Interview - Malek Bensmail : "Je tente de questionner les Algériens"

 Interview - Malek Bensmail : "Je tente de questionner les Algériens"

Jusqu'en Chine s'il le faut! Dans son dernier documentaire, Malek Bensmail a choisi de poser son regard sur un village chaoui, niché au coeur d'un paysage somptueux et brutal, dont le nom s'apparente à un douar de BD, façon Slim: Tifelfel.
Un choix qui ne doit rien au hasard puisque c'est de là que partirent les premiers coups de feu d'une guerre qui allait durer sept ans, pour la conquête de l'indépendance. Là où furent tués les Monerot, instituteurs de cette même école.
Un regard qui prend son temps dans un univers qui a tout le sien...
Les écoliers appliqués et craintifs peinent à mettre en oeuvre l'injonction sacrée: la conquête à tout prix ... du savoir! Les fronts dociles, penchés sur leurs cahiers, ils obéissent aux professeurs attentifs et exigeants, à l'autorité incontestée. La caméra les suit dans leur apprentissage laborieux, traversé ça et là d'échappées joyeuses:école buissonnière, premières cigarettes, bains de mer. Dans ce cadre rigoriste et austère, la fantaisie a peu de place, et les traditions étouffantes perdurent. Parfois, un personnage pittoresque jette un cri, un peu dans la lignée de ces fous cinématographiques. Des fous clairvoyants qui tiennent tant à la vérité.


Le Matin: Votre film est placé sous le signe du déclenchement de la guerre de libération avec l'assassinat des époux Monerot, instituteurs de l'école de Tifelfel. Pourquoi avoir choisi cet événement comme point de départ?

Au début je souhaitais faire un film sur l’institution « école » à partir d’une immersion au sein de mon école primaire à Constantine. Mais comme j’ai eu l’occasion de filmer cette ville pour mon film ALIENATIONS et que j’aime enregistrer la diversité des décors en Algérie, j’ai cherché alors ailleurs. Bien entendu cet événement de 1954 et l’attentat sur le couple des instituteurs Monnerot ont été déterminants pour le choix de mon décor principal et de l’école. Je trouvais intéressant de partir de cette « petite histoire » tragique pour évoquer la grande histoire ; celle de la guerre d’Algérie, du colonialisme, de la langue, de l’acculturation, mais aussi de l’école d’aujourd’hui, de la vie d’un village devenu « berceau de la révolution » et du devenir de ses enfants.

LM: Quel était l'enjeu de ce travail ? Que vouliez-vous montrer avec ce film?

Le désir d’un film surgit souvent à partir des autres films réalisés et d’une suite de questions qui restent posées, suspendues. Après mes deux derniers long-métrages documentaires ALIENATIONS où j’ai été confronté à l’univers de la folie - documentaire où d’ailleurs la question de l’identité et de la langue est prédominante-, et après LE GRAND JEU, film sur la précédente élection présidentielle où j’ai parcouru le territoire sur plus de 40 000 km, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud. J’y ai vu un monde rural difficile et dur, j’y ai rencontré un nombre impressionnant d’enfants d’agriculteurs et d’ouvriers… Des enfants aux visages tendus par le désir d’apprendre, le désir de rencontres, visages tantôt inquiets, souvent drôles, rieurs, parfois graves.

Dans un documentaire, on parle souvent de sujet mais sans dimension humaine et sans une écriture cinématographique, cela nous ramène au sujet dans son dispositif théorique et non à la vie des personnages et cela ne fait pas un film mais un dossier. Je souhaitais m’introduire dans une école en tant qu’institution importante qui doit assurer un avenir à l’Algérie, et observer comment s’effectue la transmission des savoirs. L’enfance n’est-elle pas le témoin oculaire de la société ? Depuis la guerre d’indépendance, il n’y a eu que très rarement une sensibilité documentaire chez nos cinéastes. La part faite au cinéma du réel à cette époque a servi une cause citoyenne, utilisée parfois à des fins idéologiques. Depuis vingt ans, on ne s’intéresse pas aux sujets sociétaux et politiques car ils sont étroitement liés à une censure. Le documentaire est précisément le genre qui permet d’évoquer mais surtout d’affronter les problèmes majeurs de l’ère contemporaine d’un pays comme l’école, l’aliénation, le politique. Si je m’attache à « poser » ce genre, c’est aussi parce qu’il incarne des enjeux importants. À travers mes films, je tente modestement de questionner notre société, les traumatismes et les mutations de mon pays.

