PARTIE 3 : LA VENGEANCE

PARTIE 3 : LA VENGEANCE

Au total, les victimes tuées par les insurgés algériens furent officiellement chiffrées par les autorités françaises à 123 dont 71 civils européens, 23 civils algériens et 31 membres des « forces de l’ordre » (11). Ces chiffres manifestaient le constat que faisait Frantz Fanon dans les premières lignes des Damnés de la terre : « la décolonisation est toujours un phénomène violent. » (12) Le monde colonial bâti sur la violence ne pouvait être remis en cause que par un processus de libération faisant éclater les rapports de domination et de sujétion. Cette libération empruntait, elle-même, le chemin de la violence.

Contre le système colonial qui niait son être, la violence collective du colonisé devenait une nécessité pour affirmer son refus de sa propre réification. En prenant les armes, le colonisé se créait parce qu’il bâtissait sa propre histoire en devenant sujet historique à part entière, et non objet entre les mains du colonialisme. La violence participait du développement d’une double opération libératrice : une opération externe dirigée contre le colonisateur et une opération interne visant à la transformation du colonisé lui-même. Comme l’écrivait Fanon : la décolonisation « modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. […] La décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux. » (13)

Face à la violence libératrice des colonisés en lutte, les autorités françaises et les colons répondirent par une répression implacable et aveugle digne de celle qui avait été mise en œuvre en mai 1945. A partir du 23 août, une totale liberté d’action fut donnée à l’armée pour réprimer. Commandant de l’ensemble de l’Algérie, le général Lorillot « prescrit » au général commandant la division de Constantine « de donner ordre aux cadres et troupes de conduire avec rigueur les opérations ». Levée une semaine plus tard, cette « prescription » pouvait redevenir valable « dans le cas où un mouvement insurrectionnel analogue à celui du 20 août éclaterait. » (14)

Des villages entiers et des centres de plus grande importance, comme El Arrouche ou Oued Zenati, furent désertés par leurs habitants masculins. Des mechtas furent détruites. Dans celle de Zafzaf, tous les hommes algériens qui étaient rencontrés dans les rues par les militaires français, furent tués, les gourbis (15) brûlés et le bétail massacré. Un rapport militaire expliquait que 60 civils algériens avaient été exécutés sans jugement à El Khroub et enterrés au lieu-dit Saraoui alors qu’un autre rapport mentionnait le chiffre de 750 morts pour le seul secteur d’El Arrouche. (16)

Les colons furent pris par une volonté de vengeance. Selon Georges Penchenier, journaliste au Monde, les colons « surexcités par les récits qui leur parviennent des villages voisins, ont désormais les réflexes rapides. […] l’un d’eux m’a dit : « Je tire d’abord et puis après je regarde si c’est un bon ou un mauvais ». […] Ici, il n’y a de place que pour la haine, une haine sans limite. » (17) A Philippeville, des colons se lancèrent dans la chasse à l’« Arabe », notamment lors des obsèques d’Européens. Le maire de la ville, Benquet Crevaux, se vanta d’avoir tiré depuis son balcon sur tous les Algériens qu’il voyait.

A Philippeville, environ 1.500 Algériens furent rassemblés dans le stade de la ville qui fut transformé en véritable camp. La majorité fut tuée puis enterrée dans une fausse commune (18). Selon un soldat français, « toutes les mitraillettes et les mitrailleuses étaient alignées devant la foule de prisonniers qui se mirent immédiatement à hurler. Mais nous avons ouvert le feu ; dix minutes plus tard, c’était pratiquement fini. Il y en avait tellement qu’il a fallu les enterrer au bulldozer. » (19)

Les autorités françaises donnèrent le chiffre officiel de 1.275 tués au cours de la répression alors que l’ALN recensa 12.000 morts et disparus (20). Cette répression impitoyable éloignait toute perspective de solution négociée et rendait le processus révolutionnaire irréversible par l’implication directe du peuple algérien, et plus particulièrement des masses rurales, dans la lutte de libération nationale. Pour Salah Boubnider, qui avait participé à l’organisation de l’insurrection, cette répression était le terrible « prix à payer » pour la libération de l’Algérie : « Tuer 10.000 ou 100.000 hommes ne représente rien pour le système colonial. Bien sûr qu’on déplore qu’il y ait eu autant de victimes... C’était le prix à payer pour voir juillet 1962 et l’écroulement du colonialisme. Il s’agissait d’une révolution. Nous avons fait ce que nous croyions être le mieux pour épargner la vie du peuple algérien. » (21)

Malgré la répression, l’insurrection du 20 août 1955 répondait pleinement au principal objectif fixé par Youssef Zighoud : donner à la Révolution algérienne une assise populaire. Au niveau international, l’insurrection du 20 août eut un écho considérable. Le 30 septembre 1955, la « question algérienne » fut pour la première fois inscrite à l’ordre du jour de l’ONU malgré l’opposition de la France, membre permanent du « Conseil de sécurité ».

L’insurrection du 20 août rendait la marche vers la libération de l’Algérie irréversible. Par l’action directe du peuple algérien, la Révolution s’imposait.

Youcef Girard

Notes de lecture :

(1) Meynier Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Alger, Casbah-Edition, 2003, page 279

(2) Hameaux au Maghreb.

(3) Amazit Boukhalfa, « Le Colonel Saout El Arab est mort, « Nous avions donné la révolution au peuple » », El Watan, 2 juin 2005.

(4) Mohammed V fut destitué et déporté en Corse puis à Madagascar. Il fut remplacé par son cousin, le glaoui Ben Arafa. Cette déportation intensifia la lutte de libération au Maroc avec le développement de la lutte armée dans les villes et les campagnes.

(5) Kaddache Mahfoud, Et l’Algérie se libéra, 1954-1962, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, page 39

(6) Boudjeriou Ahmed, « Le 20 août 1955 ».

(7) Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) : parti nationaliste « réformiste » créé par Ferhat Abbas en 1946. Il prônait l'émancipation de l'Algérie sans une rupture d'avec la France.

(8) Cf. Harbi Mohammed, 1954, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Ed. Complexe, 1998, page 146

(9) Meynier Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, op. cit., page 280

(10) Kaddache Mahfoud, Et l’Algérie se libéra, 1954-1962, op. cit., pages 39-40

(11) Meynier Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, op. cit., page 281

(12) Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Ed. Gallimard, 1991, page 65

(13) Ibid., pages 66-67

(14) Cf. Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Ed. Flammarion, 2005, pages 47-52

(15) Habitations sommaires (cabane, hutte…) au Maghreb.

(16) Meynier Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, op. cit., page 281

(17) Penchenier Georges, « L’heure de la répression dans le Constantinois », Le Monde, 24 août 1955

(18) Le journal Le Monde parla de 200 morts alors qu’Yves Courrière avança le chiffre de 2 000 morts.

(19) Kaddache Mahfoud, Et l’Algérie se libéra, 1954-1962, op. cit., page 40

(20) Cf. Courrière Yves, Le temps des léopards, Paris, Ed. Fayard, 1969, page 187

(21) Amazit Boukhalfa, « Le Colonel Saout El Arab est mort, « Nous avions donné la révolution au peuple » », art. cit.

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Commentaires (13) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

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