Lettres de l’autre partie de la planète : de la spiritualité chinoise (II)

Temple taoïste.
Temple taoïste.

Bien entendu, après l’apparition de chacune de ces doctrines laïques, il s’est trouvé une minorité qui en a profité. Elle a employé ses connaissances en la matière pour former un clergé parasite. Elle ne travaille pas, mais vit d’une part des largesses des gouvernants (satisfaits de trouver une caste d’idéologues justifiant leur domination sur le peuple), et, d’autre part, des offrandes présentées par le peuple lui-même, malgré sa pauvreté.

D’où la présence de magnifiques temples. Personnellement, j’en estime la dextérité des artistes, mais je dédaigne la profusion de richesses (or et autres pierreries) et je méprise l’emploi de démons (politique du bâton contre les "mauvais" ; autrement dit, les citoyens non asservis), et de bonnes divinités (politique de la carotte pour les "bons", autrement dit les citoyens serviles).

Évidemment, les fidèles se rendent dans les temples, se livrent à des prières, bien concoctées par le clergé. Cependant, j’ai remarqué quelque chose d’étonnant. Au contraire des membres de la caste cléricale, dans le comportement et le regard des fidèles ordinaires, aucune crispation fidéiste, aucun accoutrement distinctif, mais des gestes simples, calmes, doux, beaux à voir.

Et pas de cloches d’église ni de muezzin à travers un haut-parleur. Les fidèles savent le moment de leurs prières.

Quelle atmosphère sereine !… On entre librement dans n’importe quel temple, qu’on fasse partie de ses fidèles ou pas. Bien entendu, en habit décent et avec un comportement respectueux de l’endroit. Qui veut acheter et brûler des bâtons d’encens ou s’agenouiller devant une statue est libre de le faire. Ou bien on peut simplement contempler le lieu et ce qu’il contient.

À propos de statue, une remarque. Elle ne représente pas une "divinité" (le terme n’existe pas en chinois), comme on l’affirme en Occident, mais un "sage". C’est comme si, en Occident, on révérait une statue du "sage" Socrate ou du "sage philosophe" Platon ; en terre d’Islam, une statue du "sage" Ibn Rochd (Averroës) ; en terre hébraïque, une statue du "sage" Maïmonide. Cependant, l’Église catholique a décrété "saints" tous ceux qui auraient été, sans cette distinction ecclésiastique, de simples "sages", tels Augustin, Thomas, etc.

Le peuple chinois est donc généralement athée, dans le sens qu’il n’a pas de religion ni de Dieu unique, ni plusieurs divinités. Or, en Occident, l’opinion dominante est celle-ci : sans religion, c’est le règne du désordre, du vol et du crime. Un écrivain occidental des plus renommés a écrit sa fameuse affirmation : "Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis !" (Dostoïevski). Dans les pays occidentaux, la majorité en est persuadée. D’où la condamnation des athées.

| Lire la première partie : Lettre de l'autre bout de la planète : de la spiritualité chinoise (I)

Et bien, il n’en est pas ainsi. Si l’écrivain russe n’ignorait pas la réalité d’un pays pourtant limitrophe au sien, la Chine, il n’aurait pas exprimé une telle déclaration. Disons plus encore. Dans une précédente contribution j’ai raconté une anecdote significative. Pour qui ne l’a pas lue, je la répète.

Au Moyen-Age, le Vatican envoya en Chine un missionnaire pour évangéliser le peuple. Après une fréquentation assidue de ce dernier, le prêtre envoya une lettre au Pape catholique. Il y affirma que ce peuple n’avait aucun besoin de religion, car il possédait des conceptions spirituelles qui lui permettaient un comportement beaucoup meilleur que celui des peuples qui croient à une religion telle celle en Europe. Que parmi ce peuple il n’y eut jamais de guerre de religion.

Quelle fut la réaction de la hiérarchie catholique ? Elle excommunia cet honnête serviteur de la vérité. Et on s’imagine facilement le jugement d’un croyant monothéiste d’aujourd’hui : il traiterait ce prêtre de "mécréant", "kafar", "ennemi social".