LM: Pouvez-vous nous raconter comment vous vous y êtes pris pour réaliser ce documentaire?

Après avoir écrit longuement le film, j’ai passé un certain temps à repérer dans les Aurès puis à réécrire jusqu’à ce que le dossier me semble convaincant pour moi et pour les partenaires financiers potentiels. Alors j’ai amorcé mon tournage et mon « immersion » dans le village avec ma petite équipe. J’ai décidé de tourner une année (quelques mois sur l’année, bien entendu) pour me faire accepter par les villageois, les enfants, les révolutionnaires…Le documentaire, c’est beaucoup d’énergie, d’implication personnelle, de générosités, de partage, d’échange, de vie commune. On ne fait pas un film « sur » mais « avec » des gens du réel.

LM: Dans ce film, plein de pudeur et attentif aux gens, vous consacrez une séquence à la femme de ménage chargée de l'entretien des salles de classe. Comment avez-vous fait pour capter son témoignage?

Beaucoup de personnages se sont dessinés au fur et à mesure du tournage, tout au long de l’année, ce qui a été le cas des personnages de Azzouz, de Messaoud et de Rachida, la femme de ménage. Cette dernière n’a pas souhaité témoigner de sa condition tout de suite, mais a bien voulu me laisser la filmer pendant son travail. D’ailleurs sa présence dans le film est vraiment liée à sa chronologie dans le temps où elle me tournait le dos au début, puis elle m’a offert le profil puis son visage mais jamais la voix. Puis à la fin du tournage, au mois de mai ou juin, elle a compris qu’il était important pour elle de témoigner au même titre que les instituteurs et les villageois. Elle m’a donc demandé d’enregistrer son témoignage par le son uniquement, ce qui m’a donné l’idée de la scène finale avec elle.

LM: Vous avez déclaré dans une interview que vous n'aimiez pas le cinéma « algéro-algérien ». Qelle est la particularité de votre regard sur l 'Algérie?


Tous mes films ont une relation forte avec l’Algérie. En décomplexant le rapport au monde arabe et occidental, mon identité est multiple, enrichie de plus par la modernité et la tradition : on peut vivre de façon apaisée et non-conflictuel. Il est encore difficile d’y défendre le septième art et le documentaire comme Rithy Phan a pu le faire en évoquant le génocide au Cambodge avec son film « S 21, la machine à tuer » par exemple. Si je pouvais jouir d’une telle liberté, accompagnée de financements totalement algériens, sans parti pris ni polémique, je serai alors probablement un cinéaste heureux.

Je pense avant tout au regard des Algériens. Je suis à leurs côtés lorsque je travaille, ce sont eux que je filme et je m’attache notamment à évoquer le regard parfois acide que les Algériens peuvent manifester à travers les différents sujets de mes documentaires. De mon point de vue, je fais particulièrement attention à ne pas porter un regard idéologique. À travers mes films, je tente aussi de toucher un public plus large, car même si les personnages sont algériens, les sujets abordés sont universels.

LM: On évoque souvent à propos de vos films dont les sujets sont pourtant extrêment diversifiés,un questionnement obsessionnel autour de l'Algérie. Qu'en est-il?


