A propos d’une conférence interdite

A propos d’une conférence interdite

Pour une fois, je prie le lecteur de me permettre une contribution sous forme de récit.

Un jour, j’ai appris qu’un journaliste devait venir dans notre petite ville pour nous parler de culture. Ah ! Combien j’étais heureux !… Finalement, j’entendrai des idées nouvelles. J’espère qu’elles élargiront mon horizon intellectuel, enrichiront mon imaginaire, me rendront plus intelligent à propos du fonctionnement du monde, plus sensible à ses souffrances et à ses joies, plus solidaire avec celles et ceux qui en ont besoin.

Hélas !… Hélas !… Hélas !…

Le maire a interdit cette rencontre, pour un motif que nous n’avons même pas compris.

Alors, triste comme un ciel bleu soudain assombri par de noirs nuages, et pour surmonter mon malaise, je suis allé rendre visite à mon grand-père. C’est mon habitude, quand j’ai besoin de douce consolation.

Il a passé toute sa vie comme travailleur manuel, paysan. Bien entendu, il n’a jamais pu aller à l’école ; il est donc analphabète.

Cependant, j’ai toujours aimé entendre ses propos. A mon jeune âge, ils m’aident à voir plus clair les autres et moi-même.

Alors, j’ai demandé :

- Yâ jaddî ! (Ô, grand-père !)… Pourquoi le maire a interdit au journaliste de parler ?

Le vieillard réfléchit un moment, sourit puis dit :

- Ou bien parce qu’il allait dire des choses mauvaises...

Il s’intrrompit un bref moment, puis ajouta :

- … ou justes.

- Mauvaises ou justes d’après qui ?

- D’après le maire ; il représente al houkouma (l’État).

- Mais, répliquais-je, si le journaliste dit des choses mauvaises, nous sommes là pour le contester, nous, les citoyens. Alors, pourquoi le maire a interdit la conférence ?

- Eh bien, expliqua mon grand-père, c’est qu’il avait peur que le conférencier disent des choses justes contre al houkouma ou ses fonctionnaires, et que vous, citoyens, soyez d’accord avec lui.

- Beh, et alors, s’il dit des choses justes, le maire et les fonctionnaires et la houkouma devraient le remercier, car il les aide, ainsi, à s’améliorer.

Le grand-père rigola, amusé par mes paroles, se lissa la longue barbe blanche de soie, puis reprit :

- Pourquoi ris-tu ? lui ai-je demandé.

- Parce que tu es jeune et, malgré le fait que tu sois instruit, tu ne connais pas encore les hommes, surtout ceux qui sont dans la houkouma ou la servent.

- Comment sont-ils ?

- Beh, généralement allî yahkam (celui qui commande) n’aime pas être contesté. Il a besoin seulement de ce qu’on appelle les Beni oui oui.

- Qu’est-ce donc ? Une tribu ?

Mon grand-père éclata d’un beau rire sonore.

- J’ai dit une bêtise, jaddî ?

- Oh, non ! Au contraire, oulîdi (mon enfant) ! Oui, c’est une sorte de tribu, les Beni oui oui.

- Qu’est-ce qu’ils ont de particulier ?

- Ils disent toujours oui à leur supérieur.

- Pourquoi ?

- Ha ! Ha ! s’esclaffa de nouvean le vieillard.

Puis il précisa :

- Pour lui faire plaisir et, ainsi, recevoir de lui leur salaire.

- Mais si celui qui commande se trompe, ils devraient lui dire qu’il est dans l’erreur ! L’aider à se corriger !

- Eh, non !… Un hakem (quelqu’un qui commande) est persuadé d’avoir raison. Il ne peut donc pas accepter qu’un inférieur ou qu’un citoyen (qui est, lui aussi, vu comme un inférieur) le conteste. Alhâkam yahkam (le commandeur doit commander) ! Sinon, il ne croit pas être un hâkem. Tout le problème est là.

- Un hakem ne se trompe donc jamais ?