Qu’une moitié de l’humanité, celle vivant en Occident, ignore presque tout de la spiritualité de l’autre moitié de la même humanité, au point de considérer ses propres conceptions religieuses comme "universelles", n’est-ce pas totalement stupéfiant ?… Il est vrai qu’en séjournant en Chine, la première fois, j’avais la très bizarre impression de me trouver sur une autre planète, au sein d’une autre espèce vivante. Cela ne provenait pas uniquement de l’apparence physique des habitants, notamment les yeux bridés, mais de leurs spiritualités.

En Chine on croit à des "esprits". Le mot existe : 神 (shén). Là, encore, des clarifications s’imposent.

Voici comment comprendre ce terme. Il est composé de deux caractères. 申 est l’indication de la prononciation (shén), tandis que la signification est donnée par l’élément 示 , dont le sens sémantique est 上 : quelque chose (les deux gouttelettes obliques, en bas) qui vient d’en haut (la barre supérieure). À rapprocher du caractère composé 電 : il signifie une lumière (电 ) qui tombe de la pluie (雨), tel, par exemple, un éclair.

Voilà tout ce que, chez un Chinois, le mot 神 (shén) suggère. Dès lors, on comprend que sa traduction par le terme occidental "esprit" n’en rend pas la réelle signification. C’est que là où les langues occidentales recourent à des concepts abstraits (métaphysiques), la langue chinoise est, au contraire, fondamentalement concrète, et, par conséquent, sa spiritualité.

Ainsi, il y a l’"esprit" de la montagne, de l’eau, etc. Et voici un exemple de la manière dont se forme et se conçoit un "esprit".

Au XVIe siècle, Matteo Ricci, un jésuite italien, porta en Chine des horloges, alors inconnues dans le pays. Puis il se familiarisa avec la langue et la culture au point d’être adopté comme un lettré. Après sa mort, toujours en Chine, ce personnage devint, dans la spiritualité populaire chinoise, objet de vénération comme maître des horloges et protecteur des horlogers. On est toujours dans le concret. Pas de spirituel sans base matérielle.

Cependant, il y a une croyance dans une continuité de l’existence de l’âme humaine après la mort. Le culte des ancêtres occupe une place centrale en Chine. On le comprend d’autant plus que ce peuple a plus de trois millénaires d’histoire, et entièrement documentée par écrit ! Les livres existaient en Chine quand, en Europe, on ignorait encore l’écriture. Mais, et c’est là ce qui m’a frappé le plus, moi qui viens d’une moitié de planète où la haine et le sang se répandent au nom d’une religion, en Chine nulle discussion religieuse parmi les gens, ni même spirituelle.

La spiritualité y est une affaire privée, libre. L’État, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui (à l’exception de la très courte période dite de « Révolution Culturelle » maoïste) favorise le pluralisme et n’intervient que si une secte se propose d’utiliser sa croyance de manière politique.

Dernièrement, un groupe a tenté d’utiliser la spiritualité afin de changer le régime en place. C’est le mouvement dit Falun Gong, derrière lequel semble agir la C.I.A. Mal lui en prit. Il fut interdit et réprimé. Alors que l’Occident était en proie aux répressions internes, aux guerres civiles et étrangères, justifiées par une foi religieuse, voici ce qui en était ailleurs :

"À la fin du XIII ème siècle, la Chine fit partie d'un immense empire mondial, qui allait de Vienne jusqu'à Séoul. Sous la pax mongolica (…), à Guillaume de Saint Louis, le souverain mongol, Mongka, aurait dit : "Dieu nous donne plusieurs doigts de la main. Ainsi nous donne-t-il plusieurs religions." Aussi vit-on alors en Chine côte à côte des églises nestoriennes et catholiques, des mosquées, des synagogues, des pagodes." (Pierre DoDinh, in Confucius et l'humanisme chinois, Ed. Seuil, coll. Maîtres spirituels, Paris, 1958, p. 172).

