Questions à Monsieur Noureddine Boukrouh

Noureddine Boukrouh
Noureddine Boukrouh

Je m’adresse à vous comme simple citoyen, et, par conséquent, ma formation politique est limitée. Je n’ai jamais été un militant, encore moins un "responsable", à l’exception d’une expérience de secrétaire d’une section syndicale de base, en 1973, à Alger ; j’en fus rapidement exclu par la hiérarchie de l’UGTA, comme "agitateur", pour avoir simplement défendu correctement les intérêts des travailleurs.

Tout d’abord, je salue avec estime et reconnaissance votre courage intellectuel et votre souci concernant le pays. Il nous redonne, comme citoyen-ennes, une partie de dignité à laquelle nous avons droit.

Cependant, vos déclarations ont suscité en moi quelques perplexités. À ce sujet, permettez-moi des questions auxquelles je serais heureux, et, il me semble, tou-te-s les citoyen-nes avec moi, de connaître votre opinion la plus claire, concrète et opératoire possible.

Les propos que vous lirez peuvent être mieux éclairés par deux contributions que j’ai publiées : Aux sincères ami-e-s du peuple ; Forces en présence et agent central de changement.

Dans un article, vous écrivez :

"S’il n’y a rien à attendre de Dieu dans l’immédiat, si l’Armée reste muette devant les atteintes à la morale publique, au droit, à la démocratie et à l’intérêt du pays, si le ‘‘premier magistrat’’ n’est pas un recours mais la source de tous les problèmes, il reste l’ultime solution qui est nous-mêmes, le peuple qui, selon les termes mêmes de la Constitution en vigueur, est le détenteur de la souveraineté nationale et du droit constituant…".

Question.

Pour quel motif votre énonciation des agents de changement positif suit cette hiérarchie : Dieu, Armée, "premier magistrat", et seulement à la fin "l’ultime solution qui est nous-mêmes, le peuple" ?

Pourquoi pas le contraire ? À savoir commencer en donnant la priorité au peuple ? Et seulement, après lui, au "premier magistrat", ensuite à l’Armée ? En effet, ces deux derniers ne tiennent-ils pas leur légitimité uniquement du peuple ? Ce qui donne à celui-ci la priorité dans toute énonciation de changement social réellement démocratique.

D’ailleurs, vous le reconnaissez par la suite, en affirmant le peuple comme "détenteur de la souveraineté nationale et du droit constituant". Ne voyez-vous donc pas contradiction entre, d’une part, cette reconnaissance, et, d’autre part, la hiérarchisation qui la précède ?

Bref, ce que vous appelez "l’ultime solution" ne devrait-elle pas être la première ? N’est-ce pas ce qui caractérise une démocratie authentique ?

Sachant ce que l’Armée a été concrètement pour notre pays, trouvez-vous éthiquement juste et socialement opératoire d’y faire appel, même si celui-ci s’adresse à ses éléments, en retraite ou actifs, les plus patriotiques, pour un changement en faveur de la démocratie et du peuple ?

À ce sujet, je me rappelle un exemple significatif. Au Portugal, en 1975, l’intervention de l’armée (le mouvement dit des "capitaines") a effectivement éliminé le fascisme intérieur et le colonialisme extérieur. Par la suite et rapidement, le parti "socialiste" de Suarez, par des élections réellement démocratiques, prit le pouvoir. Pourquoi n’a-t-il pas opéré la révolution voulue et espérée, en faveur du peuple ? N’est-ce pas pour ce motif : tant que le système social est basé sur l’exploitation capitaliste, par le salariat, de l’être humain par son semblable, il ne peut pas y avoir de pouvoir réellement du peuple ?

Dans une interview, vous avez déclaré :

"Nous sommes devant le défi de conquérir notre souveraineté populaire, notre souveraineté citoyenne, et une telle cause implique la plus large mobilisation et participation possible, car notre société est encore largement dépolitisée et fataliste. Il ne faut pas appeler le peuple à se soulever, mais à se réveiller, à ouvrir les yeux sur les dangers auxquels il est exposé par un groupe de personnes irresponsables."

Pourriez-vous nous indiquer de la manière la plus concrète et opératoire ce que vous appelez "la plus large mobilisation et participation possible" ? Et comment la réaliser ? Avec quels instruments, institutionnels ou/et citoyens autonomes ? Avec quels agents sociaux, quelles couches sociales ?

