La diversité est un trésor

Nacer Wabeau
Nacer Wabeau

Ma gratitude est profonde en recevant les Palmes Académiques, dont la République Française a bien voulu m’honorer. C’est un plaisir que d’accéder à une distinction aussi prestigieuse ; fondée en 1808, de couleur violette, elle symbolise la connaissance, la sagesse et la spiritualité, c’est-à-dire, le ciment du quotidien académique et culturel auquel je me suis dédié avec passion. Rien n’est plus beau que de vivre en faisant ce que l’on aime !

J’aimerais partager cette reconnaissance avec les miens et mes maîtres. En commençant par ma toute première éducatrice, qui ne savait ni lire ni écrire, elle ne parlait ni l’arabe ni le français, elle ne parlait que le kabyle et ne savait qu’aimer. Cette grande dame était ma mère. Sans elle je ne serais rien. Mon père a appris le français à l’école de notre village, fondée en 1895. La vie a voulu qu’il soit souvent absent. Quand il émigra en France en plein Plan Marshall (1947), il emprunta un costume. Il disait : « Paris est une ville chic, il faut s’habiller comme il se doit ». C’était un bon orateur, il aimait à dire : "Trois choses sont non-négociables dans la vie, on ne peut ni les acheter sur un marché et encore moins les apprendre à l’université : l’honneur, la dignité et la liberté."

Je suis convaincu que mes maîtres d’école primaire apprécieraient d’être cités. Mokrane Kermoud et Ferhat Chikhi étaient excellents, ils nous apprenaient à être de bonnes personnes. J’avais six ans lorsque la main d’un Français m’a touché pour la toute première fois. C’était le seul médecin de la région d’At-Djennad, venu examiner les élèves. Pendant qu’il m’auscultait, j’observais ses yeux bleus et ses grands doigts, fasciné par sa faculté de soigner les maladies. Mon enfance fut heureuse, je la passais à grimper dans les figuiers et les oliviers, à sillonner les rivières, jouer avec mes amis dans un petit village paisible, perdu dans les montagnes. Je souhaite partager cette distinction avec les villageois de la Kabylie ; la patrie de mon imagination, ayant une culture millénaire, où les habitants sont généreux, solidaires, respectueux de la laïcité et amoureux de la nature. La mythologie kabyle inventa un gardien pour chaque recoin de la terre : si tu souilles l’eau, tu seras maudit par le gardien de la source ; si tu abîmes un arbre, le gardien des bois te surveillera. Plus tard, j’ai compris que cela s’appelle l’écologie.

Je me souviens de Monsieur Rabia, directeur du collège d’Azazga ; vêtu d’un costume impeccable et d’une cravate, il incarnait à merveille culture Amazigh et éducation française. Le jour de la remise des diplômes, il nous a dit : "Je sais que j’ai été très sévère. Un jour vous comprendrez que c’était pour votre bien." Je reçus la première leçon d’intolérance au collège, lorsqu’un coopérant en provenance du Moyen-Orient dont on ne comprenait pas le langage, affirma : "l’arabe est une langue sacrée, les juifs sont comme ça, les chrétiens comme-ci… " Je refuse de répéter ses paroles odieuses. Contrarié, mon père m’accompagna pour se plaindre : « Pourquoi avez-vous fait venir ce fanatique ?". "C’est le Ministère qui nous l’impose", précisa le directeur. Ma mère, une des personnes les plus sages que j’ai connues, me conseilla : « Mon fils, si tu ne veux pas devenir berger, il faut apprendre ce que dit ce fou pour avoir de bonnes notes, ensuite, tu oublieras vite ses conneries". Aussitôt dit aussitôt fait. C’est ainsi que mes parents m’ont préservé de l’idéologie islamo-fasciste. Aujourd’hui, elle fait des ravages, essayant de provoquer le choc des civilisations.

