"Boucherie de l'espérance" de Kateb Yacine sera jouée à Montreuil
Cette pièce de théâtre de Kateb Yacine sera jouée les15, 16, 17 et 18 septembre à Montreuil.
Israël, quelque part entre 1947 et 1967. Mohamed et Moïse sont voisins. Le premier est chômeur, parfois boucher, le second balayeur de la synagogue. Parfois, ils se disputent pour savoir à qui appartient le désert, et à qui il convient de le balayer. Leurs combats de boxe sont orchestrés par des grandes puissances étrangères, comme des combats de coq. Mais Mohamed et Moïse sont plus généralement amis, et préfèrent souvent s’unir face au pouvoir du Mufti et du Rabbin : ils volent, jurent, boivent, profanent les cimetières, arnaquent les Marchands et les Sultans. Attika et Esther, leurs femmes, participent à leur joyeuse association. Les rejoignent parfois des ânes, un coq, un serpent, un chameau, un chien.
Texte établi par Zebeïda Chergui.
Adaptation et mise en scène : Marion Tecquert
Assistanat à la mise en scène et travail pugilistique : Arthur Mosca
Avec Charline Granger, Charlotte Gressier, Edouard Liotard Khouri-Haddad, Bastien Lombardo, Arthur Mosca, Flore Tricon
Histoire d’un aller et d’un retour
Ce texte se veut une relecture de ma note d’intention écrite en juin 2014. Une relecture fidèle au texte d’origine, l’esprit de notre travail n’ayant pas changé. Toutefois, il était nécessaire de mettre à jour quelques points essentiels. Depuis juin dernier, il y a eu plus de huit mois de répétitions. Depuis juin dernier, je suis allée en Algérie. Depuis juin dernier, nous avons trouvé des oreilles, des bouches, des mains et des pieds en plus, qui aident à faire exister ce projet et qui forcément, laissent quelques traces surimprimées, quelques gouttes de sueur. Il est temps de dévoiler les avancées d’une aventure qui s’écrit au plateau, depuis lui et hors de lui. - Le texte Nous jouons un texte qui n’existe pas. Boucherie de l’espérance est un manuscrit non définitif, publié de manière posthume, qui n’est pas une pièce à proprement parler.
Elle se compose d’un ensemble de tableaux, qui recoupent parfois d’autres textes de l’auteur. Dans le théâtre populaire katébien, il s’agissait de choisir les tableaux représentés au jour le jour, en fonction des nécessités politiques, du type de spectateurs auquel on avait affaire... Comment faire pour ne pas figer le mouvant… tout en jouant le texte ? Nous avons répondu à l’appel de Kateb : il y a eu suppression des tableaux que nous avons jugés trop datés ou trop répétitifs et nous avons ajouté nos propres textes. Nos nécessités politiques ? Désigner le théâtre comme lieu de liberté et de résistance. Un seul mot d’ordre : pour qui ? contre qui ? Se sont créées avant tout des paroles de femme. Flore Tricon (Attika) et Charlotte Gressier (Esther) ont rêvé la figure qu’elles incarnent, depuis les femmes qu’elles sont. Edouard Liotard KhouriHaddad (Mohamed) a choisi un texte de Léo Ferré, Il n’y a plus rien, qui montre la désillusion ayant suivi les engagements militants contemporains à ceux de Kateb Yacine. Ce choix est une manière de dire que nous ne pouvons pas reproduire l’engagement qui fut le sien : la pièce a été écrite il y a presque 50 ans ! La révolte de Kateb nous a poussés à trouver les nôtres. J’ai moi aussi écrit un texte, qui s’inspire beaucoup de l’actualité, et que je réécris régulièrement : à mon humble échelle, je cherche à garder la démarche katébienne, l’énergie du processus. Ce texte évoque les révoltes et les guerres au Maghreb, en Syrie, en Ukraine, à Hong-Kong, en Thaïlande, à Gaza… Il a une vraie dette envers le film Eau argentée, sorti fin 2014, réalisé par Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan. Par tous ces écrits, nous souhaitons réaffirmer une communauté humaine solidaire dans ses combats, nous souhaitons refuser l’impuissance, refuser la différenciation, même s’il semble difficile de trouver un point commun entre la situation en Syrie et la situation à Paris. Nous souhaitons dénoncer les pouvoirs et les assoiffés de pouvoir, religieux ou politique, les violences faites à l’individu, et notamment à la femme, les manipulations par l’éducation. Nous souhaitons affirmer le théâtre comme lieu de révolte, comme lieu où ces pouvoirs ne peuvent/ne doivent pas faire loi. Aussi, nous cherchons à exorciser le spectre d’un théâtre qui ne milite plus/pas. Nous cherchons comment il est possible de militer à nos âges, avec nos parcours, qui se distinguent nettement de celui de Kateb ou/et de ses contemporains. Nous sommes obligés de prendre nos distances, ne serait-ce que parce qu’aucun de nous n’est encarté, certains ne votent plus, personne ne soutient de notion idéologique pure (je pense notamment au communisme) : mais de la même manière que Kateb, nous souhaitons parler de l’Homme contemporain, «l’Homme nouveau», pas «l’Homme éternel» (ce vocabulaire est d’Armand Gatti).
