Aldjia, mon amour, ce jour où ils oublièrent Oradour...

Aldjia, mon amour, ce jour où ils oublièrent Oradour...

– Ton père et Rodriguez sont morts au milieu de mille cadavres, m’avait dit Paolita.
Mille cadavres. Les cadavres des enfants et des femmes d’Oradour ; les cadavres des hommes incrédules et ceux des gens de Limoges. Oradour-sur-Glane, un jour de marché, quand montaient, des ruines fumantes, les gémissements des êtres innocents qui agonisaient.
Les soldats de la Panzerdivision étaient entrés à l’improviste. En partant, ils n’avaient laissé d’Oradour qu’un champ de dépouilles.
On racontait que Gabríl avait tué deux Panzer-grenadiers du côté de l’entrée nord, puis deux autres Allemands qui traînaient une mère et son bébé. Et puis, à court de munitions, il perdit la tête et se mit à tourner sur la grande place du village, en apostrophant le ciel.
– Dis-nous, Dieu, combien Te faut-il de Verdun pour Ton répit ? Dis-nous, qu’on sache enfin mentir à notre tour aux hommes égarés. Je ne suis qu’un indigène fourvoyé dans l’amour des hommes et Toi Tu ne m’entends pas ! Dis-nous, dis-nous… !
Il tournait sur la grande place d’Oradour-sur-Glane en sanglotant.
– Belaïd, je viens ! Je viens en enfant émerveillé ! Tu m’entends ? Je sais que tu m’entends ! J’ai survécu au serment fait aux figuiers de Tizi-n’Djemaâ ! J’ai survécu, Belaïd !
C’est sur la grande place d’Oradour-sur-Glane, raconte-t-on, que Gabríl fut capturé, blessé à la tête et au ventre, et jeté parmi les hommes du village qui attendaient la mort.
Mon père mourut dans le plus grand massacre de civils commis en France par les armées allemandes.
Et ma compagne Aldjia périt dans le plus grand massacre de civils commis en Algérie par les armées françaises.

