai remarqué que ma présence devait déplaire au procureur, je n'en connaissais pas la raison, aussi me suis-je dit que ce devait être en raison de la puanteur que je dégageais. Cela faisait plusieurs mois que je ne m'étais pas lavé! Ensuite j'ai remarqué que le procureur semblait parler de moi aux officiers, il leur a dit à mon sujet: « Emmenez-le celui-là! » Ils m'ont immédiatement descendu et enfermé dans le coffre de la voiture.

En fait, je me suis retrouvé quelques heures plus tard au secteur militaire de Tizi-Ouzou avec Chenoui. De là nous sommes repartis vers nos cachots de Ben Aknoun.

Deux jours plus tard, ce devait donc être le 6 mars 2000, nous avons de nouveau été emmenés à Tizi-Ouzou, devant le même procureur (en fait il devait s'agir du procureur général au niveau de la cour et président du « comité de probation »). Celui-ci a de nouveau fait des remarques me concernant, que je n'ai pas comprises puis on nous a emmenés au Palais de Justice au centre ville. Arrivés là-bas, on m'a mis dans le coffre d'une voiture et m'a sommé de ne surtout pas bouger. Après plusieurs heures quelqu'un est venu et m'a dit: « toi, c'est dommage pour toi mais c'est comme ça. » Après un voyage éprouvant toujours dans le coffre de la voiture, je me suis de nouveau retrouvé dans mon cachot. Je sentais que j'étais revenu seul et plus tard j'ai appris que ce jour-là, Chenoui avait été emmené à la prison de Tizi-Ouzou.

Mon cauchemar s'est encore poursuivi pendant presque deux mois. J'étais persuadé que je finirai mes jours dans ce cachot avec mes poux, ma peur, ma saleté et ma faim. Ce n'est que deux mois plus tard que j'ai de nouveau été emmené à Tizi-Ouzou, cette fois-ci directement vers l'ancien Palais de Justice. J'étais très curieux de savoir ce qu'on allait me reprocher et je pensais qu'ils allaient me reparler de ma première affaire ou me reposer les questions des officiers du DRS. J'étais heureux et sûr de moi. Je me disais qu'une fois arrivé devant la Justice, j'allais être tout de suite libéré. Je pensais même qu'on me dirait qu'il y avait eu erreur, qu'on me présenterait des excuses. Quelle ne fût ma surprise lorsque le procureur me dit que j'étais accusé d'avoir participé à l'assassinat de notre chanteur Matoub Lounes, que Dieu ait son âme. Je pensais même qu'il plaisantait et qu'il voulait seulement me tester et me faire peur avant de me libérer. Mais j'ai du constater qu'il était sérieux. Je lui ai dit que même les officiers du DRS ne m'avaient pas reproché ce crime, comment la Justice pouvait-elle le faire?

J'ai compris plus tard que Chenoui et moi avions le même dossier.

Voilà. Je n'ai même pas crié mon innocence parce que c'était tellement évident. Tout cela me fait l'effet d'une plaisanterie clôturant un cauchemar.

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Ahmed Cherbi, enlevé et torturé en 2002 pour confirmer la version officielle de l'assassinat de Lounès Matoub

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), Témoignage recueilli en février 2005, publié par Algeria-Watch

Je travaillais dans un parking de voitures tout à côté de l'hôpital à Tizi-Ouzou. Le 27 février 2002 à 11h 30 j'ai vu une voiture arriver. L'ami qui travaillait avec moi a vu trois voitures. Deux hommes en civil en descendent et se dirigent vers moi. Chacun me prend par un bras et ils m'ordonnent de les suivre. A ce moment je ne sais pas qui sont ces hommes, sont ils des policiers, des gendarmes, des hommes de la Sécurité militaire? Ils ne m'ont rien dit d'autre, ne m'ont pas annoncé que j'étais en état d'arrestation. Ils ne m'ont même pas demandé si j'étais bien M. Cherbi. Ils m'emmènent vers la voiture, me mettent un sac noir sur la tête et placent des menottes. Ils essaient de m'apaiser: « t'inquiète pas Mohamed, il faut être correct avec nous, tu es en sécurité avec nous, rien ne t'arrivera ».

Je pensais que j'étais arrêté en raison des évènements en Kabylie auxquels j'avais participé.

Là où je travaille, le secteur militaire n'est pas loin et le central de police non plus. Le trajet a duré quelques minutes. En fait cinq minutes après l'arrestation, je me trouvais dans un bureau. Je pensais que j'étais au Central. On m'a enlevé la cagoule. Les trois qui m'ont arrêté sont dans la pièce, l'un d'entre eux s'appelle Kader, il est de Ain-Defla. C'est un agent du DRS et c'est lui qui me torturera.