J’ai une fascination pour la complexité humaine, ses failles, son espace, ses territoires : la société algérienne n’est pas parvenue à trouver véritablement sa voie. C’est à mon sens, en s’inspirant du vécu, de l’humain que l’on traduit le mieux la réalité mais aussi les problématiques d’un pays. La politique a été omniprésente dans l’histoire de l’Algérie. La caméra incarne les yeux du peuple, elle est selon moi, le meilleur moyen de démocratiser l’image. La société et le pouvoir ne doivent plus craindre l’image. Nous avons grand besoin d’une mémoire contemporaine destinée à nos enfants ! Enregistrer « obsessionnellement » la société d’aujourd’hui en quête d'identité, de construction,de savoir.Le documentaire doit traduire une réalité sociale, culturelle, politique. Le documentaire est un cri.Il faut pouvoir l'entendre. Comment se déroule une élection ? Quelle est la vie d’un hôpital psychiatrique ? Les vacances d’une famille émigrée dans la banlieue d’Alger, filmer une école…Il faut montrer une Algérie en vie, une Algérie qui se cherche mais qui soulève aussi des problématiques importantes.

N’est-ce pas l’enjeu du documentaire que de montrer les failles ? N’est-ce pas cela qu’on appelle la citoyenneté ? Aux politiques aussi de voir les films et de prendre les mesures nécessaires afin d’améliorer les choses plutôt que de pratiquer inlassablement la censure.

LM: Quels sont vos rapports avec ce pays? Comment parvenez-vous à vous préserver du péril nostalgique qui déforme forcément la réalité?

Dans le mot nostalgie, il y a l’idée d’un « passé regretté » or je n’ai pas ce sentiment de passé puisque j’essaye justement d’enregistrer le passé et le présent ensemble et quel qu’il soit, afin de reconstruire modestement une mémoire audiovisuelle future qui aura indéniablement son importance dans quelques années.

LM: Le sens de la question était: quand on vit en France, comment trouver le regard le plus juste, un regard qui ne soit pas brouillé par l 'éloignement, le manque, parfois un sentiment de culpabilité, tous ces éléments qui pourraient altérer la perception. Comment se prémunir contre cela?


Cette question, on me la pose souvent. Je n'ai pas ce rapport à la nostalgie. Nostalgique de quoi? De qui? Si je vis en France ou ailleurs, et que je fais partie d'une génération de cinéastes algériens « exilés »il faut se demander pourquoi. Chercher les raisons du départ de tant de cinéastes de qualité: Tarik Teguia, Nadir Moknèche, Lyes Salem, Brahim Tsaki, Said Ould Khelifa, Djamila Sahraoui. L'exil est un cheminement violent, un mouvement forcé, une errance, totalement adapté au langage cinématographique, qui est un art sans frontières.Cela nous évite, je crois, l'auto-censure et nous permet d'affronter certains tabous(politiques, intimes, linguistiques). Mettre un peu de distance avec les sujets complexes que j'aborde, cela m'évite d'avoir un rapport de pathos ou une implication partisane, nationaliste.
Je prends donc plaisir à filmer mon pays autrement. Je crois en cette liberté de filmer où je veux, de penser et de renouveler sans cesse mon regard et non de l'enfermer dans un discours « orienté », qu'il soit algérien ou occidental.

LM: quels sont vos projets de films aujourd'hui?

Toujours des projets de long-métrages documentaires et une fiction qui me tient à cœur qui serait une adaptation d’un auteur algérien que j’aime beaucoup.Je travaille actuellement sur un documentaire qui confronterait l'Algérie, le monde arabe et l'Asie. Une sorte de long voyage au coeur de notre identité.

Propos recueillis par keltoum staali

Plus d'articles de : Actualité

Commentaires (3) | Réagir ?

avatar
urfane

l'ecole d'aujourd'hui est bien plus d'acculturation et d'aliénation mentale que celle d'hier voire d'avant hier et la raison, tout le monde la connait, même les plus cyniques des cyniques.

avatar
ahmedi

bonjour

vous croyez que l'ecole d'aujourd'hui n'est pas une ecole d'acculturation?

visualisation: 2 / 3