Hnâ "ghâchi" !… Wa ntâ chkoûn ? (Nous, "populace" !… Et toi, qui es-tu ?)

Hnâ "ghâchi" !… Wa ntâ chkoûn ? (Nous, "populace" !… Et toi, qui es-tu ?)

Je traduis en français les propos que m’a tenu un vieux paysan, habitant un douar à la frontière entre l’Algérois et la Kabylie. J’y laisse quelques expressions en langue vernaculaire, pour leur saveur, intraduisibles en français. Mes compatriotes amazighes peuvent adapter ce texte en imaginant le premier paysan comme amazighe, donc employer les expressions tamazight correspondantes, et le second paysan comme arabophone.

Les autres disent "Monsieur !". Moi, je préfère : Yâ sî flâne !… Non, je n’ai pas dit “FLN”, mais, comme je ne connais pas ton nom, je t’appelle sî flâne. Sans aucune allusion, bien entendu, au fli-tox, vu que tu n’es pas une mouche qui vient se poser, sans être invitée, sur mon tâjîne de chorba (plat de nouilles).

Tu nous appelles, avec mépris, "ghâchi" (populace), tu nous accuses de "ragdîne" "dormeurs", et même de "khawàfîne" (lâches), "hmîr" (ânes), "rkhîss" (de peu de valeur), ou zîde ou zîde (et encore et encore). En privé, tu affirmes, également, avec dégoût, - comme si nous sortons d’un égout -, que nous "puons" et sommes "sales" comme une chèvre ou un cochon, ou zîde ou zîde !

Et chaque fois que tu entends ou lis : "Un seul héros, le peuple !", tu ricanes longuement, de tes dents bien blanches, montrant ta morgue, typique de celui qui croit tout savoir, ou, plutôt, du "nouveau intellectuel", comme on dit "nouveau riche". Et, bien que anâ hmâr (je suis un âne), je sais combien la pire espèce humaine est celle du "nouveau parvenu" fa salloûm (dans l’échelle, sous-entendue : sociale). Et toi, tu te vois, toi, Héros ! Planant au-dessus de nous, foule de moutons beuglant, acclamant, adorant, inconscients de ton regard méprisant, de ton geste grandiloquent, de tes mots tonnants.

Mais tu ignores ou oublies ce que nous, méprisables paysans, nous disons : "Al bâtal yàbtàl" (Le héros ne vaut rien). Non, ce n’est pas vrai, on ne le dit pas, je viens de l’inventer, en pensant à ton attitude de candidat Héros.

Shhîhh ! Shhîhh !… (Juste ! Juste !) Les défauts, que tu nous reproches, existent.

*

Bássàhh, goùllî, yâ sî flâne ! A ntâ allî gâri !… (Mais dis-moi, monsieur ! Toi qui es instruit !)

Sáhhà, anâ hmâr, - ou idâ bghîte, kalb oualla hhalloûf, - bássàhh ásmahhlî nahdar (D’accord, je suis un âne, - et si cela te plaît, chien ou même cochon -, mais permets-moi de parler).

Si je suis, si nous sommes ce que tu dis, à qui la faute ? Qui en est le premier responsable ?…

Supposons que je t’empêche d’avoir un objet utile que tu voudrais, et, juste après, je te reproche de ne pas l’avoir, que dirais-tu ?… Que je suis stupide, n’est-ce pas ?… Bien !

Alors, yâ sî al gâri !…

Moi, ainsi que toutes celles et ceux qui sont dans ma situation, al "ghâchi" comme tu dis avec mépris, quand nous étions enfants, nous aurions bien voulu, ah ! Oui !… Tant voulu aller à l’école, étudier, apprendre, posséder la connaissance, comme toi, afin de bien gérer notre existence sur cette terre, et ne pas être insultés, avant, par les colonialistes, et, maintenant, par toi, notre compatriote.

Mais, voilà, nos parents étaient trop msakîne (pauvres). Pourquoi ?... Parce qu’ils étaient, à leur tour, fils de msakîne, et ces derniers descendants d’autres msakîne, encore, bref le cercle vicieux, comme on dit. Ou, si tu veux, comme je dis, moi : gàte kla g3àltah (un chat se mordant sa queue).

Et pourquoi tous ces msakîne, les uns après les autres ?… Eh ! Eh !… Parce que d’autres, possédant richesse et râss al mâle (capital), donnaient aux salariés juste de quoi ne pas crever de faim, juste de quoi se nourrir pour retourner suer, - puer, comme tu dis -, et fournir au patron le profit qui l’enrichit toujours davantage. En plus, pour nous calmer, c’est-à-dire nous tromper, des tolbas et des imâmes, des gens détenant un savoir, comme toi, mais un savoir sacré, venaient nous sermonner : l’existence de riches et de pauvres est la Volonté de Rabbî ! Il faut l’accepter, remercier et s’y résigner. Maktoub !… Allez, ouste ! Au travail, bandes de hmîr !… Ainsi, vous mériterez la zakâte (aumône) de ramadâne. Wa Allah y3âwankoum ! (Et que Dieu vous aide !)… Ah ! Comme vous savez bien parler le langage des harkas et des bachaghas, et de leurs maîtres, les colons !