J’appris de Samuel que ma femme fut tuée le jour où je finissais de libérer l’Europe de son cauchemar. Le jour où la France, enfin délivrée, riait et dansait, et que les indigènes pensaient qu’il y avait à rire et à danser pour tout le monde. Oui, pour tout le monde, se disaient-ils, puisque le monstre nazi était notre tourment à tous, qu’il avait coûté du sang indigène pour le terrasser et qu’à bien y réfléchir, cette guerre avait fait du maître et du métayer deux créatures à peu près semblables. L’humiliation d’avoir été occupés puis asservis tous les deux était, pensions-nous, le plus court chemin vers l’égalité et la fraternité.
Ce mardi 8 mai était jour de marché à Sétif. Comme à Oradour. Aldjia était dans le cortège. J’imagine qu’elle était encore plus belle avec sa colère enfouie. Quand son frère Siyad lui avait montré le tract du parti, elle avait froncé les sourcils. Une manifestation pacifique à Sétif le jour où l’Allemagne capitule ?
– Cela ne servira à rien ! avait-elle soupiré.
Plusieurs nuits j’ai écouté Siyad pleurer.
– Dieu, elle m’avait dit… Elle m’avait dit que s’il y avait un espoir de grandeur dans cette France oublieuse, Yousef n’aurait pas déserté. Elle m’avait regardé droit dans les yeux : « Liberté, égalité, fraternité ? Pas pour nous, Siyad, pas pour nous ! Ils en ont fait trois mensonges. » Puis elle avait ajouté : « Mais je serai avec toi dans la manifestation. Qui gardera les enfants ? »
Elle parlait comme ça, Aldjia.
Je l’avais imaginée, en cet instant, féline et tourmentée. Rebelle et mère. Siyad l’avait entendue parler dans un coin à son fils Zouheir en lui accrochant au cou un pendentif.
– Tu n’as que cinq ans, Zouheir, mais tu peux comprendre les mots de ton père Yousef : « Mon fils, je te donne les quatre directions du monde, car on ne sait pas où tu iras mourir. » Ainsi parle notre clan : on y meurt aux quatre coins de la terre. Ainsi tu parleras à ton fils, à sa puberté, et ainsi ton fils parlera au sien !
Elle avait confié Zouheir et Zoubida à l’autre grand frère, Laïd, qui habitait Belcourt, un quartier populaire d’Alger.
Le matin du 8 mai, elle était dans le cortège.
Oui, fallait-il que la mémoire fût si courte et la douleur si brève, fallait-il qu’Oradour ne fût qu’un cauchemar fugace pour qu’eux, les fils du deuil limousin, tuent à leur tour d’autres enfants innocents, ce jour où la France dansait ?
Aldjia était dans le cortège. En tête, avec les écoliers et les scouts noyés sous les drapeaux français, américain, britannique et soviétique. Eh quoi, on fête la victoire des Alliés !
Et soudain, elle vit un étrange drapeau, vert et blanc. Aïssa était grand et traversait la rue de Constantine avec cet étrange drapeau.
– S ale Arabe !
L’injure avait précédé la mort. Brutale. Fielleuse. Aldjia avait compris. C’étaient eux ! C’étaient ces occupants sans mémoire et sans prestige, ces hommes lâches et versatiles, hier soumis au maître allemand, aujourd’hui arrogants. C’étaient ces Français organisés hier en phalanges fascistes autour de Vichy et aujourd’hui impatients de semer, de nouveau, la mort. C’étaient eux.
– Sales Arabes ! On va vous montrer qui est le maître ici !
Ils avaient tiré. Le jour où la France dansait. Le jour où Colbert, après Sétif et Kherrata, ne fut plus qu’un vaste cimetière, Oradour-sur-oued, oued de sang ; quand de l’église de la Sainte-Croix descendit une rivière pourpre, le long des forges, vers le café Santo, rasant les maisonnettes blanches aux toits de tuiles rouges, sous le parfum des lilas, des rosiers et des jasmins, formant les premières flaques sous les mûriers et les micocouliers puis les suivantes devant les taudis où agonisaient des familles affamées, aux pieds de Kacem.
– Bouya ! Bouya !
À la couleur du sang, l’enfant s’était deviné orphelin.
El-Khier venait de mourir au milieu des fontaines.
– Sale Arabe, on t’a eu !
Je dois, à la vérité, souligner ce détail : les assassins allemands de la Waffen-SS ne criaient pas à Oradour. Ils exécutaient en silence. En masse, mais en silence. Les mitrailleuses alignées face aux hommes, aux femmes, aux enfants, ils laissaient parler les balles. Une demi-minute, une minute. À Sétif, les colons de la Main rouge, les policiers et les militaires, eux, hurlaient. De joie bestiale ou de rage carnassière, on n’en sait rien. Mais ils hurlaient en abattant les indigènes par groupes de vingt !
Ce fut leur seule dissimilitude. Pour le reste, Dieu qu’ils se ressemblèrent dans leur manière hystérique de donner la mort !
J’ai écouté Paolita me raconter Oradour, j’ai passé des nuits avec Siyad me narrant les derniers instants d’Aldjia, j’ai suivi le récit de Kacem dans Colbert martyrisée, et j’ai tremblé sur l’amnésie de l’ancien supplicié qu’on avait vu se travestir en féroce bourreau.
