Le jeu trouble de la monarchie saoudienne et des Etats-Unis au Yémen

Le Yémen, un pays déchiré par la guerre que mène la coalition arabe. Photo AFP
Le Yémen, un pays déchiré par la guerre que mène la coalition arabe. Photo AFP

La formation d’un gouvernement de salut national au Yémen le 28 novembre par les forces d’Ansar Allah et du Parti du Congrès Populaire général de l’ancien président du Yémen, Ali Abdellah Saleh, qui luttent contre une coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, soutenue par les Etats-Unis et l’Angleterre, va-t-elle favoriser la fin de la guerre injuste menée contre le Yémen ?

Depuis le 26 mars 2015, ce conflit a fait plus de 11.000 victimes en majorité des civils et le pays, le plus pauvre de la région, a vu ses infrastructures détruites et sa population soumise à un blocus total provoquant famine et maladies.

Ce gouvernement a été rejeté bien sûr par la coalition arabe, qui a été prise de court par cette annonce. "Le désarroi est grand dans les milieux politiques et militaires saoudiens", selon le journal libanais Al Akhbar, qui estime qu’il s’agit pour Ryadh "d’une grande défaite politique". Le sommet des six pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) le 6 décembre, a estimé que la formation du gouvernement du salut national, au Yémen, "sort du cadre de la légitimité constitutionnelle reconnue internationalement, et crée des obstacles à la conclusion d’un accord politique" dans le conflit yéménite.

Mais, si Ryadh voulait vraiment une solution pacifique, pourquoi ne pas avoir privilégié cette voie jusque-là, au lieu de favoriser l’option militaire, en bombardant sans discontinuer pendant 20 mois, de jour et de nuit, les cibles yéménites, souvent des civils, sans même respecter une treve durant les mois sacrés du ramadhan et les fêtes de l’aid ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir soutenu tous les rounds de dialogue sous l’égide des Nations nnies et les autres réunions informelles de bons offices à Oman et au Koweit ?

Le premier gouvernement non lié à la monarchie saoudienne

La formation de ce nouveau gouvernement, représentant un large éventail de forces politiques, de tribus, la société civile, reflète le front intérieur qui s’est formé et c’est ce qui a certainement contrarié les plans de l’Arabie Saoudite, qui a toujours fait de la division des Yéménites une pièce maitresse pour dominer son voisin, considéré comme son arrière-cour, sa chasse-gardée.

D’ailleurs les Yéménites sont sortis dans la rue le 6 décembre par milliers pour exprimer leur soutien au gouvernement de salut national qu’ils ont plébiscité lors d’un rassemblement populaire à la Place Tahrir à Sanaa, selon les images montrées par la chaine TV Almasirah. Des manifestants se sont écriés : "De quelle légitimité peut se prévaut Hadi ? La légitimité c’est nous, le peuple, qui la donnons et non pas l’ONU" !

L’annonce du gouvernement que préside Abdel Aziz ben Habtour, ancien gouverneur de la province d'Aden, issu du Parti du Congrès, est considérée comme une victoire pour Sanaa. "C’est le premier gouvernement yéménite, depuis le 26 septembre 1962, qui n’est pas lié aux Saoudiens et sur lequel Ryadh n’a aucune mainmise. C’est un "gouvernement de sauvegarde et d’union nationale, qui reflète le front intérieur constitué par les forces politiques nationales qui luttent contre l’agression saoudo-américaine", estime le politologue yéménite Ali Al Khowlani.

Le gouvernement Ben Habtour dont le programme général a été approuvé le 10 décembre par le Parlement, comprend 42 ministres (dont 3 femmes) issus de différentes couches sociales (travailleurs, intellectuels, académiciens, mais aussi des tribus (qui ont un grand poids au Yémen). Le poste de ministre de la Défense a été confié à un militaire spécialiste des forces de missiles, ces mêmes missiles qui causent d’importants dégats aux forces militaires saoudiennes, notamment dans les villes frontalières : Assir, Najran, Jizan, où les forces yéménites ont pénétré en profondeur. Ryadh qui n’a pas réussi à défendre ces villes, a dû faire appel à des mercenaires, face aux redoutables guerriers "Houthis".