Mais, dis-moi, yâ al gâri (toi l’instruit), comment veux-tu qu’un maskîne, écrasé de travail manuel et étourdi par un bourrage de crâne perpétuel, aux effets pires qu’une bouteille d’alcool pur avalé d’un seul coup, comment veux-tu, donc, vues ces conditions, que je puisse accéder au savoir, celui que tu possèdes, toi, parce que tu as eu la chance de ne pas naître dans une famille de msakîne, ou bien, enfant de celle-ci, la chance t’a permis de bénéficier d’une bourse pour sortir de l’inculte asservissement de tes parents ?

*

Maintenant, dis-moi, yâ si al fâhàme ! (qui comprend)… Ton savoir, outre que gagner de quoi vivre, et bénéficier de privilèges, éventuellement, aussi, de gloire médiatique, laquelle te rend vraiment un "Sî flâne" (un Monsieur, comme vous dites), ton savoir, donc, ne devrait-il pas, également, te servir à rendre la société moins injuste ?… Dans ce cas, n’as-tu pas le devoir de venir chez nous, pour nous aider à surmonter nos défauts et nous libérer de cette misérable situation ?

Si des gens comme toi ne s’en chargent pas, qui le fera ?… Le temps des Prophètes, que Dieu les bénisse, est clos ; celui des Héros-individus est passé. Alors ?… Al grâya anta3ak (ton instruction) ne te sert qu’à profiter du système social inique qui te l’a fournie, sans te faire comprendre qu’elle devrait, aussi, être employée à rendre la société moins injuste ?

Asmahhlî (pardonnes-moi), mais tu me rappelles cet homme qui, voyant le ciel se remplir de nuages sombres, désagréables et sales, a craché vers le ciel, pour recevoir, ensuite, sa même salive sur le visage… Si tu n’as pas compris, les « nuages » dont je parle, c’est nous, a cha3ab khaddàme oualla blâ khadma (le peuple laborieux ou chômeur).

Ah, je vois !... Tu n’as pas compris hâd al ma3na (cette allusion) ?… C’est parce que je ne parle pas haddàrtak (ton langage), comme tu dis, plein de « nuances subtiles » et de "débats complexes", mais seulement hadrate yámma ou bâba (langue de ma mère et de mon père) ?…

Eh bien, toutes les insultes que tu jettes orgueilleusement sur nous, tu en es le premier responsable…. Yîh, yâ chîkh, yîh ! (Oui, ô maître, oui !) Pour deux motifs : 1) parce que tu as un savoir, sans pouvoir l’utiliser pour changer en mieux la société, en améliorant notre situation, nous, les "ghâchi", nous qui suons et puons pour te donner à manger et pour construire ta maison ; 2) parce que tu bénéficies des privilèges qui proviennent justement de notre malheureuse et inique situation de "ghâchi".

Si tu es incapable de changer la société où tu vis, incapable de transformer les « ghâchi » en citoyens conscients, que sais-tu, alors, faire, autre que profiter de ta situation et, en plus, nous insulter ?

Afhàme yâ’l fâhàme ! (Essaies de comprendre, ô toi qui comprends)… Je te répète que tu es en partie responsable de notre situation de « ghâchi », parce que tu en profites, et, malgré cela, tu nous reproches d’être « ghâchi ». Oh ! Hypocrisie !… Oh ! Imposture !… Dis-moi donc : quelle est la différence entre toi et celui qui permet qu’on donne à un chien du poison, pour l’accuser, ensuite, d’être enragé ?… Le système qui t’a procuré un savoir est exactement celui qui nous l’interdit ; ton savoir est cause de notre ignorance. Et tu as le culot de nous la reprocher !...

Si le monde était juste, toi et moi, nous partagerions savoir et travail manuel, chacun à son tour. Alors, il n’y aurait plus de "ghâchi", ni de gens gorgés de savoir, comme toi, nous traitant d’ "ignorants".

N’oublies pas, yâ sî al fhâïmi (celui qui comprend) !… Si, toi, aujourd’hui, du haut de ton prétendu et présomptueux savoir, attayàhh bîna (tu nous abaisses), dis-moi donc : sans nous, qui avons été le bras armé de la guerre de libération nationale, que serais-tu aujourd’hui ? Sans nous, qui labourons la terre, que mangerais-tu aujourd’hui ? Sans nous, qui montons les voitures dans les usines, comment te déplacerais-tu ? Sans la misère qui nous écrase, quels privilèges aurais-tu ?… Déjà, mon père, bien entendu analphabète, me disait : Allî gârî machî dîma fâhame (L’instruit n’est pas toujours intelligent). Nous l’avons compris quand, juste après l’indépendance, nous avons dû continuer à cultiver la terre, abandonnée par son propriétaire et ses ingénieurs.