Mon adolescence fut tourmentée par une lutte existentielle. Qui sommes-nous ? Voilà la question. Notre langue maternelle, tamazight, fut interdite, le français fut marginalisé, Camus fut déclaré étranger sur sa terre natale qu’il aimait tant. L´imposition de l’arabisation avait commencé. C’est un génocide culturel, un crime de lèse humanité. Rien n’est plus déchirant pour un peuple que de se voir privé de sa langue. C’est alors qu’ont surgi les voix des chanteurs engagés, tels Slimane Azem, Ait Menguellet, Ferhat Mehenni et Idir, entre autres. Ils ont su inspirer la résistance à l’oppression, en utilisant l’arme la plus redoutable : le Verbe, avec rythme, mélodie et beauté. Ils ont été emprisonnés, contraints à l’exil, et certains même assassinés. Mais la poésie est plus puissante que les balles des criminels, chaque fois qu’une tyrannie tue un Lorca, un Victor Jara ou un Matoub Lounès, les poèmes prennent encore plus de force dans l’âme du peuple. Pour les écrivains francophones, ce fut une période noire, ils luttèrent contre le colonialisme ; or, après l’indépendance, face au désastre que représentait l’arabisation, ils furent contraints de défendre le français. Kateb Yacine a dit : « Le français est notre butin de guerre." Mouloud Mammeri insistait : "La culture vit de vérité". En dépit des obstacles, "c’est dans le sens de sa libération que mon peuple ira". Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Voici des questions universelles que l’on se pose, aussi bien individuellement que collectivement. Personne ne s’est emporté lorsque Carlos Fuentes a dit : "L’Espagne nous a donné la moitié de notre être". Un Nord-Africain pourra-t-il un jour affirmer sans être dénigré : « Le français est une partie de nous » ? En effet, la langue de la colonisation a aussi été celle de la libération. Tous les documents de la Révolution, allant du Congrès de la Soummam à la déclaration d’indépendance, ont été rédigés en français. Nos plus grands essais, nos meilleurs romans ont été écrits en français. Il est indispensable de panser les blessures du passé pour nous tourner vers un avenir meilleur. Après l’Indépendance, d’autres démons ont surgi. C’est là tout le drame du continent africain. Par malheur, nous les Africains, on est gouvernés par de vieux dictateurs.

Mais le jour de l’Afrique viendra, comme l’a voulu Patrice Lumumba. Qu’il y ait tant de misérables dans notre Afrique pleine d’opulence me laisse sans voix. Ils fuient les dictatures et les conflits, se jetant en mer, en quête d’une vie plus digne. Je ne me suis jamais senti étranger en France. Dès mon premier voyage en 1979, je me suis senti chez moi. J’ai découvert à Paris ce que c’est de vivre librement, en somme, déguster un bon verre de vin sans que personne ne te regarde d’un air suspect ; embrasser une fille sans que personne ne te dise que c’est un péché. Mes années en France figurent parmi les plus belles de ma vie. Ma vision du monde aurait été tout autre si je n’avais pas étudié la Philosophie de l’École du Droit Naturel à la Sorbonne. J’ose affirmer que sans les Philosophes des Lumières, l’humanité serait toujours au milieu des ténèbres. Personne mieux que Rousseau n’a exploré aussi profondément le thème de la liberté. Que serait la démocratie sans la théorie de la séparation des pouvoirs proposée par Montesquieu et sans la contribution de Tocqueville ? Les poètes maudits m’ont toujours passionné ; parmi eux, Verlaine, Rimbaud et le maître suprême, Baudelaire, dont l’œuvre est une invitation à déchiffrer les symboles du plus beau et plus vaste Temple qui soit : la Nature. Je concède l’influence de Victor Hugo, Flaubert, Zola, et plus encore Balzac. Sa théorie sur les « types d’humains représentatifs », est une source intarissable pour créer les personnages de mes romans. Quant à l’époque contemporaine, Sartre et Camus restent mes modèles. J’admire Simone de Beauvoir et sa sœur Assia Djebar, dont les œuvres dignifient l’humanité. La soumission de la femme n’est pas une destinée, mais bien le résultat de la mythologie et d’une culture patriarcale. Une société qui enchaîne la moitié de sa population et ne respecte pas l’égalité des genres, ne peut être ni libre ni heureuse. Un jour, je dirai au Costa Rica ce que je lui dois, cette noble nation qui m’a accueilli à bras ouverts en m’accordant la nationalité de façon quasi-honorifique, grâce au soutien de la vice-présidente Victoria Garrón, et la magistrate Maruja Chacón. C’est une bénédiction que de vivre dans un aussi beau pays, qui a su choisir la doctrine du pacifisme, et dont la démocratie déjà centenaire est un véritable modèle.

