Le monstre a peur de Vava inouva

L'immense Idir.
L'immense Idir.

La chanson d’Idir magistralement composée autour du poème de Ben Mohamed, née au temps de l’apnée culturelle, nous a fait sortir la tête de l’eau. Elle s’est, immédiatement après sa diffusion, imposée comme un puissant vecteur de sauvegarde de notre âme kabyle ! Elle ouvrit un pont solide vers l’universalité, un gué pour lier les deux rives de Tamazight, l’authenticité et l’universalité.

"Tkil-k ldi yin tabburt a Vava inouva

Čenčen Tizevgatin im a yelli Ɣṛiva

Ugadaɣ lwaḥc lɣava a vava inu va

Ugadaɣ ula d nekini a yeli ɣṛiva"

"Ouvre-moi la porte, mon Petit Papa

Fait tinter tes bracelets ma fille Ghriba

J’ai peur du monstre de la forêt, mon Petit Papa

Je le crains moi aussi ma fille Ghriba"

Ce refrain qui remonte notre éternelle quête de paix et de tranquillité résume notre précarité perpétuelle. Nous y sommes encore aujourd’hui, menacés d’extinction culturelle, guettés par la rupture identitaire, à demander le secours des ancêtres. Comme la jeune Ghriva qui revient de loin à travers la forêt inhospitalière, nous en appelons encore à Vava inouva pour qu’il nous tende la main, qu’il nous ouvre la porte du monde que nous entrebâillons dans nos rêves terrorisés, qu’il couvre notre avancée risquée vers l’avenir avec le fructueux viatique du passé !

Chacun de nous est Yeli Ghriva , fille perdue revenue de loin qui tente d’échapper aux griffes et aux crocs du monstre qui la poursuit et qui aujourd’hui encore est sur ses talons.

Le conte Vava inouva, qui a survécu à l’érosion du patrimoine oral, replacé par le poème de Ben Mohamed et la belle mélodie d’Idir dans ses dimensions universelles, relate notre détresse, notre perte de repères, et nous propose comme issue la solidarité entre générations, la transmission du legs des anciens , la continuité des valeurs et l’inamovibilité des repères.

En 1973, cette chanson inattendue, remontée du fond de notre matrice identitaire, nous a réconciliés avec nous-mêmes, nous a redonné du ressort, alimenté notre fierté, raffermi le sentiment d’appartenance à une communauté en besoin de renaissance et amarré à un destin universel partagé avec le reste de l’humanité.

Vava inouva a ressuscité en nous l’envie de nous battre, redoublé le besoin d’être nous-mêmes, avec nos différences, nos singularités, mais semblables pour l’essentiel aux autres dans ce qu’ils ont de meilleur. La génération d’Idir n’a pas fait la guerre de libération mais elle l’a subie durant l’enfance. Nous n’avons pas fait la guerre mais la guerre nous a fait, avec une âme verruqueuse, un gros cœur douloureux chargé de furoncles enkystés dans l’âme, l’indépendance de l’Algérie a été incomplète pour nous autres, qui avons ravalé notre quête identitaire le temps de chasser les colonisateurs, mais hélas l’indépendance nous a dessaisi de l’initiative historique et culturelle, nous a relégué dans le monde de l’interdit, le royaume du silence et de la peur.

Vava inouva fut le chant de notre indépendance retrouvée, notre hymne à l’authenticité, à la liberté, à l’ouverture, à la modernité.

J’ai vécu la naissance de cette œuvre magistrale avec une certaine proximité comme un adolescent qui attend fébrilement que sa maman se libère et lui donne la sœur qui lui manquait tant ! J’habitais à Alger le quartier d’El Mouradia, et juste à côté, Idir habitait la tour de Diar Saada, mon cousin Hassan qui était un peu mon tuteur était l’un des amis intimes d’Idir, ils ne se quittaient jamais. Nous étions un groupe d’étudiants que Hassan tenait en haleine. Il allumait notre curiosité et entretenait notre attente à doses homéopathiques :

  • «Idir a fini la musique, Idir a vu Nouara, Idir a fait ceci, Idir a fait cela. C’est Idir qui va la chanter, ce n’est pas Nouara, ce n’est pas Ait Meslayène, ce n’est pas X , ce n’est pas Y.»…

Hassan nous tenait otages de ses informations jusqu’au jour il nous révéla qu’Idir était en studio chez Oasis … L’attente devint insupportable ! La libération survint inattendue, la petite sœur souhaitée fut une princesse, une fée, un être magique qui dès les premières notes conquiert amis et adversaires !

Ce fut le bonheur ! Comme pour toutes les naissances heureuses, nous avions adopté le bébé et nous l’avons porté à bout de bras, à bout de cœur à travers les méandres de nos espérances ! nous achetions des dizaines de disques et nous les distribuons aux amis, aux coopérants étrangers, nous voulions qu’ils sachent que nous étions capables du bon, du très bon.

Dans notre imaginaire ancien, "Anza" est l’appel des âmes des héros assassinés par traîtrise par de faux frères. "Anza" est ce murmure venu du fond des tombes ! Seuls les artistes à l’ouïe fine peuvent l’entendre à leur passage devant le cimetière, le panthéon des aïeux ! Idir est de ceux-là ! Il a entendu "Anza n’ Taqvaylit", le cri étouffé de la Kabylité assassinée par un coup d’épée dans le dos, au moment où la course à la fortune obturait les oreilles de nombreux artistes anesthésiés par les mélodies langoureuses de l’Orient ou embrigadés par les sonorités métalliques de l’Occident !

Quand on entend Anza, on organise "Asfel", le rite propitiatoire et sacrificiel, on fait alors offrande de ce que nous avons de meilleur. Idir a donné le meilleur de lui-même, son engagement, sa voix, sa musique, à un moment où personne ne croyait à la greffe de l’écusson kabyle sur le blason de la culture universelle.

Grâce à cette chanson, la vie a pris le dessus sur la mort ! Vava inouva nous a tendu la main pour nous faire traverser "Assaka", le gué salvateur. Le monstre de la forêt est toujours là, nous lui avons porté des coups, nous l’avons fait douter de sa force ! Le monstre a peur ! La peur a changé de camp. Vava inouva peut désormais ouvrir la porte de notre univers tel que les ancêtres l’ont gravé dans l’imaginaire collectif. La jeune Ghriva n’a plus besoin de faire tinter ses bracelets sous la peur, pour retrouver la chaleur de son foyer, elle le fera dans la belle danse de la victoire.

Rachid Oulebsir

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Commentaires (3) | Réagir ?

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chawki fali

Le journal nous aide beaucoup

Les sujets sont précieux et distinctifs

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Bachir Ariouat

C'est dommage nous avons pas d'hommes politiques à la hauteur de nous musiciens et chanteurs.

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