Jean-Charles Jauffret (historien) : "La présidentielle en France relance la polémique des guerres mémorielles"

Jean-Charles Jauffret.
Jean-Charles Jauffret.

Historien, Jean-Charles Jauffret est professeur à Sciences Po à Aix-en-Provence. Il y dirige le département d'histoire et les recherches en histoire militaire comparée. Il est aussi spécialiste de la guerre coloniale. "La guerre d'Algérie Les combattants français et leur mémoire" est le dernier ouvrage publié en 2016 par l'auteur.

Le Matindz : Il y a une mise en scène, voire parfois une surenchère mémorielle des deux côtés de la Méditerranée. Pensez-vous que derrière ces postures, il y ait une volonté d’éloigner la réconciliation possible ?

Jean-Charles Jauffret : On ne peut plus parler de mise en scène concernant les pouvoirs publics après la chaude alerte, le crescendo de 2005 et la fameuse "loi scélérate" sur les "bienfaits de la colonisation". Depuis 2007, les deux Etats font tout pour faire taire les dissensions. Je pense à cette magnifique cérémonie, passée inaperçue en France, du 11 novembre 2015 à Constantine où, en présence des autorités algériennes et des ambassadeurs de France et d’Allemagne, le Monument aux Morts des deux guerres mondiales, restauré par les deux Etats, a été (ré)inauguré. Haut de 21 m, copie de l’arc de Trajan à Timgad, il porte les noms de 800 "morts pour la France", juifs, musulmans et français. C’est par ce type de travaux pratiques que doit passer la réconciliation. Ce qui ne veut pas dire que les opinions publiques suivent, loin de là, et les présidentielles en France relancent la polémique des guerres mémorielles.

L’opinion tourne le dos à son passé colonial qui est une boîte de Pandore et on est donc encore loin d’un examen de conscience

Pensez-vous que la France a tout fait pour s’amender sur son passé colonial en Algérie ?

Pas encore, évidemment si on a en mémoire l’énormité, par exemple, du discours de Dakar de Nicolas Sarkozy au début de son mandat en 2007, mais, répétons-le, on est sur la bonne voie. A l’inverse d’une autre puissance coloniale, les Pays-Bas, qui attendirent janvier 2017 pour enfin lancer des recherches scientifiques sur les crimes de guerre commis en Indonésie entre 1945 et 1949, la France connaît depuis longtemps le temps des historiens. Comme je le soulignais en compagnie de mon collègue et ami Gilbert Meynier dans la revue Esprit en 2004. A l’inverse d’une idée reçue, après les deux guerres mondiales, bien avant le conflit indochinois, la guerre d’Algérie est la guerre la mieux étudiée en France ; il ne se passe pas de semaine sans la publication d’un nouveau livre d’historien ou de témoin, y compris sur les sujets les plus délicates comme le 17 octobre 1961 à Paris. Là encore, le temps des historiens n’est pas le temps médiatique. Mais l’opinion tourne le dos à son passé colonial qui est une boîte de Pandore et on est donc encore loin d’un examen de conscience.

L’Assemblée nationale française a mis un terme au fameux qualificatif "événements" d’Algérie, quelle est la prochaine étape pour aller de l’avant ? A quelle solution croyez-vous pour que l’Algérie et la France puissent arriver à en finir avec leur passé ?

Nicolas Sarkozy, en visite en Algérie en 2007, a enfin souligné les travers de la colonisation et les injustices subies. On commence à reconnaître les préjudices endurés par le peuple algérien du fait de la colonisation, mais il faut aller encore plus loin. Reçu en grande pompe à Alger en décembre 2012, François Hollande (accompagné de Benjamin Stora) a dit, devant les parlementaires, que la colonisation était un "système injuste et brutal". Il a reconnu sévices et tortures. Le président français est allé jusqu’à s’arrêter devant la plaque de Maurice Audin près du tunnel des facultés. Reste à donner vie, un jour, à ce projet avorté de traité d’amitié franco-algérien qui aiderait à faire taire cette lancinante querelle de mémoires antagonistes.