Notre spectacle pose la question du comment faire et cherche à donner une réponse qui ne soit pas fasciste, ni inoffensive. Notre projet n’existerait pas d’ailleurs, sans la révélation que fut pour moi l’ouvrage d’Olivier Neveux : Politiques du spectateur – Les Enjeux du théâtre politique aujourd’hui, publié aux éditions de La Découverte en 2013. - Le dispositif Notre volonté de départ concernant le dispositif a aussi dû évoluer, même si l’esprit initial est conservé. Quelques costumes, quelques accessoires : nous cherchons à jouer sur une symbolique. Un plateau quasi nu, très peu de besoins techniques, pas de musique, organisation systématique d’un débat après spectacle, manifestations autour de la pièce, création d’un livret pédagogique, utilisation de la vidéo... Etre léger, être mobile : faire de notre pauvreté une force. A l’épreuve des répétitions, des problèmes liés à la clarté et à la compréhension sont apparus. L’idée que tout l’appareil hors-pièce (les interventions, le livret…) ne suffirait pas s’est imposée à nous. Comment pouvions nous rendre plus clairs les enjeux et les questions soulevés par le texte katébien ? Et pour quelles raisons ce problème se posait ? Nous nous sommes aperçus que l’absence de didascalies significatives, le passage d’une chose à l’autre de manière brusque, les sousentendus culturels brouillaient la représentation. La traduction et les coupes n’avaient rien arrangé. Il y avait donc appel à représentation, il fallait que nous prenions le temps de recréer les choses essentielles sous-entendues dans le texte.
Le «où/qui/quand/comment» n’était pas si évident. D’autant que le contexte est en lui-même difficile (la situation en Israël/Palestine et dans les pays voisins entre 1947 et 1967 : vingt ans d’évènements complexes mélangés en quelques lignes), les acteurs qui changent de rôle rapidement et plusieurs fois… C’était difficile à admettre, mais je manquais le simple, l’évident, j’étais passée à côté de la base. En voulant ne pas faire un théâtre ringard, ou trop «simplet», j’avais sabordé les fondations de l’édifice. J’ai donc essayé d’imaginer une scénographie qui rende la chose plus claire et qui ait un sens propre (le croquis est visible cidessous). Je suis partie du polygone étoilé : image du territoire majeure chez Kateb Yacine. «Tout territoire est un polygone» écrit-il à la page 126 des «Ancêtres redoublent de férocité» dans Le Cercle des Représailles. Or, au théâtre il s’agit justement de créer un lieu, un territoire. De plus, le contexte israélo-palestinien donne un vrai sens à cette notion. Il s’agissait donc de travailler les territoires, les déplacements de l’un à l’autre, les zones hors limites, le territoire politique réel, le territoire imaginaire et rêvé… Bref, nous avons fait appel aux notions deleuziennes de territoire, territorialisation, déterritorialisation. Je peux renvoyer à l’excellent article de Juliette Morel, doctorante en littérature et en géographie : «Kateb Yacine, l’écrivain cartographe», publié dans Kateb Yacine – Au cœur d’une histoire polygonale, ouvrage collectif sous la direction de Beïda Chikhi et Anne Douaire-Banny, aux Presses Universitaires de Rennes (2014). Il y a d’abord le polygone régulier, l’espace politique : huit espaces de jeu circulaires qui figurent huit lieux précis (le jardin du mufti, la maison d’Attika et Mohamed…). Derrière chaque espace, un segment de polygone est tracé par une rangée de chaises. Au centre du polygone : l’espace du combat politique orchestré et encadré, le «ring». En-dehors du polygone, il y a le désert, le lieu du combat «hors du ring». C’est le lieu où s’étoile le polygone, concentrant jusque là les tensions du texte : c’est le lieu du hors-lieu, le lieu du rêve et de l’imaginaire, le lieu désiré. C’est