Aujourd’hui, l’État reconnaît officiellement cinq conceptions spirituelles : taoïsme, bouddhisme, islam, catholicisme et protestantisme. Quant à la conception majoritaire, le confucianisme, c’est une morale, un ensemble de préceptes de conduite pratique du point de vue social, politique et domestique.

Observons, également, que seul le confucianisme a été érigé, à certaines époques, en doctrine d’État. Il avait, en effet, tous les éléments pour justifier la domination de celui-ci sur la société.

A propos de l’importance des diverses croyances dans la Chine actuelle, voici des informations trouvées sur Wikipédia. Avant de les citer, notons ceci. Dans le texte, les termes "religion" et "dieux" sont strictement occidentaux et, je l’ai expliqué, n’ont pas d’équivalents dans la langue chinoise. Les mots adéquats à celle-ci devraient être "conception spirituelle" pour "religion", et, pour "dieux", êtres humains sanctifiés après leur décès.

Dans les trois doctrines principales chinoises (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), "religion" et "dieu" n’existent pas.

C’est donc dire que la personne, appartenant à la culture gréco-romaine-judéo-chrétienne-musulmane, qui lirait des informations sur la Chine, employant des concepts spécifiques à ces cultures, croient à des similitudes avec la culture chinoise, alors qu’il n’en est rien. Cette dernière est totalement autre chose, une manière différente de concevoir spirituellement le monde.

Voici donc la citation :

« Statistiques du "Chinese Spiritual Life Survey" pour l'an 2010 :

  • Religion traditionnelle chinoise : sous ce terme sont regroupés dans certaines statistiques les taoïstes et pratiquants de la religion populaire : 932 millions ou 69,5%

    • Culte des dieux et des ancêtres : 754 millions ou 56,2%

    • Religion populaire taoïste : 173 millions ou 12,9%

    • Taoïsme : 12 millions ou 0,8%

  • Bouddhistes : 185 millions ou 13,8%

  • Chrétiens : 33 millions ou 2,4%

  • Musulmans : 21 millions ou 1,7%

  • Sans religion : environ 168 millions ou 12,6%. »

Cette présentation occidentale ne correspond pas à la réalité chinoise. Pour un Chinois est "sans religion" ce que la citation classe comme "religion traditionnellement chinoise", "Bouddhistes" et "Sans religion" ; alors, le tout représente l’écrasante majorité.

Et même l’expression "sans religion" est erronée ; en chinois, les personnes "sans religion" sont celles qui ne sont ni chrétiennes ni musulmanes ni juives ; cependant, ces mêmes personnes possèdent leur propre spiritualité : confucéenne, taoïste, bouddhiste, animiste (notamment parmi les minorités ethniques), athée.

J’ai dit que la conception spirituelle est une question privée, du point de vue étatique. Elle l’est également dans le domaine des relations individuelles. Dans ma fréquentation quotidienne des gens, personne ne m’a demandé de quelle religion j’étais, ni quelle croyance je professais. Même quand je fus invité par des Chrétiens ou des Musulmans. Tous suivent la règle prédominante : la spiritualité n’est pas un argument de discussion, mais élément strictement privé. Seul compte le comportement concret, bénéfique ou nocif.

Et si je pose à une personne des questions concernant sa spiritualité, d’abord elle est étonnée parce que c’est le genre de question qu’on ne pose pas, vue qu’elle relève du domaine strictement privé. Néanmoins, tenant compte que je suis un étranger, et amicalement curieux de connaître sa culture, la personne sourit, amusée, puis me répond comme elle le ferait pour un argument scientifique, avec détachement et sérénité. En aucune manière, la personne ne cherche à me convertir à sa conception. Cette dernière est une simple morale individuelle, pratique, constituée d’éléments pris çà et là selon les désirs individuels.