Finalement la France peut-elle supporter la vérité sur ses guerres coloniales ?

Il convient de distinguer le travail des historiens, qui finissent de curer la plaie de l’histoire coloniale, et l’indifférence de l’opinion qui, hormis quelques porteurs de mémoire vindicatifs et autres "Indigènes de la République", ne s’intéressent pas au passé colonial. Les études dites post-coloniales ne concernent que quelques initiés et universitaires étrangers dont américains. L’histoire coloniale n’a pas encore intégré ce que l’on appelle "le roman national".

En fait, il s’agit d’un héritage. Les Français étaient flattés, au temps de la colonisation, des conquêtes quand elles étaient peu coûteuses en hommes. En petits épargnants égoïstes d’une France de fils uniques, ils ont apprécié de tirer le chèque colonial en troupes, en vivres et en matières premières lors des deux guerres mondiales. Mais contrairement à une idée reçue, il n’y a jamais eu d’idéologie coloniale structurée, la colonisation et son acculturation tiennent du bricolage, de l’improvisation, au détriment des colonisés. L’exotisme des expositions coloniales, dont la première à Marseille en 1906, cachait en fait une indifférence pour un empire où les investissements étaient rares, sauf l’Algérie et l’Indochine. Cette attitude tant soi peu paternaliste explique la rapidité, relative pour l’Indochine, avec laquelle, Algérie exceptée car composée de départements français, l’empire a finalement été liquidé.

En 2000, les politiques, aussi bien de droite que de gauche, m’ont fait comprendre, notamment en me coupant tout moyen, qu’il était inutile de continuer la série que j’ai dirigée au château de Vincennes (archives militaires) de "La Guerre d’Algérie par les documents".

Etes-vous en tant que chercheur, historien et écrivain confronté à la censure sur le dossier Algérie ? Si oui laquelle ?

Une très longue histoire personnelle. En 2000, les politiques, aussi bien de droite que de gauche, m’ont fait comprendre, notamment en me coupant tout moyen, qu’il était inutile de continuer la série que j’ai dirigée au château de Vincennes (archives militaires) de "La Guerre d’Algérie par les documents". Ce tome trois, intitulé "L’irréparable" concernait la seule année 1955 et donc toutes les déviances en marge de la loi républicaine et surtout, outre les massacres du 20 août 1955 à Philippeville et El-Halia, la sanglante répression qui a suivi jusqu’à la mi-septembre dans le Nord-Constantinois. Le prétexte était l’ouverture graduelle des archives depuis 1992. En fait, par la suite la recherche entreprise par d’autres chercheurs a repris ses droits pour cette terrible année 1955, acte III de la guerre d’Algérie après le 8 mai 1945 et le 1er novembre 1954. Cette année est à présent bien connue. Pour mes autres recherches sur la torture et les combattants français je n’ai subi aucune censure ; les rares dossiers soumis à dérogation, car relevant des services de renseignements impliquant des personnes encore vivantes, m’ont tous été ouverts.

Y a-t-il des dossiers ou affaires qui demeurent tabous des deux côtés ? Lesquels ?

Outre la question des harkis, celle des retombées des 17 expériences nucléaires dans le Sahara et les sites des "armes spéciales" dont chimiques, la pierre d’achoppement concerne, entre les deux pays, la lancinante question des disparus des deux côtés.

Avez-vous sollicité les Archives nationales algériennes (ANA) ?

Non, mes recherches ne les concernent point, mais mes étudiants de thèse oui. Je suis par ailleurs ravi que les ANA se dégagent du strict contrôle-barrage de l’exécutif algérien au plus haut sommet de l’Etat.

Est-ce que les archives d’Aix-en-Provence sont accessibles aux chercheurs ?

Largement ouvertes. Je note la présence de jeunes chercheurs algériens. Le fonds du département de Constantine, le plus riche, offre des sériées complètes y compris pour la prolifique série M ("affaires générales").

Vous avez consacré de nombreux ouvrages à l’histoire militaire française ? Y a-t-il un sujet sur lequel vous souhaitez désormais travailler ?