Je pense que le Costa Rica a vu juste en intégrant l’Organisation Internationale de la Francophonie, composée de 84 États membres. Ensemble, nous pouvons et nous devons mettre en marche une Francophonie nouvelle, une Francophonie forte et belle, ayant comme principes fondamentaux : l’amitié, la solidarité et le respect mutuel entre les peuples. C’est pour moi un honneur d´avoir fait partie du Comité de Direction du lycée Franco-costaricien, et plus encore de siéger au Conseil d’Administration de l’Alliance Française, la plus grande ONG culturelle à travers le monde dont la mission est, bien au-delà d’enseigner la langue de Molière, de promouvoir le dialogue interculturel. Tout cela n’aurait pas été possible si je n’avais pas eu l’énorme privilège de travailler à l’Université du Costa Rica, institution qui promeut la science, l’art et le bien par l’enseignement, la recherche et l’action sociale. Au sein de notre grande Université, le travail du professeur est exercé en toute liberté. Pouvoir combiner l’enseignement et l’écriture est très enrichissant. Un écrivain est le témoin d’une époque et de sa propre expérience. Ma dette est immense à l’égard des auteurs du continent américain, qu’il s’agisse de Sœur Juana et Rulfo, Toni Morrison et Faulkner, Carpentier ou José Martí, sans oublier Jorge Debravo, Yolanda Oreamuno, Asturias ou encore José María Arguedas, pour son œuvre « Les fleuves profonds ».Nous devons dire « ça suffit » aux bâtisseurs de murs, et aux extrémismes de tout acabit.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de l’art et de la littérature pour en revenir à l’essentiel. Qu’est-ce que l’humanité si ce n’est une somme de différences, une foule de minorités ? Le respect des droits des minorités éviterait bien des conflits. Plus les cultures et les langues sont variées, plus c’est beau et enrichissant, à l'image de notre humanité. Si la littérature ne peut pas changer les choses, au moins, elle permet de rêver, d’imaginer un monde meilleur. La diversité est notre trésor commun.Selon Le Clézio, de grandes cultures, que l’on dit minoritaires, ont su résister et transmettre leurs savoirs et leurs mythes grâce à l’oralité. Il est indispensable de reconnaître l’apport de ces cultures.Mon témoignage touche à sa fin, ce n'´est rien d’autre que la confession d’un exilé errant à travers trois continents. J’ai beaucoup songé à la question de Saint Augustin : "Qui suis-je ? Un homme", répondit-il. Je peux en dire de même. Je suis d’ici et d’ailleurs, fier d’être un citoyen du monde. Chaque fois que je me perds, je cherche au fond de mon être, je pratique l’exercice de Socrate, j’essaye de me connaître moi-même. Ma spiritualité, je la puise au fond de mon cœur, symbole d’amour et de bonté. Semblable à Antigone : je ne suis pas né pour la haine, mais pour partager l'Amour.J’espère avoir été à la hauteur de mes maîtres, sinon, je leur demande pardon.

Tanemmirt, Merci, Gracias.

Nacer Wabeau, écrivain

N.B. : Discours d'acceptation des Palmes Académiques, prononcé à la résidence de France au Costa Rica, le 15 juin 2017. - Traduction de l'espagnol par Gwenaël Martin, révisée et approuvée par l’auteur.

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Commentaires (11) | Réagir ?

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gtu gtu

merci bien pour les informations

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lila laoubi

J’aimerais partager cette reconnaissance avec les miens et mes maîtres. En commençant par ma toute première éducatrice, qui ne savait ni lire ni écrire, elle ne parlait ni l’arabe ni le français, elle ne parlait que le kabyle et ne savait qu’aimer. Cette grande dame était ma mère. Sans elle je ne serais rien. Mon père a appris le français à l’école de notre village, fondée en 1895. La vie a voulu qu’il soit souvent absent. Quand il émigra en France en plein Plan Marshall (1947), il emprunta un costume. Il disait : « Paris est une ville chic, il faut s’habiller comme il se doit ». C’était un bon orateur, il aimait à dire : "Trois choses sont non-négociables dans la vie, on ne peut ni les acheter sur un marché et encore moins les apprendre à l’université : l’honneur, la dignité et la liberté. "

