"Le combat des nostalgiques s'est déplacé du Front national vers la droite républicaine et gouvernementale"

"Le combat des nostalgiques s'est déplacé du Front national vers la droite républicaine et gouvernementale"

Bien avant sa projection au Festival de Cannes, vendredi 21 mai, le film Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, sélectionné en compétition pour représenter l'Algérie, a soulevé une de ces polémiques familières que les historiens nomment la "guerre des mémoires". Dès le mois d'octobre 2009, l'hebdomadaire Valeurs actuelles, marqué très à droite, lançait les hostilités en dénonçant "deux heures trente de plaidoyer pro-FLN à 20 millions d'euros".

Le nouveau film du réalisateur d'Indigènes - qui attira l'attention, en 2006, sur le sort des anciens soldats des colonies engagés dans la seconde guerre mondiale - raconte l'histoire de trois frères sur fond de guerre d'Algérie. Il s'ouvre sur les massacres de Sétif, lors du défilé du 8 mai 1945 qui tourna à l'émeute entre Algériens et Européens (la répression de la population algérienne par l'armée française à Sétif et dans plusieurs villes de la région fit des milliers de morts, le chiffre faisant l'objet d'une polémique).

Quelques minutes de trop pour les détracteurs du film. Comme si, un demi-siècle après, rien n'avait été réglé. "C'est une histoire qui n'a pas voix au chapitre. Une histoire perçue comme lointaine, comme si l'aventure coloniale n'avait été qu'une parenthèse refermée par la décolonisation. C'est là le signe manifeste d'un blocage. Ou, pire encore, d'un déni", affirme un collectif d'historiens, dans Ruptures postcoloniales, un livre très complet, paru le 12 mai (La Découverte, 540 p., 26 euros).

L'histoire par voix législative Pour le gouvernement, cet épisode tombe mal, alors qu'il s'apprête à lancer une Fondation pour la mémoire de la guerre en Algérie, des combats au Maroc et en Tunisie. Ce projet, inscrit dans la loi controversée du 23 février 2005 consacrée à la "reconnaissance de la nation aux Français rapatriés", resurgit cinq ans plus tard, dans un contexte de tensions entre Paris et Alger. Et, comme souvent, le passé sert de révélateur à la crise. Ainsi, répondant à la loi de 2005, des députés algériens ont agité la menace d'une proposition de loi pour "criminaliser" le colonialisme.

La future fondation doit anticiper un autre événement, plus redouté encore : le cinquantième anniversaire, en 2012, de l'indépendance de l'Algérie. Elle sera dotée d'un budget de 7,2 millions d'euros et installée aux Invalides. Présidé par l'ancien grand patron Claude Bébéar, son conseil d'administration sera composé de dix-huit membres, dont cinq représentants de l'Etat. Principales bailleuses de fonds, trois associations d'anciens combattants siégeront aux premières places : les "gueules cassées" financeront 2,5 millions d'euros, la Fondation de la ligne Maginot (1,2 million d'euros) et le Souvenir français (500 000 euros). Un collège scientifique complétera le tour de table, destiné à rassembler des historiens (le général Frédéric de Guelton, directeur du département recherche et prospective du service historique de l'armée de terre est pressenti pour le piloter).

"Il est temps de savoir" Puis viendront, moyennant un ticket d'entrée fixé à 500 000 euros, les "amis" de la fondation. "Elle ne sera pas habilitée à écrire l'histoire, son objectif premier sera de collecter, authentifier, conserver et mettre à disposition tous les matériaux, témoignages, ouvrages, enregistrements, que l'on peut transmettre", certifie Hubert Falco, secrétaire d'Etat aux anciens combattants, dont les déclarations n'ont pas toujours été aussi apaisantes. "Il est temps de savoir, poursuit-il. On ne va pas encore traîner cette histoire troublée dix, vingt ou trente ans."

Tout deviendra officiel après le conseil d'administration des "gueules cassées", prévu le 11 juin. Née en 1921, la puissante association tire l'essentiel de ses ressources de son statut de premier actionnaire, après l'Etat, de la Française des jeux et revendique 6 000 blessés de guerre ou veuves de combattants. Elle a longtemps hésité à se lancer dans le projet : "Nous avons été contactés lorsque Nicolas Sarkozy, candidat à l'élection présidentielle, voulait se rapprocher des harkis, puis nous l'avons été une nouvelle fois par la suite, mais, à vrai dire, nous étions assez soulagés que les choses traînent", rapporte le général Bertrand de La Presle, son vice-président. "Entre l'Allemagne et la France, la réconciliation s'est faite par la volonté politique au plus haut niveau, explique-t-il. Aujourd'hui, l'impulsion politique est beaucoup moins claire. Cette fondation ne peut pas être le moteur de la réconciliation."