Qui, d’Aldjia ou de Gabríl, mourut d’une mitrailleuse française ? Et qui périt d’une décharge allemande ? Dans le récit des deux carnages, dans les paroles de Paolita et de Kacem, je n’ai vu qu’un seul doigt noir appuyer sur la détente – le doigt de la main meurtrière qu’agita l’escadron français de la Garde républicaine pour semer la mort à Sétif, Périgotville, puis à Kherrata, Colbert, et Saint-Arnaud ; c’était aussi la main des Panzer-grenadiers de la Waffen-SS massacrant les hommes, les femmes et les enfants d’Oradour-sur-Glane ! Une seule et même main ivre de haine. Une haine furieuse. La haine d’abattre les fuyards ou les vieux impotents ; la haine de cette femme d’un colon de Périgotville, découpant en morceaux le cadavre de l’indigène Smara pour ensuite les donner à son chien ; la haine de torturer, jusqu’à la mort, ou de brûler vives des familles. La même haine et la même façon cynique de massacrer. Ils avaient d’abord parqué les habitants, grands et petits, jeunes et vieux, place du Champ-de-Foire à Oradour, et dans la cour des casernes à Sétif. Un Waffen-SS alsacien à Oradour, un caïd à Sétif avaient traduit aux damnés les propos du commandant Diekmann et ceux du commissaire Olivieri. Puis ils avaient tiré avec des mitrailleuses et des chars, sur des visages hébétés.
– J’en ai vu qui dansaient sur les dépouilles, me raconta Kacem cette nuit où je l’entendis jurer de venger son père.
Le venger de quoi, au fait ? D’une mort sauvage ou d’une vie résignée ? Son regard brûlait.
– Que veulent-ils de soumission plus totale que celle de nos pères ? Nous avions fini par ne plus rien demander à Dieu. On se nourrissait de fèves, et nos hommes revenaient hagards du front d’Italie, retrouver, seuls et impuissants, leur progéniture affamée.
À Oradour, les SS avaient conduit les femmes et les enfants à l’église. Vers seize heures, m’avait dit Paolita, ils placèrent dans la nef, près du choeur, un engin qui explosa dans une épaisse fumée noire. Cela n’avait pas suffi pour nous tuer tous. Beaucoup d’entre nous y avaient réchappé et, à demi asphyxiés, avaient défoncé la porte de la sacristie. C’est ainsi que je m’en étais sortie. J’ai entendu, de loin, les SS qui achevaient les survivants par des rafales de mitraillettes, puis par des grenades. De l’église qui flambait me sont parvenus les derniers cris des enfants qui brûlaient ! C’étaient les cris incrédules et déchirants qui sortaient d’une même poitrine innocente, celle, haletante, d’Oradour ; celle, impétueuse et désorientée, des écoliers de Sétif qui tombaient, un drapeau allié à la main, le jour où la France dansait ; la même poitrine étranglée par une mémoire courte, l’année où il n’y eut pas à rire et à danser pour tout le monde, l’année rouge où le sang de l’enfant coula dans un bourg d’Algérie, après celui du père à Monte Cassino, et que l’édile, écharpe tricolore autour du cou, expliqua que ce n’était que du sang indigène, du sang de croquant, pas assez pur pour faire du maître et du métayer deux créatures à peu près semblables.
Gabríl et Aldjia sont morts sans sépulture. Nul ne connaît leurs tombes.
À Oradour on m’avait dit :
– Certainement là-bas, derrière l’église !
À Sétif, une femme décharnée m’avait montré la forêt :
– Cherche là-haut, sous les cèdres ! Cherche mais reviens vite et oublie !
À Oradour et à Sétif, les assassins allemands et français, comme effrayés devant leur propre barbarie, avaient caché à Dieu, aux hommes et aussi à eux-mêmes le spectacle de leur folie meurtrière. À Oradour, ils avaient enterré les cadavres dans des fosses derrière l’église, après les avoir recouverts de paille et y avoir mis le feu ; à Sétif, ils avaient creusé des trous semblables dans la forêt qui surplombe la ville, recouvert les corps de chaux avant de les y entasser, puis de damer le sol.
J’étais allé derrière l’église, et je n’avais vu, au milieu d’un amas de décombres, que des ossements humains calcinés. Comment reconnaître ceux de Gabríl ?
– J’ai cherché, m’avait dit Samuel, et j’ai rapporté ça.
Il me montrait des photos de corps carbonisés dont certains avaient conservé figure humaine. Sur l’une d’elles, dans la sacristie, deux petits garçons de douze ou treize ans se tenaient enlacés, comme unis dans un dernier sursaut d’horreur.
Je ne suis jamais allé dans la forêt qui surplombe Sétif. À quoi bon y chercher Aldjia ?
Elle y repose sous les senteurs des cèdres et du sapin de Numidie. Comme lors de notre première nuit d’amour. C’est ainsi que je l’ai gardée dans mon coeur. Vivante et souveraine.
J’avoue être parfois allé à Colbert et à Périgotville, en visiteur anonyme, avec le déraisonnable espoir de croiser une ombre d’autrefois, un reste de parfum, l’écho d’un éclat de rire. Je me perdis dans deux cités méconnaissables. Elles avaient changé de nom et d’allure. Colbert s’appelle aujourd’hui Aïn Oulmène et Périgotville porte un nom vénérable, Aïn-el-Kébira. L’une et l’autre ont grandi dans la hâte, l’avidité et le mépris de la nostalgie. À Colbert, je n’ai pas retrouvé toutes les fontaines ni l’odeur des robiniers ; les forges ont disparu et le café Santo s’est tu. Mais devant l’ancienne église, entre le casernement et la mairie, j’ai cru reconnaître le dispensaire et j’ai guetté parfois, le coeur battant, l’infirmière élancée, aux grands yeux noisette et aux cheveux teints au henné, qui me réserverait sa soirée sous le figuier, en face des Babors, où nous recommencerions notre première nuit d’amour.

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Commentaires (3) | Réagir ?

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algerie

جزاكم الله خيرا

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algerie

merci

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