Les principales villes saoudiennes à la portée des missiles yéménites

A l’intérieur de l’Arabie Saoudite, certaines villes saoudiennes comme Taef et Djeddah, ont déjà été prises pour cibles par les missiles yéménites de longue portée et les autres villes -à l’exception de la Mecque- sont toutes dans le viseur des forces yéménites. En nommant un spécialiste des forces de missiles à la tête de la défense, n’est-ce pas là un message, que le nouveau gouvernement de Sanaa, - qui est avant tout "un gouvernement de guerre" - a voulu délivrer à Ryadh ?

Selon les observateurs, l’annonce du gouvernement à Sanaa correspond à un niveau qualitatif dans la lutte nationale pour faire face aux multiples problèmes que connait le pays en guerre, mais aussi à des évènements au nouveau régional et international, dont le plus important est celui du changement à la tète de la Maison Blanche, avec l’arrivée prochaine de Donald Trump. Il a eu à exprimer son désaccord avec la guerre du Yémen et il a réaffirmé le 2 décembre que son administration n’appliquerait pas une politique interventionniste dans le monde. "Nous n’allons pas renverser des régimes et des gouvernements. Vous vous souvenez des 6 000 milliards de dollars au Proche-Orient ? Notre objectif est la stabilité et non pas le chaos", a-t-il averti.

L’Arabie saoudite veut dominer la région du Sahel pour négocier en position de force

Dans de telles conditions, la formation du gouvernement de salut national à Sanaa va–t-elle anticiper le retrait saoudien ? S’il est difficile de répondre par oui ou par non à cette question, il est néanmoins certain qu’il s’agit là d’un facteur qui va peser sur la suite des évènements, au plan militaire et au plan politique dans le cas des négociations sur la base de l’initiative Kerry. Le Secrétaire d’Etat américain est pressé de mettre fin au conflit yéménite avant l’arrivée du nouveau locataire à la Maison Blanche, estime un analyste yéménite.

Sur le terrain des opérations, la situation ne semble pas avoir fortement évolué au profit des forces de la coalition qui n’ont pu engranger de nouveaux succès ou réaliser des victoires éclatantes, en dépit de la poursuite des raids aériens et des opérations terrestres qui ont fait beaucoup de victimes civiles. Contrairement aux annonces médiatiques, Hadi et ses troupes n’ont pas pu avancer vers Sanaa et n’ont pu s’emparer de Taez où les combats font toujours rage. Les affrontements se poursuivent toujours à Taez, Lahdj, Bab el Mandeb, El Hodeidah, Midi, dans le but d’occuper la zone côtière du Nord Yémen (Sahel). Cet objectif est stratégique pour la coalition arabe en vue de dominer les régions où se trouvent les principales richesses pétrolières du pays et ses accès maritimes.

La région de Maarib, El Jaouf, au Nord-Est du Yémen, à la frontière saoudienne, est également régulièrement attaquée, en raison de ses richesses en pétrole et gaz. Ryadh veut empêcher son voisin d’extraire le pétrole à Maarib et d’exploiter de nouveaux gisements à Jaouf, pour l’empêcher de se développer et le maintenir dans son giron. Les ventes de pétrole constituent la principale ressource du Yémen représentant plus de 90% de ses recettes d'exportations. Des réserves de pétroles importantes se trouvent dans les bassins de Masila et de Shabwa.

"L’Arabie Saoudite ne veut pas arrêter la guerre tant qu’elle ne domine pas la région du Sahel pour pouvoir négocier en position de force, comme elle a pu assurer sa domination, dans la région de Hadramaout (pétrole) et les Emirats Arabes Unis, celle de la région d’Aden. Cette division Nord-Sud, correspond au projet de partition du Yémen en six régions (deux au Sud et quatre au Nord) qui a été approuvé par un comité présidé par Hadi lors de la Conférence du dialogue nationale en 2014, sous prétexte que le Fédéralisme serait une solution aux problèmes du Yémen.

A Hadramout, selon le journal Al Akhbar, "l’Arabie saoudite et les Emirats œuvrent à séparer la province de Hadramaout riche en pétrole, du Yémen. L’Arabie Saoudite prépare "la Conférence de Hadramaout" pour inciter les Yéménites de cette province à se détacher du Sud du Yémen, dans le cadre d’un territoire fédéral, mais ce projet est rejeté par les militants du Sud, vu qu’il sépare une des provinces pétrolières les plus riches du Sud.

Les Emirats ont formé une armée dans cette province baptisée "l’élite de Hadramaout", avec des effectifs de 12 000 combattants et "les Emirats en coopération avec le président démissionnaire Abed Rabbo Mansour Hadi se partagent les revenus pétroliers dans cette province. Les salaires des fonctionnaires du Sud et des soldats payés par les Emirats proviennent en réalité des revenus yéménites et notamment de Hadramaout", croit savoir Al Akhbar.