Hésitations dans les rangs des anciens combattants "Soumis à des pressions", les responsables de l'association ont fini par se laisser convaincre après que Claude Bébéar - qui n'a pas souhaité s'exprimer - eut expliqué son intention de situer sa mission dans une perspective historique plus large que la guerre, plus large même que la présence française en Algérie. Une façon de relativiser l'héritage colonial. "Si on commence par Sétif le 8 mai 1945, on fait tout exploser", approuve le général de La Presle.

La Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, (Fnaca, la plus importante, avec 358 000 membres revendiqués) se tient prudemment à distance du projet, qu'elle compare à une "patate chaude". "On jugera sur pièces, mais nous avons une certaine suspicion, déclare son président, Wladyslas Marek. Dans nos propres rangs, certains considèrent qu'il ne faut pas parler de nos adversaires, mais une proportion non négligeable estime au contraire qu'il faudrait peut-être le faire."

De nombreux historiens ont porté ce débat, tout en dénonçant une instrumentalisation politique de l'histoire, de part et d'autre de la Méditerranée. En France, constate Benjamin Stora, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, la mémoire de la guerre d'Algérie occupe un espace croissant depuis les années 2000, mais "le travail de deuil n'est toujours pas fait".

Les petits pas opérés - comme la restitution en 2007 du plan des mines posées par l'armée française pendant la guerre aux frontières avec la Tunisie et le Maroc, ou bien le discours, la même année, à Constantine, de Nicolas Sarkozy, dans lequel le chef de l'Etat avait qualifié le système colonial d'"entreprise d'asservissement et d'exploitation", "injuste par nature" - ont été annihilés par des signaux envoyés en sens inverse.

Dans l'attente d'un geste de réconciliation "L'affaiblissement du gaullisme en France fait que les idées d'extrême droite ont pu pénétrer le principal parti de droite, analyse M. Stora. L'élection de Nicolas Sarkozy a changé la donne." "Le combat s'est déplacé du Front national vers la droite républicaine et gouvernementale, écrivent Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, dans Ruptures postcoloniales. Ce n'est pas, en effet, qu'une frange extrême de la droite s'est emparée de ce territoire, mais bien qu'un nouveau thème fédérateur à droite (et même sur une partie de la gauche) a émergé (...). Le passé colonial et la sauvegarde de "l'honneur de la France" sont devenus les éléments majeurs du discours de l'UMP."

La réconciliation, qui s'impose comme une évidence du fait des liens qui unissent les deux pays, passe sans doute par des révisions et un geste politique, indispensable. Du moins l'historien Pascal Blanchard le voit-il ainsi : "Un jour, un président de la République sortira une feuille et fera ce qu'a fait Jacques Chirac en 1995 (lors du 53e anniversaire de la rafle du Vél'd'Hiv), et, comme par enchantement, la page sera tournée."

Isabelle Mandraud (Le Monde)

Plus d'articles de : Débats

Commentaires (1) | Réagir ?

avatar
Ghanima

Le colonialisme est une monstruosité de l'histoire que l'on veut nous présenter aujourdhui sous les oripeaux d'une grande oeuvre civilisatrice et positive à l'instar de la Loi du 23 Février 2005. Heureusement que des films comme "Indigènes" et "Hors-la loi" de Rachid Bouchareb sont venus à brûle-pourpoint pour révéler au grand public que tous les fascismes se ressemblent et qu'ils rivalisent de cruauté de par les horreurs perpétrées et leurs crimes inommables. Si l'occupation de la France par l'Allemagne Nazie avait été une oeuvre positive et justifiable, il fallait aussi dans la foulée réhabiliter les Collaborateurs et le IIIème Reich, pourquoi pas ? Il n'y a pas de petits Nazis et de grands Nazis, ils sont tous les mêmes et ils ont un point commun : L'occupation des territoires d'autrui et la domination par la force des armes et du Sif et les massacres et l'extermination des populations indigènes insoumises.