Un monsieur entre avec un gros dossier entre les mains. Il ferme la porte derrière lui et c'est là que je vois que derrière cette porte est accrochée une tenue militaire de combat. Et je comprends que je me trouve au secteur militaire.

L'homme qui est entré m'aborde en disant: « sois avec nous, viens avec nous, n'aies pas peur ». Je réponds que je n'ai rien fait, que je travaille et c'est tout, il rétorque: « je sais que tu n'as rien fait mais sois correct avec nous, sois un homme, t'inquiète pas. » A ce moment ils ne m'ont toujours pas dit pourquoi j'ai été arrêté. Ils m'ont complètement déshabillé et mis tout nu dans une toute petite cellule. Ils m'ont laissé pendant trois heures tout nu, puis Kader est venu et m'a remis mes habits. Puis ils m'ont amené dans le bureau d'un certain commandant Nahal Rachid (Ce n'est plus tard que je saurai son nom). Ils me montre des petites cassettes vidéo, et il me dit: « ce sont des cassettes de Matoub, veux-tu les voir? ». Je réponds: « que vais-je faire avec? ». Il me dit: « Je vais t'envoyer à Alger, tu as du travail avec les gens d'Alger, sois un homme. Tu collabores avec eux, ensuite ils te relâcheront et tu reprendras ton travail ». Je répète que je n'ai rien fait, que je veux rentrer à la maison. » Mais rien à faire, ils ont décidé de m'emmener à Alger. On me ramène dans la cellule où je suis enfermé pendant trois jours. Je n'ai pas eu à manger, ni à boire. Ce n'est que le samedi matin que Kader m'en sort. Il me bande les yeux mais je vois un peu par en haut et en bas. Quand il s'en rend compte il me met un sac noir sur la tête.

Ils m'ont transféré dans une voire noire. Ils étaient quatre. J'étais entre les deux homes assis derrière, ils m'ont couvert de vestes pour ne pas qu'on me voie de l'extérieur. Je pensais qu'ils m'emmenaient à Alger, en fait je suis arrivé à Blida.

En réalité je me trouve au CTRI de Blida à Haouch Chnou. Ils me font entrer dans une pièce et me « cuisinent ». Le colonel M'henna Djebbar y est. A ce moment je ne sais pas qui est cet officier. Je raconterai plus tard comment j'ai su qu'il s'agissait de lui. Il veut que j'avoue avoir vu les assassins de Lounès Matoub. Les militaires me montrent les photos de cinq personnes: Medjnoun, Chenoui, Boudjelah, Moufouk, Djebiri Djamel, Deux sont en prison, les autres ont été abattus. Ils veulent me faire dire que le jour de l'assassinat, mon père et moi nous nous trouvions sur place et qu'à 13h 13mn on aurait entendu des coups de feu et vu comment ces cinq personnes avaient tué Matoub. Je n'avais jamais vu Chenoui, je l'ai rencontré pour la première fois plus tard en prison. J'ai dit que je ne pouvais dénoncer des gens que je ne connaissais pas du tout, je ne pouvais pas faire un faux témoignage. Ils ont prétendu que mon père avait donné cette version. A l'époque j'étais mineur. Mais je ne pouvais pas dire une chose pareille, dans ce cas, comment justifier que je n'en avais pas parlé auparavant aux autorités? Matoub avait été tué en juin 1998, on était en avril 2002. Ils me menacent: « Tu sais que des gens qui entrent ici, rares sont ceux qui en ressortent ». Je réponds, que je préfère mourir que de dire des mensonges. Ils me mettent dans une cellule dans laquelle je reste environ une semaine – 10 jours sans en sortir. La cellule est toute petite, je ne peux pas m'étendre et il y a des gouttes qui tombent du plafond. C'est insupportable. Tous les matins à 6h environ, on me sort pour aller aux toilettes qui sont extrêmement sales. Je n'ai pas le droit d'y rester plus d'une minute et demi et ce menotté.

Il y a des cellules à côté de la mienne. Et je sais qu'il y a des prisonniers. Nous ne pouvons pas communiquer mais nous nous manifestons en frappant avec nos menottes au mur, en fait pour nous réconforter les uns les autres. Un jour, tous ont été emmenés, je ne sais où. Je restais seul mais peu après ils m'ont emmené au bureau. Djebbar y est, en civil. Il y a un autre civil qui s'avèrera être un député du RCD, Nourredine Ait-Hammouda, mais à ce moment, je ne sais pas qui il est. Il me parle en kabyle. Il me demande « pourquoi tu ne dis pas ce qu'on te dit de dire, tu sais que ceux qui entrent ici n'en ressortent pas. Si tu veux sortir, tu dis ce qu'ils veulent, tu fais un témoignage, il y a des journalistes ici, tu leur parles et leur fais comprendre, ils répercuteront ce que tu as dit. Tu passeras devant la justice, tu leur dis la même chose et il n'arrivera rien. Ensuite on te donnera ce que tu veux. Tu veux un visa, on te le donnera, tu veux une maison, on te la donnera, enfin tout ce que tu veux, tu l'auras. » Je lui répond: « pourquoi tu me demandes ça? On est tous les deux Kabyles, aide moi à sortir de là. » Il me regarde: « Tu ne sortiras que si tu leur dis ce qu'ils veulent, sinon tu ne sortiras d'ici. » Il est parti.

