La petite autoroute qui a "mangé" la grande rivière de la Soummam

La vallée de la Soummam dévastée.
La vallée de la Soummam dévastée.

Depuis des années, les usagers qui empruntent la route nationale n° 26, qui relie Ahnif à Bejaia, vivent un véritable calvaire, notamment pendant la saison estivale. Les traversées d’agglomération sont devenues des bouchons quasi-permanents. Il faut des heures pour joindre la partie ouest au chef-lieu de la wilaya. Avant l’élargissement des voies de l’entrée est d’Akbou, il fallait parfois des heures pour traverser l’agglomération. Un point noir sur les cartes routières. Le port de Bejaia, qui dessert plusieurs wilayas, et la zone d’activités d’Akbou mobilisent les transporteurs par milliers, et tous ces véhicules envahissent continuellement cette route jusqu’à sa saturation.

Pendant des années, on parlait d’un projet d’autoroute, avec son lot de rumeurs les plus contradictoires, avant de voir débarquer des Chinois pour débuter des travaux. Un espoir pour ces villes qui étouffaient. L’avancée des travaux est scrutée par tous ceux que cette circulation infernale sur la RN 26 dérangeait. Un espoir de désengorgement, à l’horizon.

Pendant plusieurs mois, des annonces et des rumeurs ont circulé au sujet de l’ouverture d’un premier tronçon de 46 kilomètres (Akbou-Ahnif) de cette pénétrante autoroutière de Bejaia. Enfin, il a été inauguré le 02 mars 2017 par le ministre des travaux publics. Cela soulage l’entrée ouest d’Akbou qui subissait un embouteillage continu (en journée, parfois même en soirée) depuis des années. Désormais, les bouchons sont plus importants dans des localités plus à l’est de la wilaya comme Ouzellaguen ou Sidi Aïch, en attendant l’ouverture des autres tronçons.

Le ministre a-t-il constaté les conséquences écologiques de ce projet avant de repartir ? On ne sait pas s’il était content de "l’œuvre" chinoise. Les habitants de la région le sont. Pour la route, c’est sûr. Enfin, pas tous : les commerçants qui tiraient profit de ce flot impressionnant de véhicules sur la route nationale n° 26 ne doivent tous pas avoir le sourire. Une partie du trafic routier s’est porté sur la nouvelle autoroute qui longe la rivière de la Soummam.

Le coût financier de cette nouvelle route doit être connu puisque l’argent sort des caisses de l’Etat. Mais a-t-on estimé son coût écologique ? Pour réaliser ce projet, les entreprises chinoises ont dévasté la rivière.

Les Chinois extraient du lit de cette rivière les alluvions et le tout-venant dont ils ont besoin pour les remblais de la route et d’autres usages. On peut voir les crevasses de plusieurs mètres laissées par les engins le long de la rivière. C’est un pillage en règle. Le lit de la rivière est méconnaissable. Il représente même un danger pour les humains et les animaux qui s’y aventureraient : la rivière n’est pas protégée par des barrières. Les monticules de terre laissés en l’état représentent des obstacles pour le cours d’eau ; les berges qui risquent d’être déstabilisées. Et comme si cela ne suffisait pas comme obstruction, des particuliers profitent de ce désordre et de l’absence de l’Etat pour élargir leur propriété au détriment du lit de la rivière ; les Chinois étaient contents de déplacer des déblais argileux sur de si petites distances. Pourtant l’article 15 de la loi n° 05-12 du 4 août 2005 relative à l'eau est clair :

"Il est interdit d'entreprendre, dans le lit des oueds, tout acte de nature à entraver le libre écoulement des eaux superficielles, à porter préjudice à la stabilité des berges et des ouvrages publics et à nuire à la conservation des nappes alluviales."

Mais les Chinois doivent "ignorer" cette loi, et comme personne ne les rappellent à l’ordre ils poursuivent leur œuvre.