Mes récents voyages (2012, 2015, 2016) m’ont permis de rencontrer des moudjahidine et des moudjahidate, dans l’optique de mieux connaître l’Autre, afin de fortifier mes recherches consacrées depuis 23 ans aux combattants français de la guerre d’Algérie. Je continue d’interroger des témoins de tous bords et de recueillir de précieux fonds privés. Le chantier est immense et il faut se presser vu l’âge des survivants.

En France, des recherches actuelles exhumeront bientôt en totalité l’effroyable guerre des grottes et l’emploi de gaz comme l’arsine à base d’arsenic.

Toute une génération d’historiens nés pendant la guerre ou a consacré de nombreux ouvrages à l’Algérie. Y a-t-il toujours le même engouement auprès des nouvelles générations d’historiens ? Et portent-ils un autre regard sur le sujet ?

La génération de jeunes chercheurs se passionne en France pour la guerre d’Algérie (c’est comme cela que nous appelons la guerre d’indépendance). Ils apportent beaucoup, je pense aux travaux sur les viols de Raphaëlle Branche, sur les camps de regroupement de Fabien Sacriste ou de Tramor Quémeneur sur les désertions et l’insoumission. Il n’y a pas de différence d’approche avec l’ancienne génération (pas celle de la guerre d’Algérie proprement dite, celle qui suit et publie des années 1980 à 2000 dont je fais partie), car il n’y a pas d’histoire officielle de la guerre d’Algérie en France. A l’inverse de l’Algérie qui connaît encore ce fléau en dépit de très nettes recherches ouvertes vers des chercheurs non conformistes comme mon vieil ami Daho Djerbal, Ouanassa Siari Tengour ou Fouad Soufi et le groupe du CRASC d’Oran et ses antennes dans diverses universités. En France, des recherches actuelles exhumeront bientôt en totalité l’effroyable guerre des grottes et l’emploi de gaz comme l’arsine à base d’arsenic.

J’abonde dans le sens d'Emmanuel Macron, évidemment.

On est en période de présidentielle en France. Que pense l’historien que vous êtes de ces deux déclarations de candidats ? "La France n'est pas coupable d'avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d'Afrique" (dixit François Fillon) et Emmanuel Macron qui vient de déclarer : "La colonisation fait partie de l'histoire française, c'est un crime contre l'humanité, une vraie barbarie. Ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l'égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes".

Hélas, trois fois hélas ! Les deux candidats se sont adressés à leur électorat respectif, et je regrette vivement les paroles de François Fillon. En jeu un potentiel de voix représentant un fond de "nostalgériques" estimé à environ deux millions d’électeurs (1ère, 2e et 3e générations de pieds-noirs et descendants, y compris de harkis) que les membres du parti LR (Les Républicains) veulent arracher au Front national. La guerre d’Algérie refait donc surface. En remontent les relents nauséabonds de mémoires blessées qui s’ostracisent l’une l’autre. La réflexion de François Fillon montre à quel point les politiques continuent d’ignorer le travail des historiens. En revanche, j’abonde dans le sens d'Emmanuel Macron, évidemment. Toutefois, il aurait dû attendre un autre moment. Depuis le 15 février au soir après que tous les journaux télévisés, plus les réseaux sociaux, aient répandu la nouvelle, l’ire des associations d’anciens combattants, de harkis et de Français d’Algérie (et descendants) ne connaît plus de bornes. Ce qui fait le jeu du Front national. C’est là la vraie menace !

Entretien réalisé par Hamid Arab

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Le Matin d'Algérie

Il convient de distinguer le travail des historiens, qui finissent de curer la plaie de l’histoire coloniale, et l’indifférence de l’opinion qui, hormis quelques porteurs de mémoire vindicatifs et autres "Indigènes de la République", ne s’intéressent pas au passé colonial. Les études dites post-coloniales ne concernent que quelques initiés et universitaires étrangers dont américains. L’histoire coloniale n’a pas encore intégré ce que l’on appelle "le roman national".

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