Ils m'ont ramené dans une cellule. Trois jours après, en pleine nuit, ils sont venus me chercher, me disant qu'il y a un concert auquel je devais assister. Ils m'emmènent dans une grande salle. Il y a des matériaux de construction, des ordinateurs, une échelle en bois. Je ne savais pas que c'était une salle de torture. Ils m'ont attaché à l'échelle et m'ont fait tomber d'un côté puis de l'autre, ils l'ont fait au moins 4 ou 5 fois. Ensuite, ils m'ont détaché et m'ont plongé la tête dans une grande bassine dans laquelle il y avait de l'eau nauséabonde et savonneuse. Cela a bien duré une heure. L'eau me rentrait dans les oreilles. Je suffoquais, je pensais ne pas tenir. Ceux qui m'ont torturé étaient appelés Babay, Mounir et Zaatout. Quand ils m'ont ramené dans la cellule, tout bruit retentissait dans mes oreilles comme des explosions. Il y avait des gouttes d'eau qui tombaient du plafond et c'était à chaque fois un choc dans mes oreilles. Je me les bouchais des deux mains mais c'était insupportable.

Le lendemain, il m'ont ressorti de la cellule vers 21h et emmené dans la même salle. Ils étaient à trois, en tenue militaire mais pas cagoulés. Cette fois-ci ils m'ont roué de coup de rangers et de poings, sur tout le corps. Babay m'a dit: « Ma femme accouche aujourd'hui et à cause de toi je ne peux pas l'accompagner, je t'arrache la peau! ». Ils ont repris la torture de la bassine. Puis ils m'ont remis dans la cellule. Je suis tombé malade, j'étais incapable de me lever. A midi et le soir on me donnait un petit morceau de pain, pas plus.

Cela faisait 17 jours que j'étais chez eux quand ils m'ont emmené dans une salle où il y avait des canapés. Il y avait une femme médecin qui m'a examiné et fait une piqûre. Djebbar était là.

Le lendemain ils m'ont mis dans une cellule qui faisait deux m2. Je pouvais au moins m'allonger, marcher un peu et il y a une couverte militaire crasseuse par terre. Au mur, il y avait comme une fente qui me permettait de regarder dehors. Je voyais la forêt et j'entendais le chemin de fer.

Quelques heures après avoir été transféré dans cette cellule, ils ont fait entré un tuyau dans la cellule par le biais d'une petite ouverture par laquelle entrait de la lumière. Il y a de la fumée qui envahit la cellule et j'ai des hallucinations mais tout en étant absolument persuadé que c'est la réalité. Je vois ma mère, mon père, je me vois à Tizi, à Alger. Je suis persuadé que ce que je vois se passe réellement. Ce n'est que des heures plus tard que je me rends compte où je suis, je n'arrive pas y croire tant je suis convaincu que ce que j'ai halluciné est vrai.

Le lendemain quand ils m'ont sorti de ma cellule, il m'ont présenté à Djebbar, la médecin est venue, elle m'a refait une piqûre et de retour dans ma cellule, ils ont de nouveau introduit cette fumée. Je me voyais avec ma mère, mon père, mes cousins, à l'oued, je suis un peu partout. Sur le tuyau il y avait comme un petit micro. Je ne sais pas si dans cet état je parlais. Ils m'ont emmené de nouveau chez Nourredine Ait-Hammouda, Djebbar aussi était là. Dans la pièce il y avait deux journalistes et une caméra. Je leur dis que je veux partir: « cela fait 30 jours que je suis là, je ne peux pas faire de faux-témoignage, pourquoi ne me laissez-vous pas partir? » Ils répondent « il n'y a que toi qui peut faire ça, il n'y a que toi et ton père qui peuvent le faire. Et puis cela ne fait pas trente jours que tu es là, cela fait une semaine, tu comptes les jours et les nuits ou quoi? et encore tu es en forme! » Ait-Hammouda s'adresse en moi en kabyle: « Qu'est ce que je t'ai dit? Si tu avais témoigné, si tu avais fait la cassette, tu serais rentré à la maison. Tu n'as pas besoin d'avoir peur, on contacte les gens de Tizi-Ouzou, tu travailles avec eux. »

‘ai refusé et ils m'ont ramené dans la cellule où j'ai eu droit à une nouvelle séance de gaz. Je ne sais pas ce qui se passait avec moi, j'avais l'impression de ne plus avoir de volonté.