Pour l’occupation indue du domaine public, l’article 60 de la loi n° 90-30 du 1er décembre 1990 portant loi domaniale énonce :

"Nul ne peut, sans autorisation délivrée par l'autorité compétente et dans les formes prescrites par la réglementation, occuper une portion du domaine public ou l'utiliser au-delà des limites excédant le droit d'usage qui appartient à tous. La même autorisation est exigée de tout service et de toute personne morale quelque soit sa qualité publique ou privée, de toute entreprise et de toute exploitation. Est réputée irrégulière et ce, sans préjudice des sanctions disciplinaires à l'encontre du fonctionnaire qui l'aura indûment autorisée, toute occupation du domaine public exercée en contravention des dispositions de l'alinéa 1er du présent article."

Puisque l’Etat semble absent, et que les Chinois ont commencé la partie, les particuliers vont apporter leur contribution au massacre de cette rivière. Mais si on peut comprendre que les Chinois sont des étrangers et que le sort de notre écosystème les indiffère, comment expliquer le comportement des nationaux, particuliers et responsables politiques et administratifs, qui autorisent ce désastre ou qui y participent ?

L’extraction de matériaux alluvionnaires a été interdite par la loi pendant quelque temps, avec des dérogations transitoires. Combien de particuliers ont été sanctionnés lorsqu’ils ont été surpris par les gendarmes en train de remplir des bennes de tracteurs à l’aide de pelles ? Les petits "artisans" ne doivent pas violer la loi. Les sablières, par contre ont continué à piller les rivières puisque leurs exploitants pouvaient avoir des autorisations "sous certaines conditions". L’article 14 de la loi n° 05-12 du 4 août 2005 relative à l'eau énonce :

"L'extraction de matériaux alluvionnaires par tous moyens, et en particulier par l'installation de sablières dans les lits des oueds, est interdite. A titre transitoire, et pour une durée n'excédant pas deux années à compter de la publication de la présente loi au Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire, l'extraction peut être autorisée dans le cadre du régime de la concession assortie d'un cahier des charges et sous réserve d'une étude d'impact établie conformément à la législation et à la réglementation en vigueur."

Quelques mois après l’échéance de septembre 2007, cet article (14) a été modifié et complété par la loi n° 08-03 du 23 janvier 2008 pour prolonger l’activité des sablières : " .... A titre transitoire, et jusqu’au 31 août 2009, l’extraction peut être autorisée dans le cadre du régime de la concession assortie d’un cahier de charges et sous réserve d’une étude d’impact établie conformément à la législation et à la réglementation en vigueur. L’état des zones et des oueds, selon le cas, doit être pris en compte."

Mais avant la fin de cette nouvelle prolongation, une loi vient encore sauver la mise pour les exploitants des sablières. Il s’agit de l’ordonnance n° 09-02 du 22 juillet 2009 modifiant et complétant la loi n° 05-12 du 4 août 2005 relative à l’eau :

"Article 1er. - Les dispositions de l’article 14 de la loi n° 05-12 du 4 août 2005 relative à l’eau sont modifiées, complétées et rédigées comme suit :

́ Art. 14- L’extraction de matériaux alluvionnaires par tous moyens, et en particulier par l’installation de sablières dans les lits des oueds, est interdite lorsqu’elle présente les risques de dégradation énoncés à l’article 15 ci-dessous.

En dehors des zones d’interdiction, l’extraction de matériaux alluvionnaires peut être autorisée sous forme de concession à durée limitée accompagnée d’un cahier des charges et sous réserve d’une étude d’impact sur l’environnement établie conformément à la législation et à la réglementation en vigueur.

Les modalités d’application des dispositions du présent article et notamment l’inventaire des oueds ou des tronçons d’oueds concernés par cette interdiction sont fixés par voie réglementaire. "Je ne sais pas quels arguments ont motivé la nouvelle loi. La nappe phréatique n’aurait plus besoin d’être protégée ? Les lits des rivières et oueds n’ont plus besoin d’être préservés ? Dans tous les cas ce sont les grands marchands de sable qui doivent être contents. Les Chinois, aussi, car ils peuvent extraire tous les alluvions qu’ils veulent. Les menaces de sanctions de l’article 168 de la loi de 2005 semblent ridicules :

"Quiconque commet une infraction aux dispositions de l'article 14 de la présente loi est puni d'un emprisonnement d'un (1) an à cinq (5) ans et d'une amende de deux cent mille dinars (200.000 DA) à deux millions de dinars (2.000.000 DA).