En outre, je vous invite à nous expliquer pour quels motifs et quels sont tous les responsables, sans exception, de l’absence de "large mobilisation" ? En particulier, dans cette absence de "large mobilisation", de "société (...) encore largement dépolitisée et fataliste", quelle est la responsabilité des partis politiques qui se disent d’opposition, et de l’élite intellectuelle, se déclarant "démocratique" et « progressiste » ? N’est-ce pas la fonction de ces partis et intellectuels, parce qu’ils détiennent le savoir et le savoir-faire, et se déclarent en faveur du peuple, de le politiser et de lui éviter tout fatalisme ? L’action néfaste de la caste étatique et celle tragique de la « décennie sanglante » sont-elles les uniques causes de ces carences ?

Expliquez-nous ce que vous appelez la "souveraineté populaire" ? À ce propos, en particulier, dites-nous si et comment elle éliminerait ces aspects de la société actuelle :

1) l’exploitation de la classe laborieuse par le salariat, dont profitent la bourgeoisie capitalisme étatique, celle capitaliste privée classique, d’une part, et, d’autre part, mafieuse ;

2) l’exploitation des citoyens par la bourgeoisie compradore, qui tire son profit par l’importation de marchandises, dont elle empêche la production en Algérie ;

3) la domination du peuple (classe laborieuse et classe moyenne) par l’intermédiaire des appareils institutionnels idéologiques et répressifs, gérés par la caste étatique.

Quand vous parlez de "peuple", quelle est la place et l’importance que vous accordez :

- à la classe laborieuse, celle qui vit de la vente de sa force de travail manuel ? Sans oublier son appendice, la couche de chômeurs ;

- à la classe moyenne, dans ses trois niveaux : supérieur, moyen et inférieur. N’est-elle pas, en fonction de ses intérêts spécifique, soit complice et courroie de transmission de la caste dominante, au détriment de la classe laborieuse, soit contestataire, en manipulant cette même classe laborieuse ?

Enfin, ce "groupe de personnes" que vous considérez "irresponsables", ne croyez-vous pas qu’au contraire, elles savent ce qu’elles font, puisqu’elles parviennent à dominer le peuple, par une utilisation relativement efficace des institutions idéologiques et répressives, et à s’enrichir à son détriment, en sachant neutraliser tous leurs adversaires, d’une manière ou une autre ? Autrement dit, peut-on traiter d’"irresponsable"un requin parce qu’il dévore ses proies, ou une sangsue parce qu’elle se nourrit du sang de ses victimes ?

De cela s’ensuit la demande suivante : est-il correct de contester ce "groupe" en lui reprochant son "irresponsabilité", au lieu de le contester en tant que "groupe", tout simplement ?

Et que signifie, concrètement, socialement, ce terme de « groupe » ? Existe-t-il de par le monde une société gérée par un « groupe », sans préciser à quelle classe sociale il appartient, et comment il agit dans la lutte des classes et couches sociales, pour dominer ?

Dans la même interview sus mentionnée, vous affirmez :

"Il manquait à cette nation un combat qu’elle n’a jamais livré, celui du projet de société, de l’idéal de vie dans un État de droit démocratique et social. Un tel combat ne se mène pas avec les armes, mais avec l’intelligence, la raison, la cohésion, la solidarité, la convergence des efforts, la compétence... Telle est en quelques mots la philosophie de l’initiative à laquelle je suis attelé et qui sera accompagnée des modalités de sa mise en application."

À propos de "combat (…) jamais livré", de manque de "projet de société" et de "l’idéal de vie", quelle est votre considération sur l’expérience d’autogestion agricole et ouvrière qui apparut juste après l’indépendance, et assura la production de manière satisfaisante, contrairement aux déclarations de ses adversaires ?

Cette expérience ne fut-elle pas la seule où la production économique se réalisa, et de manière satisfaisante, par les seuls travailleurs, sans patrons, ni privé ni étatique ?

Tandis qu’au contraire, les réformes entreprises par les détenteurs de l’État, malgré leurs déclarations de capacité gestionnaire, ont porté l’économie à la faillite, d’abord des « souk alfallah » (dictature militaire), puis, après elle, à la gestion du peuple uniquement par la rente pétrolière, exactement comme les monarques moyen-orientaux ?

En quoi l’expérience autogestionnaire qui exista n’a pas été un "combat", un "projet de société" et un "idéal de vie" ?

Sinon, pourquoi cette expérience fut, le plus rapidement possible, par la bourgeoisie capitaliste étatique, d’abord caporalisée par les "décrets" prétendument "socialistes", durant la domination de Ben Bella, ensuite éliminée pendant la dictature de Boumédiène, au prétexte des soit disant « réforme agraire » et "gestion socialiste des entreprises" ?

En vue du changement social que vous préconisez, dites-nous quelles sont les garanties concrètes afin que les nouveaux dirigeants, élus suite à des élections réellement correctes et transparentes, donc démocratiques, libèrent le peuple :

1) de l’exploitation de l’être humain par son semblable, ce qui caractérise le capitalisme, qu’il soit étatique ou privé ;

2) par conséquent, affranchissent ce même peuple de la domination d’une caste minoritaire sur la majorité, à travers le contrôle de l’État par la première.