Au Nord, la région de Hodeidah, qui donne directement accès sur la Mer Rouge, avec un important port commercial et de pêche est soumise elle aussi depuis plusieurs mois à des attaques et à un plan pour affamer sa population. Sa conquête est inscrite dans les objectifs tracés à l’opération dénommée : "Le cœur du Sahel" déclenchée le 23 octobre. Si Hodeidah tombe, l’Arabie Saoudite aura un second accès à la Mer Rouge) et empêchera Sanaa de recevoir des aides de l’étranger et étranglera économiquement cette région contrôlée par les forces Houthistes. En outre, le contrôle de Hodeidah, avec celui de Taez et Lahdj, permettra un accès direct au Détroit de Bab al-Mandeb.

L’Arabie saoudite et les USA veulent contrôler le détroit de Bab El Mendeb

Le détroit de Bab el Mandeb, situé entre la Mer Rouge et l’Océan indien, donne accès sur le Golfe d’Aden, la Mer d’Oman et relie à travers le canal de Suez, la Mer Méditerranée et la Mer Rouge. Passage incontournable, il offre un accès à l’Océan indien et l’Océan pacifique. Il forme une porte d’entrée sur la Corne de l’Afrique (Djibouti), assurant ainsi la liaison entre l’Asie et l’Afrique. Carrefour stratégique de la navigation internationale par où transite l’essentiel du pétrole, le Golfe d’Aden avec le Golfe d’Ormuz contrôlé par l’Iran, sont les deux principales voies de navigation dans cette région vitale pour les expéditions de pétrole le long de la Mer Rouge.

Les préparatifs militaires pour occuper Bab el Mandeb ont été mis en échec jusque-là par les forces de missiles qui ont ciblé tous les cuirassés qui ont pénétré dans les eaux territoriales yéménites, comme le destroyer émirati de type "Swift", qui a été touché par un missile yéménite, au large de Mokha, sur la Mer Rouge. Pas moins de 22 militaires émiratis ont été tués. Quelques jours après, la Marine américaine a dépêché trois navires de guerre près de la partie Sud de Bab al-Mandeb.

L’armée yéménite, a mis en garde contre toute violation de ses eaux territoriales. "Toutes les opérations militaires menées par l’armée et les forces populaires contre les forces de l’agression saoudo-US sont purement défensives ; Les forces maritimes yéménites sont chargées d’assurer la protection des côtes du pays contre toute attaque terroriste menée par les groupes terroristes ou par la coalition saoudo-US" Le porte-parole de l'armée, Charef Lucqman.

Selon les dernières informations en provenance de Sanaa, de nouveaux renforts américains sont arrivés à Aden, au Sud du Yémen à la fin Novembre. Est ce le signe d’une nouvelle offensive pour s’emparer de Bab El Mandeb ? A quelques jours d’un changement à La Maison blanche, ce forcing d’Obama ne vise t-il pas à «saper» le travail de son successeur Trump qui s’est clairement prononcé pour une politique de non intervention étrangère ?

Avant de quitter la présidence, Obama a préparé un mémorandum qui justifie une intervention dans de nouveaux pays sous prétexte de lutte contre le terrorisme, selon la Maison Blanche, qui a annoncé le 5 décembre avoir préparé un nouveau rapport sur "L'Autorisation d'utiliser la force militaire" dans des pays tiers". Le gouvernement Obama justifie le déploiement de ses forces dans au moins neuf pays supplémentaires dont le Yémen, sous prétexte "de lutte contre le terrorisme menaçant la sécurité des Etats-Unis".

Dans le même ordre d’idées, le think tank américain, "The Washington Institute for Near East Policy", a proposé à l’administration américaine "d’offrir une aide militaire à l’Arabie Saoudite pour contrer les missiles de l’armée yéménite" en l’équipant de systèmes de défense anti-missiles Patriote. Les États-Unis devraient "renforcer l’embargo sur les armes pour que les missiles balistiques n’arrivent pas au Yémen" et "déployer des systèmes lance-roquettes à haute mobilité de Himars dans les grandes villes de l’Arabie saoudite, comme Djeddah, pour renforcer la défense anti-missiles saoudienne", ajoute le think tank.