Les équipements, matériels et véhicules ayant servi à commettre l'infraction peuvent être confisqués. En cas de récidive, la peine est portée au double"

L’interdiction de l’extraction d’alluvions dans les lits de rivières et oueds est faite pour préserver l’équilibre écologique et protéger la nappe aquifère. Les alluvions constituent un filtre naturel pour l’eau qui s’infiltre dans les nappes phréatiques qui forment les réserves stratégiques en eau dans tous les pays. La loi algérienne protège clairement les ressources en eau de toute pollution. L’article 43 de cette loi de 2005 énonce :

"Conformément aux dispositions des articles 48 à 51 de la loi n° 03-10 du 19 juillet 2003 relative à la protection de l'environnement dans le cadre du développement durable, les milieux hydriques et les écosystèmes aquatiques doivent être protégés contre toute forme de pollution susceptible d'altérer la qualité des eaux et de nuire à leurs différents usages."

Le sable retient aussi l’eau et favorise une meilleure infiltration et reconstitution des nappes souterraines qui sont déjà surexploitées par les marchands d’eau qui représentent, sans doute, le secteur "industriel" le plus prospère de la région.

Les entreprises chinoises ont continué l’œuvre des sablières à une très grande échelle, comme si ces lois n’existaient pas. Le lit de la Soummam a été saccagé et a vu des quantités astronomiques d’alluvions extraits. Lorsqu’on sait que les rejets liquides, souvent toxiques, des industriels de la région sont déversés, pour l’essentiel, dans cette rivière et que les eaux usées et les égouts des localités de cette vallée les y rejoignent, sans compter tous les autres déchets déversés, on ne peut que s’alarmer pour l’avenir des nappes phréatiques environnantes. Pourtant l’article 51 de la loi n° 03-10 du 19 juillet 2003 relative à la protection de l'environnement dans le cadre du développement durable énonce l’interdiction de tels rejets :

"Tout déversement ou rejet d'eaux usées ou de déchets de toute nature dans les eaux destinées à la réalimentation des nappes souterraines, dans les puits, forages, ou galeries de captage désaffectés est interdit."

Depuis quelques années, il n’y a même plus de crues importantes pour charrier un peu de ces saloperies vers la mer. Par moment, il n’y a qu’un petit filet d’eau dans cette rivière à cause des sécheresses qui sévissent de plus en plus fréquemment. Le renouvellement, même partiel, des couches de sable et de tout-venant dans le lit de cette rivière n’est pas près de se produire : ce phénomène qui nécessite des lustres est compromis par l’autorisation de l’extraction des alluvions, même "sous certaines conditions".

On ne peut pas sous-estimer les risques sanitaires d’une telle pollution et ses conséquences humanitaires dans quelques années. D’ici là les Chinois seront rentrés chez eux pour dépenser l’argent qu’ils auront gagné. Nos ministres auront changé de portefeuilles, ou de pays. Pour l’heure, faisons comme l’autruche. Mais comme le sable manque, cela va être compliqué ! Comme ce n’est qu’un "crime" écologique, il ne peut pas représenter une urgence pour les autorités.

On aurait pu réaliser cette route en préservant la rivière mais l’inconscience et la bêtise humaines lui ont réservé un autre sort. Et comme la conscience écologique ne semble pas très développée dans notre société, cela continue sous le regard indifférent ou sidéré des riverains de la Soummam.

Et voilà comment une petite autoroute a "mangé" une grande rivière.

Nasserdine Aït Ouali

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Commentaires (9) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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tahar foli

merci pour partager cet article

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