le lieu du théâtre et du plateau pur. S’y joueront notamment nos propres écrits. Une partie du dispositif est invisible : il est technique. Toujours dans notre volonté de modifier les tableaux pour les lier plus directement à notre monde contemporain, nous nous attachons à la notion de «grand jeu» concept britannique inventé au XIXème, repris par Henry Laurens dans Paix et guerre au Moyen-Orient : l’Orient arabe de 1945 à nos jours (1999). L’idée est de montrer comment on passe d’une occupation sur place à une manipulation à distance : les enjeux sont tout aussi forts pour les puissances étrangères, mais les moyens de pression possibles sont plus grands sans présence sur le terrain, sans occupation. Aussi, toutes les scènes présentant les généraux étrangers Cock, Decoq, Supercock ne seront pas jouées en direct : il n’y aura pas de présence au plateau, mais un travail vidéo à part. Le dispositif technique mettra d’ailleurs en jeu notre rapport à l’image, aux outils numériques… Il est en cours d’élaboration. Nous cherchons à nous passer de l’écran, car y avoir recours est une manière de jouer sur notre fascination pour l’image en reproduisant exactement ce qu’on cherche à questionner. En trouvant un moyen plus complexe d’utiliser la vidéo, nous essayons de créer une véritable problématisation de la place de l’image et de nos rapports aux médias. - L’acteur et le spectateur Il m’est apparu durant mon travail que j’avais raison de croire à l’engagement de l’acteur, à l’acteur créateur. Un tel projet ne peut exister en-dehors de cette notion. En effet, chaque acteur participe activement à l’écriture de plateau : ils ne sont pas des interprètes, ils n’incarnent pas, ils ne jouent pas des personnages. Chacun d’entre eux est un acteur singulier, individuel, qui cherche sans cesse ce que c’est que «jouer», qui cherche de quel théâtre il est porteur. Ils proposent tous beaucoup, doivent travailler beaucoup. En ça, je crois qu’il y a distance avec le théâtre militant katébien des années 70 : nous travaillons sur une période longue, le spectacle est créé en un an. Aussi, nous sommes beaucoup moins fidèles à la notion d’urgence, de réactivité, de spontanéité face à l’actualité. Mais ce temps là est à mes yeux nécessaire parce que le travail à faire est très lourd. Physiquement d’abord (par exemple, il y a des combats réels de boxe, et chacun compose avec les notions d’énergie et de dépassement), poétiquement ensuite (chacun cherche ce que c’est que cette écriture et comment la dire), culturellement (chacun s’applique à aller au théâtre, au cinéma, à lire, à s’informer…) et enfin politiquement (chacun convoque ses propres révoltes, ses propres nécessités politiques). La question du spectateur est un autre aspect de la même chose : l’acteur créateur voit le spectateur comme un autre lui-même, comme une altérité dans une communauté. L’ensemble créé par leurs engagements fait le théâtre, est le théâtre. Or, il n’est pas toujours sûr qu’une telle rencontre se fasse. Pour trouver un nouveau spectateur créateur, il faut souvent se déplacer, et en ça, le théâtre n’a pas changé depuis les tournées katébiennes. Aller chercher ailleurs, directement dans le quotidien. Là où les gens ont autre chose à foutre. Ce défi est peut-être le plus grand. Je me demande si nous y parviendrons. Evidemment, dans ce cadre, le théâtre est un acte militant à part entière. Il est en ce moment question d’organiser une tournée en Algérie, peut-être en Tunisie : aboutissement de mon chemin initial et de mes premiers rêves, mais surtout nouvel aller vers d’autres questionnements, d’autres théâtres, d’autres enjeux. Je suis allée en Algérie, et quelque chose en moi y subsiste.
Marion Tecquert – avril 2015
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