En face de ma cellule il y avait une salle dans laquelle se retrouvaient les militaires. Il y en avait un qui de temps en temps me donnait un verre de lait ou de coca. Il m'a dit: « Vous êtes chez la Sécurité militaire, Haouch Chnou à Blida. je vous donne mon numéro et quand vous sortirez, vous m'appelez. Les gens qui viennent ici n'en sortent pas mais si tu sors un jour contacte moi. » J'ai perdu son numéro de téléphone et je ne me souviens pas de son prénom.

Toujours est-il que j'étais dans un état second, je ne sais pas si c'est l'effet de la piqûre ou de la fumée mais je faisais ce qu'on me disait de faire, on me demandait de me déshabiller, de me lever, de m'asseoir, je le faisais sans résistance. J'étais comme dans un état second.

Deux jours plus tard environ ils m'ont fait entrer dans une pièce dans laquelle il y a un rideau avec une chaise devant. Sont présents Djebbar et deux journalistes. L'un des hommes qui se fait appeler Mohamed me dit ce que j'ai à faire. Il m'explique qu'ils vont enregistrer deux cassettes, l'une en arabe et l'autre en kabyle. Et il me dit exactement ce que je dois dire et il me menace de ne pas sortir de là dans le cas contraire. L'un des journalistes prend la parole: « les forces de l'armée ont procédé à l'arrestation du suspect Ahmed Cherbi. Il avoue ce qui suit… » Et c'est à moi de parler. Je dis sans problèmes: « oui, j'étais avec mon père, à Tala Bounane, nous rassemblions des pierres sur notre terrain quand nous avons entendu des coups de feu. En nous retournant nous avons vu que Matoub avait été tué et cinq personnes que nous avons pu identifier. Il s'agit de Medjnoun, Chenoui, Boudjelah, Moufouk, Djebiri Djamel. » Puis les journalistes me posent des questions: »Pourquoi tu n'as pas été à la gendarmerie pour dénoncer les coupables? » Je réponds: « J'avais peur parce que mon père m'a interdit de le faire. » Puis le commentaire du journaliste: « Après quatre année d'investigation, les forces de sécurité ont enfin pu trouver ces témoins qui confirment la culpabilité des suspects » En fait c'était un scénario pour dédouaner l'armée et faire porter la responsabilité de l'assassinat de Lounès Matoub aux terroristes.

J'ai donc fait la cassette en arabe et en kabyle. C'est cet homme appelé Mohamed qui m'ordonne ce que je dois dire. Il y a aussi deux autres militaires qui mettent la pression. Puis une fois l'enregistrement achevé, ils me ramènent dans la cellule. Et là, c'est Ait-Hammouda qui vient, me félicite et me remet une table de chocolat. Il me conseille de dire la même chose devant la justice. A ce moment, je ne sais pas ce que veut dire justice, je ne sais pas ce qu'est un procureur de la République, un juge d'instruction.

En fait je me demande si j'étais dans mon état normal en faisant cet enregistrement. Je suis tout à fait conscient sur le moment mais je m'étonne de m'être laissé commander, de n'avoir opposé aucune résistance, de ne pas avoir refusé. C'est ce qui me fait croire que j'ai été drogué avec une substance provenant soit de la piqûre, soit de la fumée.

Après 3 ou 4 jours, j'ai entendu la voix de mon père. A l'endroit du guichet où les militaires regardent dans la cellule il y a une petite fente qui me permettait de regarder dans le couloir sur le côté, et je vois mon père. Il est dans un état lamentable, tous ses habits sont déchirés, il pleure. Je n'en crois pas mes yeux. Ils l'enferment dans une cellule en face de la mienne pour l'en sortir dix minutes plus tard. En fait mon père a été arrêté environ un mois après moi, le 25 mars. Il avait déposé plainte au niveau de la gendarmerie en raison de ma disparition. Mon père me cherchait partout. Comme je n'apparaissais pas, mon ami avec lequel je travaillais est allé à la police pour dire que j'avais été enlevé par leurs hommes et que s'il m'était arrivé quelque chose c'étaient les forces de sécurité qui en étaient responsables. D

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djamel izem

Reste que le jugement d'Allah et pour ce mystérieux Medjenoun juste une histoire qui fait dormir debout. Matoub, Dieu ait ton âme..

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