Une dernière observation. Je constate qu’à ton école puis à ton université, on ne t’a jamais enseigné ceci : pour comprendre quelqu’un d’autre et ses problèmes, il faut savoir se mettre à sa place. Voici comment. Supposons que c’est toi qui es réduit à être un paysan ou un travailleur, faisant partie des "ghâchi", et que moi, je suis l’homme de savoir. Que dirais-tu si je t’accuse d’être un lâche et un inconscient, sans comprendre que si tu l’es, c’est parce que tout un système social t’a contraint à cette condition ?...

Yîh ! Yîh !… Sàbnâ ou zîde sàbnâ !… (Juste ! Juste ! Insultes-nous et continues à nous insulter !)… Il en sera ainsi jusqu’à ce que des personnes puissent accéder à un savoir, mais, à la différence du tien, un savoir authentique, noble et généreux, al fhâma anta3 assàh (la vraie compréhension, ou : la compréhension de la vérité). Alors, ils comprendront leur dette envers nous ; alors, ils viendront nous aider à ne plus être « ghâchi » et à devenir cha3b (peuple), des citoyens à part entière. Telle est la réelle mission d’un vrai savoir. Et c’est un jâhal (ignorant) qui te le dit. Mais n’oublies pas : sans moi, paysan, tu crèverais de faim ou serais obligé de cultiver la terre de tes mains, l’échine courbée pendant des heures, sous la glaciale pluie battante comme sous le brûlant soleil ; et sans mon compagnon de misère, l’ouvrier, tu serais contraint à bosser toi-même dans une usine, dans des conditions épouvantables. Et, alors, toi aussi, ta sueur te fera puer. Alors, tu comprendras.

Antâ yâ fâhame, comment peux-tu concevoir qu’un homme, contraint à dépenser huit à dix heures par jour dans un champ, une usine ou un bureau, attaché à une activité manuelle et répétitive réclamant toute son attention, dans des conditions de travail insupportables, que ce condamné puisse acquérir un savoir capable d’en faire un citoyen ? Alors que toi, jouissant d’un endroit douillet, libre de lire tranquillement et de méditer tout ton loisir, tu n’es même pas capable, malgré tout le savoir accumulé, d’être un citoyen libre de toute domination, ni en mesure de comprendre la maudite situation du peuple laborieux, réduit à un esclavage salarié, annihilant toute faculté de pensée ?

Pour ma part, je n’ai pas aimé le Chinois Mao Tsé Toung, parce qu’il était dictateur. Tu es surpris que je le connaisse ?… Beaucoup de choses t’étonneront, si tu avais la modestie, - le meilleur signe de l’authentique intelligence -, de fréquenter les "ghâchi"... Bon, revenons à Mao. J’ai compris qu’il avait raison quand il demanda aux étudiants et aux intellectuels de passer une partie de leur temps à la campagne, avec les paysans, pour travailler avec eux, comme eux. C’était la voie pour créer une société plus juste, plus harmonieuse. Les paysans auraient appris à posséder le savoir des instruits, et ces derniers auraient acquis et apprécié celui des travailleurs manuels. Dommage que ce Mao a aimé jouer au « Za3îme » (Chef), en imposant au lieu de convaincre. Mais son idée, elle, était et demeure juste. Je ne dirais pas "géniale", parce que les génies, je les conçois uniquement dans les hautes sphères, et encore, tant que je ne les ai pas vus de mes propres yeux, 3akliî (ma raison) m’empêche d’y croire.

Le vieux paysan se tourna, alors, vers son compagnon kabyle. Curieusement, ils se ressemblaient physiquement, comme des frères, à tel point que l’observateur ne les connaissant pas, aurait été incapable de dire qui était arabophone et qui, kabyle. Ce dernier sourit et déclara :

- Eh oui ! Toi et moi, nous les msâkîne, nous sommes dans la même barque ! Et ce n’est pas Sîdna Nouhh (Noé) qui nous sauvera ! Mais seulement les dignes descendants de Larbi Ben Mhidi et de Abane Ramdane… Je parie que les instruits ignorent ce que ce brave Larbi avait dit : "Mets la révolution dans la rue, le peuple s’en emparera".

Puis, le paysan mit ses deux mains en entonnoir autour de sa bouche et cria, amusé : « Ehi !… Kunwi s ilmeziyen ! Imusnawen, anida-kun ?... » (Ô jeunes ! Ô instruits, où êtes-vous ?..."

Seul, l’écho de la montagne d’en face répéta son appel plusieurs fois.

Les deux paysans secouèrent leur noble tête de vieillard, aux cheveux blancs, au visage buriné par les intempéries du travail manuel en plein air, puis se tapèrent chaleureusement la paume de la main l’une dans l’autre, en signe d’accord et de solidarité. Malgré toutes les humiliations subites, leurs yeux n’avaient pas perdu espoir. Bien que réduits, par d’autres, à "ghâchi", ils demeuraient peuple.

Kaddour Naïmi,

[email protected]

P.S. Ce texte a été écrit avant les élections législatives du 4 mai 2017. Elles obligent à compléter cette contribution par une suivante. Donc à la prochaine...

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Commentaires (6) | Réagir ?

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algerie

جزاكم الله خيرا

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baker_st mazouz

thank you very much

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