En effet, y aurait-il domination politique s’il n’y a pas exploitation économique ?

À ce sujet, nous constatons qu’un "socialiste" François Hollande, un "marcheur" Emmanuel Macron, un "démocrate" Obama, ou un "républicain" Trump ont tous été élus de manière "démocratique". Voici la justification des guillemets. Ces gens-là ont été élus grâce, essentiellement, aux patrons capitalistes. Ils exercent l’influence décisive par le financement des campagnes électorales des candidats, d’une part, et, d’autre part, par le conditionnement des électeurs à travers les mass-medias d’"information", dont les mêmes patrons sont propriétaires.

Résultat ? Partout identique : la classe capitaliste s’enrichit, tandis que les classes laborieuses s’appauvrissent. Le tout se "justifiant" par l’"austérité" nécessitée par la concurrence capitaliste mondiale, austérité, bien entendu, seulement de la part des classes laborieuses, tandis que le profit des banques et entreprises les plus importantes caracolent sur toutes les bourses de la planète.

Dès lors, en Algérie, en quoi un dirigeant du genre cité plus haut serait-il bénéfique au peuple algérien ?

Pour satisfaire les intérêts fondamentaux de celui-ci, existe-t-il un projet de société autre que l’autogestion sociale généralisée ?

6. Ultime question.

Je ne m’oppose pas et j’apprécie le cas où vous et votre parti politique, ainsi que d’autres personnalités politiques et les partis dont ils sont les chefs, parvenez à être élus, démocratiquement, et à devenir les gérants du pays.

Dans ce cas, voici ma question.

Accepterez-vous réellement que des citoyen-nes agissent, librement et sans aucune limite, pour l’établissement d’une société complètement autogérée, sachant que ce projet implique l’élimination de l’État et de sa bureaucratie, donc de vous tous comme dirigeants étatiques, au bénéfice d’associations sociales citoyennes, autonomes et librement fédérées, dans tous les domaines de la société ?

Si oui, quelles garanties concrètes donnez-vous à ces citoyen-nes ?

Si non, pourquoi ?…

En formulant cette dernière question, je souhaite, en cas de contestation de la validité de l’autogestion sociale, des arguments non pas du genre « complexité » du monde et de la société, ni « Où donc ce projet a réussi ? »

Car, il a effectivement réussi en Algérie, avant que les détenteurs de l’État ne l’aient étouffé, ensuite éliminé. N’oublions pas, non plus, les expériences étrangères de réussite : dans la Russie des années 1917-1921 (avant que les bolcheviques l’éliminèrent par le massacre opéré par l’armée "rouge" de Lénine et Trotski), puis dans l’Espagne républicaine de 1936-1939, jusqu’à ce que l’armée fasciste, d’une part, et, d’autre part, les unités armées staliniennes ne mettent fin à l’expérience. Parce que ni les fascistes "noirs" de Franco, ni les fascistes "rouges" de Staline, les deux étant étatiques-autoritaires, ne pouvaient accepter l’autogestion sociale, laquelle n’a nul besoin ni d’État ni d’Autorité hiérarchique.

Aussi, à propos de la valeur du projet autogestionnaire, je souhaite de votre part des réponses concrètes, opératoires et convaincantes. Elles concernent toutes les injustices dont le peuple est victime, et d’abord la partie de celui-ci contrainte à vendre sa force de travail pour un salaire de survie, tandis que l’employeur en tire un profit qui l’enrichit.

En Algérie comme dans le monde, durant toute l’histoire humaine, le Pouvoir a-t-il jamais été pris par quelqu’un sans qu’il se transforme en dominateur ? Et les dominateurs les plus cruels n’ont-ils pas été ceux qui prétendaient être des "Sauveurs", des "Pères" du peuple ?

Par ces questions, j’espère vous offrir l’occasion de contribuer à la politisation de notre peuple, et à le libérer de tout fatalisme. Sans oublier sa forme la plus pernicieuse : croire uniquement à être "sauvé" par en "haut", autrement dit par l’État (ou l’une de ses institutions) ou/et par des représentants bien intentionnés de l’élite. Un être humain ou un peuple dominés peuvent-ils être sauvés autrement que par eux-mêmes ? Certes, avec l’aide de celles et ceux qui, réellement, veulent le bien de cet être humain et de ce peuple.

Merci de votre attention, en espérant vos clarifications, bien que je ne sois qu’un simple citoyen.

Kaddour Naïmi

Email : [email protected]

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Commentaires (14) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

merci

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