C’est que le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme ne pratiquent en aucune manière le prosélytisme (je parle du bouddhisme chinois et non de la version du Dalaï-lama, ni de celle pratiquée en Birmanie). Les trois conceptions chinoises comptent uniquement sur l’exemple concret pour sensibiliser les gens à leur conception. Et cette absence de prosélytisme n’a rien à voir avec celle de la religion hébraïque, laquelle base le refus du prosélytisme sur l’idée de "peuple élu", qui doit maintenir sa "pureté" en ne cherchant pas à convertir les "goïm", terme désignant les non-Juifs.

Au contraire, en Occident, généralement, toute personne ne choisit pas librement, mais doit pratiquer la religion de la famille où elle naît ; pas seulement, cette personne doit, en plus, se conformer à la version particulière de cette religion, pour ne citer que les principales : traditionaliste / moderniste chez les Hébreux, catholique / protestant chez les Chrétiens, sunnite / chiite chez les Musulmans.

Et gare à l’apostasie ! Gare à l’hérésie ! Gare à l’agnosticisme, et, pire, à l’athéisme ! Cela coûte généralement la rupture avec la famille, avec les amis, avec les collègues, etc. Cela peut mener à être écarté, vilipendé, licencié, agressé, assassiné. Et, pourtant, l’Occident se dit "civilisé"par rapport aux "barbares" Chinois.

Que conclure à ce très bref et sommaire compte-rendu sur la spiritualité chinoise ?… J’espère que l’Occidental se rendra compte, comme moi, que, de l’autre coté de la planète où il vit, existe une moitié d’humanité diverse ; que, depuis toujours, elle croit à des valeurs spirituelles totalement différentes ; qu’elle a autogéré son existence de manière autonome, en excluant toute intervention extra-humaine ou extra-naturelle ; que ses conceptions lui ont épargné les fleuves de sang des guerres de religion ; qu’il est temps de s’affranchir de toute forme d’auto-centrisme occidental (croire à sa propre conception spirituelle comme étant celle de l’humanité entière) ; que l’auto-centrisme, donnant la fausse illusion de l’universalité, enferme l’esprit dans des limites, sources d’angoisse et de conflits sanguinaires ; qu’enfin, il est temps de se rendre compte de l’existence de différences spirituelles, lesquelles, au lieu de causer des haines et des massacres, sont facteurs non pas de tolérance (j’ai expliqué le sens négatif de ce terme), mais de respect réciproque.

Dès lors, on peut comprendre le motif pour lequel les dirigeants de l’"Occident" ont toujours maintenu une "muraille" idéologique pour empêcher leurs peuples de connaître la réalité spirituelle de la Chine. En effet, imaginons ces peuples occidentaux découvrir que l’on peut vivre normalement sans Dieu ni religion, et même mieux : que cela évite de verser des mers de sang au nom de ce même Dieu et de cette même religion. Quelle catastrophe serait, alors, cette découverte pour les dirigeants occidentaux et pour leur caste cléricale !

Dans ma contribution précédente, j’ai évoqué les méfaits de l’ignorance. Eh bien, l’ignorance de la spiritualité chinoise en est une. Que l’on me permette de terminer avec un mythe indien, j’entends le peuple que les Européens ont exterminé dans le continent appelé Amérique.

Les Indiens racontent que la vérité était toute contenue dans un miroir, suspendu dans le ciel. Un jour, il tomba sur terre et se brisa en morceaux. Chaque peuple en prit un morceau, en croyant détenir la Vérité toute entière. L’histoire a montré les funestes conséquences de cette conviction.

Heureusement, en Chine, cette légende n’existe pas. Dans ce pays, la règle est : libre à toi de croire à la spiritualité qui te convient, à condition qu’elle ne nuise pas à ton prochain, et en espérant qu’elle t’est réellement utile dans ta vie.

Est-ce perdre son temps que de connaître et de méditer cette conception spirituelle de l’autre partie de l’humanité ? Pour cela, il n’est pas nécessaire d’apprendre la langue chinoise, ni de devenir sinologue, mais simplement de trouver des informations sur internet.

Kaddour Naïmi

Courriel : [email protected]

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Commentaires (8) | Réagir ?

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algerie

جزاكم الله خيرا

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fateh yagoubi

merci

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