Au même moment, recevant à Aden l’envoyé spécial au Yémen, Ismail Ould Cheikh, le Président Hadi, rejette l’initiative Kerry (formation d’un gouvernement d’union nationale avant la fin 2016), affirmant qu’il ne céderait le pouvoir qu’à un président élu au cours de la période de transition et à condition que le leader d’Ansar Allah, Abdelmalek el Houthi et l’ancien Président du Yémen, Abdallah Salah, renoncent à la politique et s’exilent dans un pays de leur choix pour une durée de 10 ans !

Ces positions n’ont pas été du goût des négociateurs américains puisque tout de suite après, Washington s’est dit "déçu" par la réaction du gouvernement du Yémen qu’il appelle à accepter la feuille de route de l'ONU pour les négociations de paix. Le porte-parole du département d'Etat américain, Mark Toner, a reconnu que le plan "comprend des choix difficiles" mais, que "les compromis et les concessions seront nécessaires pour toutes les parties pour parvenir à un règlement politique durable", afin de "mettre fin au conflit, d’assurer le retour de la sécurité et de la stabilité au Yémen, un objectif qui doit être soutenu par tout le monde", a-t-il soutenu.

Trump anti-interventionniste, quand Obama poursuit la guerre

Aussitôt après, le gouvernement Hadi réagit et affirme qu’il "ne céderait pas à la pression des États-Unis, et qu’il n’accepte pas le plan de paix proposé par les Nations unies, demandant sa modification". Comment expliquer cette "révolte" de Hadi contre Washington, qui comme le révèlent les documents de Wikileaks sur la guerre du Yémen, coopère avec les USA entre 2009 et 2015. Les USA lui ont proposé : "Entre autres choses : l'acquisition de différents types d'armes : des avions, des navires, des véhicules, le contrôle de la sécurité des frontières maritimes et de l'approvisionnement yéménite de systèmes biométriques américains", selon le site Wikileaks.

Cette "fermeté" de Hadi, est à lier, selon des observateurs, au "vide" laissé par le changement de l’Administration américaine, qui est aussitôt occupé par la Grande Bretagne. Signant son"retour" dans ses anciennes colonies du Golfe la Première ministre britannique Theresa Mey a assisté à la dernière réunion du CCG le 6 décembre au Bahreïn. Surfant sur les rivalités chiites-sunnites, réelles ou supposées, elle a assuré les monarchies du Golfe de son soutien face au terrorisme et aux "menaces de l'Iran", leur promettant un "partenariat stratégique" et un approfondissement des relations commerciales. Ce qui permettra probablement à son pays de compenser ses éventuelles pertes économiques après le Brexit !

Lui emboitant le pas, son ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson en visite le 9 décembre lui aussi à Manama, a déclaré aux monarchies du Golfe: "Votre sécurité est notre sécurité" et d’ajouter : le Royaume-Uni est "de retour" dans le Golfe et va y renforcer ses engagements sécuritaires". Il annonce des engagements militaires de 3 milliards de livres sur les dix prochaines années. "La Grande-Bretagne est de retour à l'Est de Suez" et va "renforcer de vieilles amitiés". "La Grande-Bretagne a fait partie de votre histoire durant les 200 dernières années et nous serons avec vous pour les siècles à venir", a-t-il affirmé.

Washington vient lui aussi d’annoncer la vente de 7 milliards de dollars d'armements à l'Arabie Saoudite et à ses alliés, comprenant des missiles, des avions de combat et d'autres équipements militaires, qui seront vendus à l'Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Qatar et au Maroc. Ces ventes font fi des critiques des ONG humanitaires comme Human Rights Watch (HRW) qui demande un embargo sur la vente d’armes à Ryadh pour sa guerre au Yémen où elle utilise des armes prohibées, des bombes à sous-munitions.

L’élection de Donald Trump et le Brexit modifient certaines cartes au Moyen-Orient, mais pour l’instant, la liste des victimes et des destructions au Yémen s’allonge, à cause des armes américaines et anglaises. Cette course aux armements dans la région est soutenue par une propagande sciemment entretenue sur "les menaces chiites" et le "danger iranien" qui semblent faire le bonheur des marchands d’armes, au mépris de la vie des millions d’être Humains, qu’ils soient sunnites ou chiites. Pétrole, argent, armement : Telles sont les réelles motivations, qui n’ont rien de spirituel, des grandes puissances qui veulent perpétuer leur domination au Moyen Orient Afrique du Nord (MENA).

Houria Ait Kaci

Journaliste

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