Je suis convaincu que mes maîtres d’école primaire apprécieraient d’être cités. Mokrane Kermoud et Ferhat Chikhi étaient excellents, ils nous apprenaient à être de bonnes personnes. J’avais six ans lorsque la main d’un Français m’a touché pour la toute première fois. C’était le seul médecin de la région d’At-Djennad, venu examiner les élèves. Pendant qu’il m’auscultait, j’observais ses yeux bleus et ses grands doigts, fasciné par sa faculté de soigner les maladies. Mon enfance fut heureuse, je la passais à grimper dans les figuiers et les oliviers, à sillonner les rivières, jouer avec mes amis dans un petit village paisible, perdu dans les montagnes. Je souhaite partager cette distinction avec les villageois de la Kabylie ; la patrie de mon imagination, ayant une culture millénaire, où les habitants sont généreux, solidaires, respectueux de la laïcité et amoureux de la nature. La mythologie kabyle inventa un gardien pour chaque recoin de la terre : si tu souilles l’eau, tu seras maudit par le gardien de la source ; si tu abîmes un arbre, le gardien des bois te surveillera. Plus tard, j’ai compris que cela s’appelle l’écologie.

Je me souviens de Monsieur Rabia, directeur du collège d’Azazga ; vêtu d’un costume impeccable et d’une cravate, il incarnait à merveille culture Amazigh et éducation française. Le jour de la remise des diplômes, il nous a dit : "Je sais que j’ai été très sévère. Un jour vous comprendrez que c’était pour votre bien. " Je reçus la première leçon d’intolérance au collège, lorsqu’un coopérant en provenance du Moyen-Orient dont on ne comprenait pas le langage, affirma : "l’arabe est une langue sacrée, les juifs sont comme ça, les chrétiens comme-ci… " Je refuse de répéter ses paroles odieuses. Contrarié, mon père m’accompagna pour se plaindre : « Pourquoi avez-vous fait venir ce fanatique ?". "C’est le Ministère qui nous l’impose", précisa le directeur. Ma mère, une des personnes les plus sages que j’ai connues, me conseilla : « Mon fils, si tu ne veux pas devenir berger, il faut apprendre ce que dit ce fou pour avoir de bonnes notes, ensuite, tu oublieras vite ses conneries". Aussitôt dit aussitôt fait. C’est ainsi que mes parents m’ont préservé de l’idéologie islamo-fasciste. Aujourd’hui, elle fait des ravages, essayant de provoquer le choc des civilisations.

Mon adolescence fut tourmentée par une lutte existentielle. Qui sommes-nous ? Voilà la question. Notre langue maternelle, tamazight, fut interdite, le français fut marginalisé, Camus fut déclaré étranger sur sa terre natale qu’il aimait tant. L´imposition de l’arabisation avait commencé. C’est un génocide culturel, un crime de lèse humanité. Rien n’est plus déchirant pour un peuple que de se voir privé de sa langue. C’est alors qu’ont surgi les voix des chanteurs engagés, tels Slimane Azem, Ait Menguellet, Ferhat Mehenni et Idir, entre autres. Ils ont su inspirer la résistance à l’oppression, en utilisant l’arme la plus redoutable : le Verbe, avec rythme, mélodie et beauté. Ils ont été emprisonnés, contraints à l’exil, et certains même assassinés. Mais la poésie est plus puissante que les balles des criminels, chaque fois qu’une tyrannie tue un Lorca, un Victor Jara ou un Matoub Lounès, les poèmes prennent encore plus de force dans l’âme du peuple. Pour les écrivains francophones, ce fut une période noire, ils luttèrent contre le colonialisme ; or, après l’indépendance, face au désastre que représentait l’arabisation, ils furent contraints de défendre le français. Kateb Yacine a dit : « Le français est notre butin de guerre. " Mouloud Mammeri insistait : "La culture vit de vérité". En dépit des obstacles, "c’est dans le sens de sa libération que mon peuple ira". Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Voici des questions universelles que l’on se pose, aussi bien individuellement que collectivement. Personne ne s’est emporté lorsque Carlos Fuentes a dit : "L’Espagne nous a donné la moitié de notre être". Un Nord-Africain pourra-t-il un jour affirmer sans être dénigré : « Le français est une partie de nous » ? En effet, la langue de la colonisation a aussi été celle de la libération. Tous les documents de la Révolution, allant du Congrès de la Soummam à la déclaration d’indépendance, ont été rédigés en français. Nos plus grands essais, nos meilleurs romans ont été écrits en français. Il est indispensable de panser les blessures du passé pour nous tourner vers un avenir meilleur. Après l’Indépendance, d’autres démons ont surgi. C’est là tout le drame du continent africain. Par malheur, nous les Afr

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