- C’est ce qu’il croit, hélas !

- Alors, jaddî, que faut-il faire ?

Le vieux paysan, aux mains calleuses à force de travail, au visage buriné tant il fut exposé aux intempéries, eut un autre sourire ; ainsi, il découvrit sa bouche dépourvue de dents. Mais l’expression du visage était tendrement belle.

Il ne répondit cependant pas.

- Alors, jaddî, que faut-il faire pour que le conférencier puisse venir et nous, l’entendre dire des choses ?

Le vieillard me toisa longuement, en réfléchissant… J’attendis patiemment. Il finit par parler :

- Quand la terre est pleine de cailloux, quand elle résiste au soc de la charrue, il faut se débarrasser des cailloux et irriguer la terre… Alors, elle sera capable d’accueillir de bonnes semences et donner une belle récolte.

Je n’ai pas très bien compris, peut-être parce que je n’ai jamais été paysan.

- Qu’est-ce que tu veux dire par là ? ai-je alors voulu savoir.

- Que pour avoir la liberté de recevoir votre conférencier, il vous faut trouver la solution.

- Mais, ai-je protesté, c’est elle que je te demande.

Mon vieux paysan eut un autre sourire, un peu mélancolique, puis il dit :

- A toi, à vous de réfléchir ! Si vous vous y prenez bien, vous trouverez la solution vous-mêmes, comme nous l’avons trouvée, nous, paysans, en travaillant la terre la plus ingrate. Pourtant, nous, nous n’avons jamais pu aller à l’école, tandis que vous, vous êtes instruits !... Alors, faites travailler votre mokh (cerveau) et, si vous l’utilisez convenablement, vous finirez par entendre votre conférencier.

J’ai fissé mon grand-père d’un air un peu déçu. De nouveau, il me sourit affectueusement ; puis, de sa paume durcie par le labeur, il me caressa doucement la joue, devenue chaude à force de réfléchir. Enfin, il conclut :

- Rien n’est impossible quand intervient correctement al fhâma (la compréhension, autrement dit l’intelligence)… Mnîn yaballa3 bâb, fatchou 3lâ bâb wahdakhour ! (Quand une porte se ferme, cherchez une autre porte !)

- Je ne comprends pas.

Il me dévisagea un instant, en réfléchissant. Puis :

- Par exemple, si on interdit au journaliste de vous parler dans une salle publique, eh bien, il y a d’autres solutions, par exemple enregistrer sa déclaration et vous l’envoyer en utilisant l’ordinateur, en vous montrant comment lui répondre, en formulant des commentaires ou en posant des questions… Une autre manière est plus humaine, mais exige plus de temps : que le journaliste soit invité dans une maison privée assez grande. Là, autour d’un couscous fumant, réunissant une vingtaine de personnes, le monsieur peut faire sa conférence ; puis la répéter dans une autre maison, de la même manière.

- Oh ! Tu as raison, jaddî !… C’est vrai !… Je n’y avais pas pensé.

- Hé ! Hé ! reprit-il, amusé... Être instruit, ce n’est pas toujours être intelligent ! Ne l’oublies jamais ! Ne méprises jamais les gens parce qu’ils sont des travailleurs manuels et qu’ils n’ont pas été à l’école… L’école !… Hé ! Hé !… Il n’y a pas uniquement celle où l’on apprend à lire et à écrire. Il y en a une autre : celle où l’on apprend à vivre !… Et je crois que dans la tienne, on a oublié cet autre aspect. On fait de vous des analphabètes de la vie.

J’eus besoin d’un instant pour me pénétrer de toutes ces paroles ; elles sont très importantes pour affronter mon existence, surtout dans cette petite ville où un fonctionnaire peut interdire aux citoyens d’écouter une conférence.

A la fin, mon cher, très cher grand-père me salua à sa manière spécifique. Il employa un terme utilisé par son épouse, ma grand-mère, d’origine kabyle. Il considérait ce mot joli à prononcer :

- Azul, oulîdî !

Kadour Naïmi

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